Les outils perdus de l’art d’apprendre

Lipman et Dewey

APPRENDRE À PENSER PAR ET POUR SOI-MÊME

INTRODUCTION AU TEXTE : LES OUTILS PERDUS DE L’ART D’APPRENDRE

Le texte qui suit —Les outils perdus de l’art d’apprendre —  traite « de l’enseignement selon le sens propre du terme ».  Il y est question de réformes qui, selon les dires de l’auteure, ne seront probablement jamais appliquées.  Pourtant, ces réformes n’ont rien de révolutionnaires.

Les observations qui poussèrent Dorothy Sayers à écrire ce texte — lequel est en fait une conférence qu’elle a prononcée à l’Université d’Oxford en Angleterre vers la fin des années ’40 — sont multiples.  Ses questions, comme elle le dit, sont « troublantes ». Avant d’entrer au cégep ou, pire encore, à l’université, sommes-nous capables de distinguer entre un fait et une opinion, entre ce qui est prouvé et ce qui est simplement probable? Combien de fois entendez-vous des gens qui parlent à côté de la question?  Combien de gens prennent le temps de définir les termes qu’ils emploient?  Comment expliquer que tant de gens éprouvent de la difficulté à écrire ou même à parler leur langue maternelle?  Comment expliquer qu’à la fin des études, les jeunes oublient presque tout ce qu’ils ont appris?  Comment expliquer qu’ils ne sachent même pas aborder une nouvelle matière par eux-mêmes?

Et la liste, comme vous pourrez le constater, est beaucoup plus longue.  Une réponse à toute ces questions tient peut-être dans le fait que « le grand défaut de l’éducation aujourd’hui (…) n’est-il pas que nous réussissions à faire absorber « des matières » par les élèves mais que, somme toute, nous ne savons pas leur apprendre à penser.  Ils apprennent tout sauf l’art de penser. »

C’est dans cette optique du moins que Dorothy Sayers, romancière et spécialiste de l’époque médiévale, nous plonge dans le programme des écoles du Moyen Âge.  Elle nous conduit à découvrir que le syllabus médiéval « était divisé en deux parties: le trivium et le quadrivium ». Chacune de ces parties, poursuivant un objectif précis, semble nécessaires selon elle au plein développement de la personne, du moins au plan intellectuel.

L’un des points qui mérite toute notre attention a trait au fait que le trivium accorde une place de choix à la logique.  En effet, celle-ci était au coeur même du trivium et par conséquent de toute l’éducation intellectuelle des jeunes du Moyen Âge.  Cette seule remarque devrait suffire pour saisir l’intérêt que présente ce texte à nos yeux.  Bien que nous ayons plusieurs réserves concernant certains détails de son propos ou l’ordre de certaines considérations, nous voyons en lui une voie d’avenir pour repenser l’ensemble de notre système d’éducation afin qu’au sortir de celui-ci, nous soyons des individus capables de penser par et pour nous-mêmes.

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LES OUTILS PERDUS DE L’ART D’APPRENDRE

Dorothy L. Sayers

traduction de Guy Godin, Faculté de Philosophie, Université Laval

Je n’ai sûrement pas besoin de me justifer de parler d’éducation malgré mon peu d’expérience dans l’enseignement.  C’est là une façon d’agir que le climat contemporain approuve totalement.  Des évêques affichent des opinions sur l’économie politique, des experts en chimie inorganique jugent de la théologie, des biologistes se prononcent sur la métaphysique; on confie des ministères hautement techniques aux gens les plus inattendus et le premier venu écrit aux journaux pour affirmer carrément qu’Epstein et Picasso ne savent pas dessiner.  De telles façons d’agir sont louables jusqu’à un certain point, pourvu qu’on exprime ces critiques avec une honnête modestie.  L’excès de spécialisation n’est pas bon.  En outre, le plus pauvre des amateurs possède une excellente raison de se croire justifié d’avoir une opinion sur l’éducation. Nous n’exerçons pas tous le métier de professeur mais tous, à un moment ou à un autre, nous avons reçu quelque enseignement.  Même si nous n’avons rien appris — et peut-être surtout si nous n’avons rien appris — notre apport pourrait se révéler très utile à la discussion.

J’ai l’intention de traiter de l’enseignement selon le sens propre du terme.  Il est tout à fait improbable que les réformes que je propose soient jamais appliquées.  Ni les parents, ni les écoles normales, ni les jurys d’examen, ni les bureaux de direction, ni les ministères de l’éducation ne songeraient à les patronner. En effet, ces réformes se ramènent à ceci: si nous voulons préparer une société de gens éduqués, capable de sauvegarder leur liberté intellectuelle malgré les pressions complexes exercées par la société moderne, la roue du progrès doit nous ramener à quatre ou cinq siècles en arrière, au temps où on a commencé à perdre de vue la fin propre de l’éducation c’est-à-dire vers la fin du Moyen Âge.

Avant que vous n’écartiez mon opinion en me traitant de réactionnaire, de romantique, de moyenâgeuse, de laudator temporis acti, ou en me taxant de quelque autre étiquette qui vous tombe sous la main, je vous prierais de considérer une ou deux des multiples questions qui se cachent peut-être au fond de tous les esprits et qui, parfois, se mettent soudain à nous harceler.

Des questions troublantes

Si nous songeons que, sous les Tudor par exemple, les jeunes entraient à l’université à un âge très peu avancé et que, dès ce moment-là, on les considérait capables de se diriger seuls, la situation qui prévaut de nos jours — prolongement de l’enfance et de l’adolescence intellectuelle jusqu’au temps de la maturité physique — peut-elle nous satisfaire?  Retarder le moment d’assumer des responsabilités entraîne un bon nombre de complications psychologiques qui, si elles font l’affaire des psychiatres, sont loin d’être bénéfiques pour l’individu et la société.  On justifie l’allongement de la période scolaire minimum et le prolongement du temps de la formation en faisant valoir l’argument bien connu « qu’il y a tellement plus de choses à apprendre aujourd’hui qu’au Moyen Âge ».  Ce n’est que partiellement vrai.  Il est certain qu’on enseigne plus de choses aux garçons et aux filles d’aujourd’hui — mais s’ensuit-il toujours qu’ils en savent plus long?

N’avez-vous jamais trouvé singulier, ou déplorable, qu’aujourd’hui les gens subissent l’influence de la publicité et de la propagande de masse, à un degré inouï et jamais imaginé jusqu’à maintenant, tandis que la proportion des gens qui savent lire en Europe de l’Ouest n’a jamais été aussi forte que des nos jours?  Expliquez-vous ce phénomène par le seul fait d’un grand rayon d’action de la propagande par la presse, la radio et autres médias?  Ou ne vous arrive-t-il pas d’éprouver parfois un malaise en vous demandant si les jeunes gens formés par les méthodes modernes d’enseignement sont moins aptes qu’ils ne pourraient l’être à distinguer entre un fait et uneoopinion, entre ce qui est prouvé et ce qui n’est que plausible?

A l’occasion d’un débat entre adultes censément sérieux, n’avez-vous jamais été irrité par la maladresse extraordinaire du discuteur moyen, qui parle à côté de la question et ne sait ni comprendre ni réfuter les arguments de l’autre partie?  N’avez-vous jamais prêté attention à la haute fréquence avec laquelle surgissent les questions hors de propos dans les réunions de comités, et au très petit nombre de personnes capables d’assumer la fonction de président de comité?  En réfléchissant à tout ceci, ainsi qu’au fait que la plupart des affaires publiquesssont réglées par débats et comités, n’avez-vous pas senti votre courage faiblir? N’avez-vous jamais suivi une discussion dans les journaux ou ailleurs, et remarqué combien peu de ceux qui écrivent définissent les termes qu’ils emploient?  Ou encore, combien de fois, l’un ayant défini ses termes, l’autre lui répondra en prenant pour acquis que le premier se servait des mots dans le sens exactement opposé à celui selon lequel il les définissait?

N’avez-vous jamais été quelque peu troublé par l’abondance de syntaxe débraillée en circulation?  Si oui, la raison de votre inquiétude tient-elle au manque d’élégance ou au danger de graves malentendus?

Vous arrive-t-il de constater qu’au sortir de l’école les jeunes gens n’oublient pas seulement ce qu’ils ont appris (ce qui est normal) mais oublient tout aussi bien, ou montrent qu’ils n’ont jamais su comment aborder de nouvelles matières par eux-mêmes?  Etes-vous souvent agacé de renconter des hommes et des femmes adultes qui semblent incapables de distinguer un livre solide, savant et documenté d’un livre, qui, pour l’oeil exercé, est privé de façon très évidente de ces qualités, ou de ces gens qui ne savent pas consulter le catalogue d’une bibliothèque? Ou de ceux qui, aux prises avec un ouvrage de consultation, ne savent pas en extraire les passages touchant les points qui les intéressent? Ne rencontrez-vous pas souvent des gens pour qui, durant toute la vie, une « matière » reste une « matière » séparée de toutes les autres par des murs étanches, de telle sorte qu’ils éprouvent une grande difficulté à saisir immédiatement le rapport qui existe, disons, entre l’algèbre et le roman policier, le système des égouts et le prix du saumon – ou, plus généralement, entre les domaines tels que la philosophie et l’économie politique, la chimie et l’art?

Ne demeurez-vous pas perplexes en lisant ce que des hommes et des femmes adultes écrivent à l’intention d’autres adultes? Un biologiste bien connu affirme dans un hebdomadaire: « C’est une preuve de l’inexistence du Créateur » — je crois qu’il s’exprimait plus fortement, mais comme j’ai malheureusement perdu la référence, je n’exprimerai que l’essentiel de son idée — « que les éleveurs peuvent reproduire à volonté des changements semblables à ceux qui arrivent par sélection naturelle. »  On serait tenté de dire que c’est plutôt une preuve de l’existence du Créateur.  En réalité, bien entendu, ça ne prouve ni l’un ni l’autre; tout ce que ça prouve, c’est que les mêmes causes matérielles (nouvelles combinaisons de chromosomes produites par hybridation) suffisent à rendre compte des variations observées — tout comme les diverses combinaisons de mêmes treize demi-tons expliquent matériellement la Sonate au clair de lunede Beethoven et le bruit qu’un chat produirait en marchant sur les notes.  L’effet produit par le chat ne prouve ni ne réprouve l’existence de Beethoven; et tout ce que le biologiste a démontré c’est que lui-même ne sait pas distinguer entre la cause matérielle et la cause finale.

Voici une phrase tirée d’une source aussi sérieuse que le Times Literary Supplement  (en première page):

« Le français Alfred Epinas fait remarquer que certaines espèces (e.g. les fourmis et les guêpes) ne peuvent faire face aux horreurs de la vie et de la mort qu’en groupe. »

Je ne sais ce que le français a dit en réalité; ce que l’anglais lui fait dire est clairement dépourvu de sens.  Nous ne pouvons pas savoir si la vie comporte quelque horreur pour la fourmi, ni en quel sens la guêpe solitaire que vous écrasez sur la vitre du carreau  affronteou n’affrontepasl’horreurde la mort.  Le sujet de l’article est le comportement de la foule; subrepticement, on a transféré les motifs humains de la proposition principale à l’exemple qui veut l’illustrer.  Par suite, l’argument s’appuie en fait sur ce qu’il veut prouver — ce qui sauterait tout de suite aux yeux si l’argument était énoncé sous forme syllogistique.  Ce petit exemple choisi au hasard souligne un vice qui remplit des livres entiers — spécialement dans le cas des livres écrits par des scientifiques sur des questions de métaphysique.

Une autre citation du même numéro du T.L.S.complète avec bonheur cette collection décousue de réflexions inquiétantes — cette dernière est tirée d’une recension du livre de Sir Richard Livingstone, Some Tasks for Education: :

Plus d’une fois l’auteur insiste sur la valeur de l’étude intensive d’au moins une matière pour acquérir le sens de la connaissance, ainsi que sur la rigueur et la persévérance requises pour atteindre cet objectif.  Toutefois, l’auteur reconnait ailleurs qu’il est décourageant de constater qu’un homme maître de sa matière peut être incapable, à propos de tout le reste, de porter un jugement meilleur que celui du voisin; cet homme se souvient de ce qu’il a appris mais il a totalement oublié comment il l’avait appris.

J’attire votre attention particulièrement sur la dernière phrase, car l’auteur y donne la raison du fait — déjà constaté avec découragement — que les adresses intellectuelles développées par notre éducation ne sont pas facilement applicables à d’autres sujets que ceux par lesquels nous les avons acquises: « Il  se souvient de ce qu’il a appris mais il a totalementooublié comment il l’avait appris. »

L’art d’apprendre

Le grand défaut de l’éducation aujourd’hui — défaut que l’on  retrouve dans les symptômes du malaise déjà mentionné — n’est-il pas que nous réussissons à faire absorber des « matières » par les élèves mais que, somme toute, nous ne savons pas leur apprendre à penser. Ils apprennent tout sauf l’art d’apprendre.  C’est comme si on montrait à un enfant à jouer The Harmonius Blacksmith au piano de façon mécanique et empirique sans lui apprendre la gamme ni le solfège.  Quoiqu’il ait mémorisé The Harmonius Blacksmith, il ne possède pas encore la moindre notion de la méthode à suivre pour aborder The Last Rose of the Summer.  Pourquoi ai-je dit « c’est comme si »?  Dans le cas de certains arts et métiers manuels c’est exactement ce que nous faisons —nous demandons à l’enfant de s’exprimer en peinture sans lui enseigner comment se servir des couleurs et du pinceau.  Il y a une école de pensée qui croit que c’est là la bonne manière d’entreprendre un tel travail.  Remarquons que ce n’est pas la méthode dont un artisan expérimenté se servira pour se familiariser avec un nouveau moyen d’expression.  Ayant appris par expérience la meilleure façon d’économiser ses efforts et de prendre son travail par le bon bout, il commencera par bricoler avec un reste de matériel pour apprendre le manier de l’outil.

Le syllabus médiéval

Jetons maintenant un regard sur le système d’enseignement médiéval  — le programme des écoles.  Peu importe, pour le moment, qu’il ait été fait pour des jeunes enfants ou pour des étudiants plus âgés ou que telle période de temps ait été nécessaire pour le parcourir.  Ce qui importe c’est la lumière qu’il jette sur ce que les hommes du Moyen Âge considéraient comme le but de l’éducation et l’ordre à suivre pour l’atteindre.

Le syllabus était divisé en deux parties: le Trivium et le Quadrivium.  La deuxième partie — Le Quadrivium— portait sur des « matières »; laissons-le de côté pour le moment.  Ce qui nous intéresse c’est la composition du Trivium qui précédait le Quadrivium comme discipline préliminaire.  Il comprenait trois parties: la Grammaire, la Dialectique, la Rhétorique, selon cet ordre même. Remarquons tout d’abord qu’au moins deux de ces « matières » ne sont pas ce que nous appelons « matières »; ce sont des méthodes pour étudier des matières.  La Grammaire est évidemment une matière en ce sens qu’elle signifie précisément l’apprentissage d’une langue qui, à ce moment-là était le latin.  Mais le langage n’est lui-même qu’un moyen d’exprimer la pensée. L’ensemble du Trivium avait pour but réel d’enseigner à l’élève l’usage correct des « outils » à des matières particulières.  Tout d’abord, il apprenait une langue, c’est-à-dire la structure de la langue et non pas seulement la façon de commander un repas dans une langue étrangère;  en apprenant unelangue il s’instruisait sur le langage comme tel: ce qu’est le langage, comment il s’organise et comment il fonctionne.  En second lieu, il apprenait à se servir du langage: comment définir ses termes et faire des propositions correctes; comment construire un argument et découvrir les fautes d’un argument (aussi bien dans ses propres arguments que dans ceux des autres).  La Dialectique, en effet, comprenait la Logique et l’Art de la controverse.  En troisième lieu il apprenait à s’exprimer par le langage:  l’art d’exprimer ce qu’on veut dire avec élégance et persuasion.

A la fin de ses études il devait composer une thèse sur un sujet proposé par ses maîtres ou choisi par lui-même, et défendre cette thèse contre les critiques du corps professoral.  Il devait alors être capable — sinon malheur à lui! — non seulement de disposer ses idées sur le papier mais de s’exprimer de façon audible et intelligible du haut de la tribune, de riposter promptement aux interrupteurs.  Il devait aussi faire face à l’interrogatoire habile et serré de ceux qui avaient déjà subi la même épreuve avant lui.

A la vérité, des restes et des fragments de la tradition médiévale se retrouvent encore, ou ont été réintroduits, dans les programmes scolaires d’aujourd’hui.  On exige encore un peu de grammaire pour l’apprentissage d’une langue étrangère — peut-être devrais-je dire « on exige de nouveau », car de mon vivant nous sommes passés par une phase au cours de laquelle on considérait comme répréhensible l’enseignement des déclinaisons et des conjugaisons, jugeant qu’il valait mieux apprendre tout cela au fur et à mesure. Les associations de débats oratoires fleurissent dans les écoles; on y fait des dissertations; on insiste — peut-être trop — sur la nécessité de l’expression personnelle.  Mais on s’intéresse à de telles activités comme à des pièces détachées que l’on raccroche aux diverses matières au lieu de concevoir un programme cohérent de formation intellectuelle auquel toutes les « matières » seraient rattachées selon un ordre de subordination.  La Grammaire relève spécialement des langues secondes et la dissertation de l’enseignement de la langue maternelle.  Quant à la Dialectique, elle a été complètement  séparée du reste du programme; elle se pratique au petit bonheur et en dehors des heures de classe; on en fait un exercice qui n’a plus grand chose à voir avec la tâche essentielle de l’enseignement.  En gros, une grande différence d’accent subsiste entre les deux conceptions: l’éducation moderne se concentre sur l’enseignement des matières, laissant à l’étudiant le soin d’acquérir en route l’art de penser, de discuter et de s’exprimer; l’éducation médiévale s’occupait d’abord de forger les «outils» de l’art d’apprendre et d’en montrer l’usage, utilisant à cette fin toute matière apte à être bricolée jusqu’à ce que le maniement de l’outil devienne une seconde nature.

Bien entendu, on ne peut se passer de toute matière.  On ne peut apprendre la théorie de la grammaire sans apprendre une langue quelconque, ni apprendre à discuter et à discourir sans parler d’un sujet déterminé. Au Moyen Age les sujets de débat provenaient surtout de la Théologie, de l’Éthique et de l’Histoire ancienne.  A la vérité, ces sujets finissaient souvent par devenir stéréotypés, surtout à la fin de l’époque: la scolastique et ses arguments outrés et tirés par les cheveux jusqu’à l’absurdité agaçaient Milton et constituent encore de nos jours une source de plaisanteries.  Je n’oserais pas affirmer que ces sujets étaient plus rebattus et insignifiants que ceux-là qu’on propose aujourd’hui comme thème de « composition » tels que « une journée de vacances » et d’autres du même acabit, qui finissent par nous ennuyer nous aussi.  Mais les plaisanteries sur ce point portent à faux parce qu’on a  maintenant perdu de vue l’objet et le but de la thèse autrefois proposée au débat.

La ronde des anges sur une aiguille

Un membre du Brain Trust qui avait la parole facile amusa un jour son auditoire — et provoqua la rage impuissante de feu Charles Williams — en affirmant qu’au Moyen Âge, savoir combien d’archanges pouvaient danser sur la pointe d’une aiguille relevait du domaine de la foi. Il va sans dire que cette question n’avait rien à voir avec la foi; elle constituait seulement un exercice de dialectique, dont le sujet proposé était la nature de la substance angélique: les anges sont-ils matériels, et si oui, occupent-ils un lieu?  La réponse jugée correcte était, je crois, que les angesssont de purs esprits, immatériels mais limités, de telle sorte qu’ils peuvent être dans un lieu mais sans occuper d’espace.  On peut faire un rapprochement avec la pensée humaine, elle aussi immatérielle mais limitée.  Ainsi, quand votre pensée se concentre suruune chose — disons la pointe d’une aiguille — elle est à cet endroit sans être ailleurs; mais même si elle est , elle n’est pas mesurée par les dimensions de ce lieu et rien n’empêche qu’un nombre infini de personnes différentes puissent concentrer leur pensée sur la même pointe en même temps.  Le sujet (N.D.T.:  l’auteur oppose « subject » à « matter », par allusion au mot composé d’usage courant « subject-matter ») de l’argument est évidemment la distinction à établir entre le fait d’être dans un lieu et l’extensionsspatiale dans un lieu; la matière à propos de laquelle l’argument se développe se trouve à être la nature des anges (quoique ce pourrait être autre chose, comme nous l’avons noté); la leçon à tirer de l’argument c’est qu’il faut éviter d’employer des mots comme de façon vague et non scientifique, sans préciser si vous entendez seulement être là ou occuper de l’espace en ce lieu.

On n’a que du mépris pour la passion médiévale de couper les cheveux en quatre; mais quand on voit l’abus éhonté qui est fait, par écrit et en paroles, de propositions discutables à la signification mouvante et ambiguë, on se prend à désirer du fond du coeur que tout lecteur et auditeur ait reçu une éducation qui l’ait suffisamment préparé à se défendre pour qu’il sache s’écrier: Distinguo.

Une jeunesse désarmée

C’est un fait que nous laissons nos jeunes entrer dans la vie sans armes en un temps où l’armure ne fut jamais aussi nécessaire.  En leur apprenant à lire, nous les avons tous mis à la merci de l’imprimé.  Par l’invention de la radio et du cinéma nous avons fait en sorte que le dégoût de la lecture ne les préserve pas du bombardement incessant des mots, des mots et encore des mots.  Ils ne savent pas le sens de mots; ils ne savent pas comment les écarter, les repousser ou en émousser la pointe; ils sont la proie des mots dans leurs émotions au lieu d’en être les maîtres dans leur intelligence.  En 1940, nous fûmes scandalisés de voir des jeunes envoyés au combat armés de fusils contre des chars d’assaut et nous ne bronchons pas à la vue des jeunes gens lancés au combat contre la propagande massive de ce monde, armés seulement d’un vernis dematières; mais au spectacle de classes sociales et de nations entières hypnotisées par les artifices des beaux parleurs nous avons l’impudence de nous étonner.  Nous honorons du bout des lèvres les valeurs de l’éducation — beaucoup de paroles et, très occasionnellement, quelques dons en argent; nous prolongeons la période scolaire et projetons des écoles mieux construites et plus grandes; les professeurs s’astreignent consciencieusement à un travail d’esclave pendant et après les heures de classe; et pourtant, tout cet effort est en grande partie perdu parce que nous avons aussi perdu les outils de l’art d’apprendre: sans eux, l’enseignement n’est qu’un sabotage de pièces mal tournées.

Que faire alors?  On ne peut songer à retourner au Moyen Âge.  On nous l’a chanté sur tous les tons: on ne peut pas retourner en arrière — mais est-ce bien vrai?  Distinguo.  Je tiens à définir les termes de cette proposition. Retourner en arrière signifie-t-il une régression dans le temps ou la correction d’une erreur?  La première opération est impossible per se; quant à la deuxième, des hommes sages l’accomplissent tous les jours.  Bien sûr, le XXème siècle n’est pas ni ne peut devenir le XIIIème siècle; mais si, dans notre contexte, Moyen Âge n’est qu’une locution pittoresque signifiant une théorie déterminée de l’éducation, aucune raison a priori n’empêche que nous y retournions— en la modifiant — tout comme nous sommes déjà retournés de la même façon à l’idée de jouer les pièces de Shakespeare comme on les jouait de son temps plutôt que dans les versions modernisées de Cibler et Garrick, qui, pendant un temps, ont été considérées comme le dernier cri du progrès au théâtre.

Pour le plaisir de la discussion imaginons qu’une telle « régression progressive » soit possible. Débarrassons-nous de toutes les autorités scolaires, et donnons-nous une bonne petite école de garçons et de filles que nous allons essayer de préparer au choc des idées selon des normes que nous choisirons nous-mêmes.  Donnons-leur des parents exceptionnellement dociles et engageons des professeurs parfaitement renseignés sur les buts et les méthodes du Trivium.  Notre école sera assez grande et notre personnel assez nombreux pour que nous puissions constituer des classes assez petites pour être bien conduites: postulons l’existence d’un jury d’examen désireux et capable de vérifier les résultats de notre effort.  Ainsi préparés, essayons d’ébaucher un plan d’études — un Trivium  modifiéà la moderne; nous verrons ce que ça donnera.

Mais tout d’abord, quel sera l’âge des enfants? Si nous voulons les instruire selon une méthode nouvelle, il vaut  mieux qu’ils n’aient rien à désapprendre.  De plus, il ne faut jamais remettre une bonne chose à plus tard, et par nature le Trivium n’est pas consacré à l’acte d’apprendre mais à l’acquisition de l’art d’apprendre.  Donc nous les «prendrons jeunes» exigeant seulement qu’ils sachent écrire et compter.

Les trois Âges

J’admettrai que mes idées sur la psychologie de l’enfance ne sont ni orthodoxes ni savantes.  En me retournant vers mon passé (car je fus l’enfant que je connais le mieux et le seul que je puisse prétendre connaître de l’intérieur), je distingue trois phases du développement.  Je les nommerai, grosso modo, le Perroquet, le Raisonneur (N.D.T.:  en anglais: Pert, que l’on pourrait traduire aussi par frondeur, répliqueur) et le Poète, la dernière phase coïncidant plus ou moins avec le début de la puberté.  Pendant la phase du Perroquet, apprendre par coeur est facile et généralement une source de plaisir, tandis que le raisonnement est difficile et généralement peu goûté.  À cet âge on apprend facilement les formes et l’aspect extérieur des choses, on s’amuse à réciter les numéros des plaques de permis d’automobile, on aime à chanter les comptines, et on se plaît au roulement éclatant des polysyllabes inintelligibles; on prend plaisir à collectionner des objets.  L’âge du Raisonneur qui suit (et chevauche un peu sur le précédent) est caractérisé par la contradiction, la réplique, le plaisir d’embarrasser les autres (surtout les plus âgés), la manie de poser des devinettes.  C’est une peste de haut potentiel.  Il s’établit aux alentours de la huitième année scolaire.  L’âge du Poèteest mieux connu sous l’appellation d’« âge ingrat ».  L’enfant se replie sur lui-même et cherche ardemment à s’exprimer; il tend à s’installer dans de l’incompris; il est agité et recherche son indépendance.  Avec de la chance et une direction sûre, cet âge devrait donner les premiers signes de l’esprit créateur, produire une synthèse de ce qui est déjà appris et mener au choix délibéré du domaine particulier que l’étudiant désire assumer de préférence à tout le reste.  Or il me semble que le plan du Trivium s’adapte de lui-même de façon singulièrement appropriée à ces trois âges; la Grammaire, au Perroquet, la Dialectique au Raisonneur, et la Rhétorique au Poète.

Commençons par la Grammaire.  A toute fin pratique on parle ici de la grammaire d’une langue déterminée, et ce doit être une langue flexionnelle.  La structure grammaticale d’une langue non flexionnelle est beaucoup trop compliquée pour qu’on l’aborde sans l’exercice préliminaire de la Dialectique.  De plus, les langues flexionnelles font comprendre celles qui ne le sont pas, tandis que celles-ci sont peu utiles à l’intelligence des premières.  Je vais affirmer tout de suite, et catégoriquement, que la meilleure base de l’éducation est la grammaire latine.  Ma position ne tient pas au fait que le latin est traditionnel et médiéval, mais au fait qu’une connaissance même rudimentaire du latin diminue de moitié les difficultés et l’effort d’apprendre n’importe quelle autre «matière».  C’est la clef du vocabulaire et de la structure de toutes les langues romanes ainsi que de la structure de toutes les langues germaniques en même temps que du vocabulaire technique de toutes les sciences, et de la littérature de la civilisation méditerranéenne dans son ensemble, y compris ses documents historiques.

Ceux que la préférence pédantesque pour une langue vivante pousse à priver leurs élèves de tous ces avantages pourraient remplacer le latin par le russe, dont la grammaire est encore plus primitive. Bien sûr, le russe est aussi utile pour les autres dialectes slaves.  Le grec classique présente aussi des avantages.  Mais ma préférence va au latin.  Ayant ainsi réjoui les classiques parmi vous, je vais maintenant les scandaliser en ajoutant que je ne crois ni sage ni nécessaire d’étendre les élèves sur un lit de Procuste en limitant leurs études à celle de l’âge d’Auguste, avec sa rhétorique et sa prosodie très hautement élaborées et artificielles.

On devrait commencer le latin aussitôt que possible — au temps où la langue flexionnelle ne paraît pas plus bizarre que les autres phénomènes de ce monde étonnant, quand la récitation de amo, amas, amatcomporte sur la sensibilité le même plaisir rituel que le chant de eeny, meeny, miney, mo.

Il va sans dire qu’à cet âge l’esprit doit aussi s’exercer sur des choses autres que la grammaire latine.  A cette période la mémoire et l’observation sont des facultés très actives.  S’il faut apprendre une langue étrangère contemporaine, c’est maintenant qu’on doit commencer, avant que les muscles faciaux et mentaux ne deviennent rebelles aux intonations non familières.  Le français et l’allemand courants peuvent être appris en même temps que la discipline grammaticale du latin.

L’usage de la mémoire

Dans la langue maternelle, poésie et prose peuvent être apprises par coeur et les élèves devraient emmagasiner dans leur mémoire des histoires de toutes sortes — mythologie classique, légendes européennes, et le reste.  On ne devrait pas considérer les récits classiques et les chefs-d’oeuvre de la littérature ancienne comme des corps morts réservés à l’exercice grammatical — c’était une erreur de l’éducation médiévale que rien ne nous oblige à perpétuer.  Ces récits peuvent être goûtés et retenus, dans la langue maternelle; plus tard on en montrera l’origine. On devra aussi pratiquer la récitation à haute voix —individuellement et en groupe, car ne l’oublions pas, nous préparons ici la voie à la Dialectique et à la Rhétorique.

La grammaire de l’Histoire devrait être faite, à mon avis, de dates, d’événements, d’anecdotes et de personnages.  Une série de dates à laquelle on peut rattacher toute connaissance historique acquise par la suite facilite une vue d’ensemble de l’histoire.  Le choix des dates elles-mêmes a peu d’importance: la chronologie des rois d’Angleterre ferait bien l’affaire, pourvu qu’on l’accompagne de la représentation des costumes, des édifices et autres choses courantes, de tellessorte que la seule mention d’une date fasse naître une forte représentation visuelle de toute l’époque.

De même on présentera la Géographie sous forme de faits, à l’aide de cartes, des caractéristiques naturelles, de la représentation visuelle des costumes, des coutumes, de la flore, de la faune, et ainsi de suite; je suis d’avis que cela ne fait pas de mal d’apprendre par coeur les noms de quelques capitales, rivières, chaînes de montagnes, etc., selon la méthode aujourd’hui démodée et décriée.  On peut aussi encourager la collection des timbres-postes.

A cette étape du Perroquet, la Science s’organise d’elle-même et naturellement autour de collections – l’identification et l’appellation des spécimens, et généralement tout ce qu’on avait coutume d’appeler histoire naturelle ou encore, d’une façon plus charmante: «philosophie de la nature».  A cet âge, on éprouve une satisfaction naturelle à connaître les noms et les propriétés des choses;  pouvoir identifier à vue un staphylin et assurer à ses ainés que ça ne pique pas quoiqu’il en paraisse, pouvoir découvrir Cassiopé et les Pléïades, savoir qu’une baleine n’est pas un poisson, ni une chauve-souris un oiseau — tout cela donne un agréable sentiment de supériorité, tandis que le fait de pouvoir distinguer une vipère d’une couleuvre ou un champignon vénéneux d’un champignon comestible comporte en plus un intérêt pratique.

La grammaire des Mathématiques commence évidemment par la table de multiplication — si on ne l’apprend pas maintenant, on ne le fera jamais avec plaisir — ainsi que par l’identification des formes géométriques et le groupement des nombres. Ces exercices conduisent naturellement aux opérations arithmétiques simples; quand l’enfant montre les dispositions naturelles, l’habileté acquise à ce moment n’a que de bons effets.  Pour des raisons qui vont apparaître bientôt, il vaut mieux renvoyer à plus tard les calculs mathématiques plus complexes.

Jusqu’ici, notre programme ne contient rien (si ce n’est le latin) qui diffère grandement de ce qu’on a coutume de faire.  La différence se fera sentir plutôt dans l’attitude des professeurs qui ne doivent pas considérer toutes ces choses comme des « matières » en elles-mêmes, mais plutôt comme des connaissances accumulées en vue de la partie suivante du Trivium.  L’objet de ces connaissances a peu d’importance à ce stade, mais par contre c’est le moment d’apprendre par coeur toutes les choses faciles à retenir, même si on ne les comprend pas tout de suite.  La tendance moderne vise à imposer des explications rationnelles à l’esprit de l’enfant à un âge trop précoce.  On doit, bien entendu, répondre à toute question intelligente posée spontanément; mais c’est une erreur de penser que l’enfant n’éprouve pas un grand plaisir à retenir des choses qui dépassent sa faculté d’analyse — surtout quand ces choses frappent fortement l’imagination, ou possèdent l’attrait d’un cliquetis verbal ou encore, la riche sonorité d’un long polysyllabe.

La science-maîtresse

Cela me fait penser à la grammaire de la Théologie.  Je l’ajoute au programme parce que la théologie est la science maîtresse sans laquelle la synthèse finale de l’enseignement serait impossible.  Ceux qui ne sont pas d’accord devront se contenter de donner à leurs élèves un enseignement mal intégré.  Ce défaut a toutefois moins d’importance qu’on pourrait le croire car au moment où les outilsde l’art d’apprendre auront été forgés, l’élève sera apte à aborder la théologie par lui-même, et selon toute probalilité il tiendra à le faire pour en avoir le coeur net.  Cependant, il est bon que cette matière soit à portée de la main pour fournir un exercice au raisonnement.  A l’âge grammatical il serait donc utile qu’on soit mis au courant de l’histoire de Dieu et de l’homme dans ses grandes lignes, c’est-à-dire l’Ancien et le Nouveau Testament présentés comme un récit se divisant de la façon suivante:  la Création, la Révolte et la Rédemption — on y ajoutera le Credo, le Notre Père et les Dix commandements.  Au point de vue où nous en sommes, ce qui importe ce n’est pas que ces choses soient parfaitement comprises, mais qu’elles soient connues et retenues.

Il n’est pas facile de dire à quel âge exactement on devrait passer de la première à la deuxième partie du Trivium.  En général on peut le faire dès que l’élève montre des tendances à l’esprit raisonneur et à la discussion sans fin.  En effet, tandis que la Mémoire et l’Observation sont les facultés maîtresses de la première partie, la Raison discursive domine dans la seconde.  Alors que dans la première partie tous les matériaux étaient centrés sur l’exercice de la grammaire latine, la Logique formelle constituera la clef de voûte de la seconde.  C’est ici que notre programme s’écarte radicalement des normes contemporaines.  Le discrédit dans lequel la logique formelle est tombée n’est en rien justifié; cette négligence est à la racine de tous les symptômes inquiétants que nous avons découverts dans la mentalité intellectuelle contemporaine.

On trouve une cause secondaire de la disgrâce de la logique formelle dans la croyance qu’elle est entièrement fondée sur des postulats universels, qui sont de pures tautologies et qu’on ne peut pas démontrer rigoureusement.  C’est faux.  Toutes les propositions universelles ne sont pas de cette nature. Même si elles l’étaient, cela ne changerait rien car tout syllogisme  dont la majeure s’énonce dans cette forme « tout A est B » peut être transposé dans la forme hypothétique.  La logique est l’art de raisonner correctement: A étant donné, B suit: la méthode ne perd pas sa valeur en raison du caractère hypothétique de A.  A la vérité, l’utilité pratique de la logique formelle de nos jours ne se trouve pas tant dans l’établissement des conclusions positives que dans la découverte et la dénonciation de mauvaises inférences.

Relations de la grammaire à la dialectique

Revoyons rapidement les matériaux acquis pour les ordonner à la Dialectique.  Du côté langage, nous possédons maintenant le Vocabulaire et la Morphologie sur le bout des doigts; dès lors nous insisterons plus fortement sur la Syntaxe et l’Analyse (c’est-à-dire la structure logique du langage) et sur l’Histoire du langage(en d’autres termes comment nous en sommes venus à nous exprimer comme nous le faisons pour communiquer nos pensées).

La Lecture progressera du récit et du lyrisme à l’essai, la preuve et la critique; l’élève apprendra à rédiger des écrits de ce genre.  Plusieurs leçons — peu importe le sujet — prendront la forme du débat; la récitation en choeur ou en solo sera remplacée par l’action dramatique, l’attention étant spécialement portée sur les pièces qui proposent un argument sous forme de drame.

Les Mathématiques — algèbre, géométrie et l’arithmétique plus avancée — vont maintenant prendre place dans le plan d’études sous leur vrai jour: non comme une «matière» distincte mais comme étant contenues dans la logique.  En effet, elles ne sont ni plus ni moins que l’application des règles du syllogisme au nombre et à la mesure; c’est ainsi qu’elles devraient être enseignées au lieu d’apparaître aux uns comme un sombre mystère, et aux autres comme une révélation, qui n’éclaire aucun autre domaine du savoir et n’en reçoit aucune lumière.

A l’aide de simples normes éthiques tirées de la Grammaire de la théologie, l’Histoire fournira maintenant un sujet de discussion: le comportement de tel homme d’État se justifie-t-il?  Quel effet produisit l’exécution de telle décision? Quelles sont les raisons pour et contre telle forme de gouvernement?  Ainsi nous aurons une introduction à l’histoire constitutionnelle — un sujet qui ne dit rien au jeune enfant mais qui captive l’intérêt de celui qui veut argumenter et discuter.  La Théologie elle-même fournira matière à discussion à propos des moeurs et de la conduite; on devra en étendre le champ par un cours simplifié de théologie dogmatique (i.e. la structure rationnelle de la pensée chrétienne), établir clairement les distinctions qui existent entre le dogme et la morale et enfin aborder la casuistique, cette application des principes de morale aux cas particuliers.

La Géographie et les Sciences fourniront tout aussi facilement matière à discussion.

Ce monde où nous vivons

Par dessus tout il faut tirer profit des matériaux qui abondent dans la vie quotidienne des élèves.

La Haie Vivante de Leslie Paul contient un merveilleux passage racontant comment un groupe de petits garçons s’amusèrent des jours à parler d’un orage extraordinaire qui s’était abattu sur leur ville — un orage si localisé qu’un côté de la rue principale fut mouillé tandis que l’autre resta sec.  Ils se demandaient si on pouvait dire, à proprement parler, que ce jour-là l’orage était « tombé sur » la ville, ou avait « frappé » la ville, oussimplement qu’il avait « plu dans » la ville?  Combien de gouttes d’eau fallait-il pour qu’on ait de la pluie?  et ainsi de suite.  Des arguments de cette sorte les menèrent à une foule de problèmes similaires, à propos du mouvement et du repos, de la veille et du sommeil, de l’être et du non-être et de la division du temps à l’infini.  Tout le passage est un admirable exemple de ce développement spontané de la faculté de raisonner et de la soif, naturelle et propre à la raison, de termes définis et de propositions exactes.  N’importe quel événement peut servir à étancher cette soif.

La décision d’un arbitre, le point à ne pas dépasser pour manquer à l’esprit d’un règlement sans en offenser la lettre; voilà le genre de questions pour lequel les enfants sont des casuistes nés: leur inclination naturelle ne demande qu’à être convenablement développée et exercée — et surtout mise en relation intelligible avec les événements du monde des adultes. Les journaux sont remplis de matériaux appropriés à un tel exercice: d’une part, les décisions légales, quand les affaires en cause ne sont pas trop abstruses et, d’autre part, les sophismes et les arguments embrouillés, dont les lettres adressées à la rédaction de certains journaux qu’on pourrait nommer sont abondamment farcies.

La critique à l’âge raisonneur

Toutes les fois qu’on est en face d’un sujet qui prête à la Dialectique, il est très important d’attirer l’attention sur la beauté et la rigueur d’une bonne démonstration ou d’un argument bien tourné, de peur que ne soit perdu le sens du respect.  La critique n’a pas qu’un but destructif, même si le professeur et les élèves doivent être prompts à déceler le sophisme, le raisonnement boiteux, l’équivoque, ce qui est hors de propos, la redondance, et à les poursuivre comme des rats.

C’est le moment d’apprendre à rédiger des résumés ainsi qu’à faire des rédactions que l’on réduit ensuite de la moitié ou d’un quart. On m’objectera sans doute que le fait d’encourager les jeunes à rabrouer, à corriger et à contredire leurs aînés les rend insupportables, je réponds qu’à cet âge les enfants sont insupportables de toute façon; il vaut mieux canaliser et bien orienter leur tendance naturelle à la discussion plutôt que de la laisser se perdre dans les sables. Cette tendance aura des chances du moins à se manifester à la maison si déjà elle est disciplinée à l’école.  De toute façon, les adultes qui se sont écartés de l’excellent principe d’après lequel les enfants doivent attendre qu’on leur adresse la parole n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Encore une fois, le programme de cette phase peut contenir tout ce que vous voudrez; les « matières » fournissent des matériaux que l’on doit considérer seulement comme du blé à moudre pour l’esprit. On encouragera les élèves à recueillir eux-mêmes leur documentation, en leur apprenant à se servir des bibliothèques et des ouvrages de consultation, en leur montrant à reconnaître les sources autorité et, à les distinguer des autres.

L’imagination

Vers la fin de cette phase les élèves commenceront à découvrir par eux-mêmes que leur savoir et leur expérience sont insuffisants, que leur intelligence exercée requiert de nouveaux matériaux pour se nourrir.

L’imagination — ordinairement inactive au cours de l’Âge raisonneur — se réveillera et les portera à soupçonner les limites de la logique et de la raison.  Cela signifie qu’ils sont en train de passer à l’Âge du Poète et prêts pour l’étude de la Rhétorique.  On doit leur ouvrir toutes grandes les portes du savoir et les laisser butiner à leur aise. Les choses apprises par coeur vont apparaître sous un jour nouveau; les choses déjà froidement analysées peuvent maintenant être rassemblées en une nouvelle synthèse; de ci de là une intuition produira la plus excitante des découvertes: le fait de se rendre compte qu’un truisme est vrai.

L’étude de la rhétorique

Il est difficile de préciser les détails d’un plan d’études pour la Rhétorique: une certaine liberté est nécessaire.  En littérature, l’appréciation devrait de nouveau prendre le pas sur la critique destructive et, maintenant que les outils sont affilés pour couper net et observer les proportions, les élèves peuvent s’exprimer librement par écrit.  On devrait laisser le champ libre à tout élève qui paraît disposé à se spécialiser, car ayant bien appris le véritable usage des outils, il peut maintenant s’en servir pour n’importe quelle étude.  Il serait bon, je crois, que chaque élève apprenne très bien une ou deux matières, tout en ayant quelques cours sur des matières subsidiaires de façon à garder son esprit ouvert aux rapports qui existent entre les différents domaines de la connaissance.

A la vérité, la difficulté principale de cette phase est de bien séparer les « matières »; la Dialectique ayant montré que toutes les branches du savoir sont interdépendantes, la Rhétorique tendra à montrer que toutes les connaissances font un tout.  Le prouver, et en montrer la raison appartient en propre à la Science-maîtresse.  Que l’on enseigne ou non la Théologie, il faudra veiller à ce que l’élève incliné à se spécialiser en mathématiques et en science soit obligé de prendre quelques cours sur les Humanités, et vice-versa.  La grammaire latine ayant fourni toute son utilité, on en dispensera à ce stade ceux qui préfèrent appliquer leurs connaissances grammaticales aux langues modernes; d’autre part, pour ce qui est des mathématiques, on en soulagera ceux qui n’ont guère d’aptitude pour cette matière s’il s’avère qu’ils n’en auront plus besoin.  En général, on fera passer à l’arrière-plan tout ce qui a valeur de simple instrument pendant que l’esprit formé se prépare graduellement à se spécialiser.  A la fin du Trivium, l’étudiant sera muni des instruments nécessaires pour entreprendre par lui-même l’étude spécialisée des matières d’enseignement.  La synthèse qui clôt le Trivium — la présentation et la défense publique de la thèse — devrait être restaurée de quelque façon, peut-être sous la forme d’un « examen final » pendant le dernier semestre.

Le temps accordé à la Rhétorique variera aussi selon que l’élève se lancera dans le monde à seize ans ou qu’il passera à l’Université.  Comme la Rhétorique devrait normalement commencer à 14 ans, l’étudiant du premier groupe devrait étudier la Grammaire de 9 à 11 ans environ et la Dialectique de 12 à 14; les deux dernières années seraient consacrées à la Rhétorique qui, en ce cas, prendrait une forme assez spécialisée en vue d’une profession et le préparerait à gagner sa vie.  L’élève du second groupe terminerait sa Dialectique à l’école préparatoire et ferait sa Rhétorique à l’école publique (N.D.T.:  chez nous, l’école primaire et l’école secondaire respectivement).  A 16 ans il serait prêt à commencer les matières qui feront l’objet de son étude à l’université par la suite: cette partie de sa formation correspondrait au Quadrivium médiéval.  Ce qui revient à dire que l’élève ordinaire, dont l’éducation se termine à 16 ans ne suivrait que le Triviumtandis que l’universitaire suivrait et le Triviumet le Quadrivium.

L’université à 16 ans?

Est-ce à dire que le Trivium constitue une préparation suffisante pour la vie?  S’il est convenablement enseigné, je le crois.  A la fin de la Dialectique, l’enfant paraîtrait probablement très arriéré par rapport à ses égaux éduqués selon les « vieilles » méthodes modernes en ce qui regarde la connaissance détaillée de matières particulières. Mais après 14 ans il serait capable de les dépasser haut la main.  Je me demande même si un élève ayant bien réussi au Trivium ne serait pas apte à passer tout de suite à l’université, à l’âge de 16 ans, se montrant ainsi l’égal de son équivalent médiéval dont nous avons noté la précocité étonnante au début de cette discussion.  En vérité, une telle mesure bouleverserait l’enseignement des écoles publiques en Angleterre et déconcerterait passablement les universités. Pour ne prendre qu’un exemple, la régate Oxford-Cambridge en serait complètement transformée!

Mais ce n’est pas mon affaire de m’arrêter aux susceptibilités des corps universitaires.  Je m’occupe seulement de la formation intellectuelle requise pour se lancer et se débrouiller dans la masse formidable de problèmes encore à résoudre que le monde moderne pose à l’esprit humain.  Car les « outils » de l’art d’apprendre trouvent leur application dans toutes et chacune des matières; qui en connaît bien l’usage peut à n’importe quel âge assimiler une matière dans la moitié du temps et avec le quart des efforts nécessaires à qui n’est pas maître de la méthode.  Apprendre six matières sans se souvenir de la façon dont on les a apprises n’aide en rien à en aborder une septième; celui, qui en apprenant, a de plus acquis l’art d’apprendre peut aborder sans peine n’importe quel sujet.

Un capital culturel amoindri

Avant de conclure ces remarques générales je dois dire pourquoi je crois nécessaire de revenir à une discipline qu’on a mise de côté.  C’est un fait que depuis environ trois cents ans nous avons vécu de notre capital culturel.  Excité et désorienté par la multitude de nouvelles « matières » qui s’offraient à lui, l’âge qui suivit la Renaissance a abandonné l’ancienne discipline (dont, à la vérité, les applications pratiques étaient devenues mornes et stéréotypées) et a cru qu’il pouvait maintenant s’en donner à coeur joie dans un Quadrivium étendu sans passer par le Trivium; mais la tradition scolastique, brisée et mutilée, subsiste encore dans les écoles et les universités; malgré toutes ses protestations contre elle, Milton fut formé par elle — le débat des Anges Déchus et la controverse d’Abdiel et de Satan portent l’estampille de l’École et, soit dit en passant, on aurait profit à mettre ces passages au programme de l’étude de la Dialectique.  Jusqu’au XIXème siècle les responsables des affaires publiques, les écrivains et les journalistes étaient, pour la plupart, des gens élevés et instruits dans des familles et des établissements qui gardaient cette tradition encore bien vivante dans les mémoires et presque dans le sang, tout comme un bon nombre de nos agnostiques et athées contemporains se conduisent encore conformément aux normes de l’éthique chrétienne, lesquelles sont si enracinées dans leurs convictions inconscientes qu’ils n’ont même pas l’idée de les mettre en doute.

Le déracinement

Mais on ne peut vivre de son capital indéfiniment.  Si profondément enracinée qu’elle soit, une tradition qui n’est jamais « arrosée » a beau avoir la vie dure, elle finit par mourir. Aujourd’hui le grand nombre — peut-être la majorité — de ceux qui dirigent nos affaires, écrivent nos livres et nos journaux, s’adonnent à la recherche, nous présentent du théâtre et des films, parlent du haut de nos tribunes et de nos chaires — oui, et même éduquent nos enfants — n’ont rien reçu de la discipline scolastique, pas même ce qui en reste dans la mémoire traditionnelle.  Nous avons perdu les « outils » de l’art d’apprendre — la hache, le coin, le marteau, la scie, le ciseau et le rabot — qui se prêtaient si bien à toutes les tâches.  À la place, nous n’avons qu’un assortiment de machins compliqués, limités chacun à une seule tâche et dont l’usage ne permet ni à l’oeil ni à la  main de s’affiner, de telle sorte que personne n’a une vue d’ensemble de son travail ni n’en considère les fins.

A quoi sert-il de multiplier les tâches et de prolonger le labeur, si finalement l’objectif principal est manqué?  La faute n’en est pas aux professeurs — leur tâche est déjà trop lourde.  La folie concertée d’une civilisation déracinée leur impose l’effort d’étayer un système d’éducation branlant et construit sur le sable.  Ils ont à faire eux-mêmes le travail de leurs élèves. Car le seul vrai but de l’éducation se ramène tout simplement à montrer aux êtres humains comment apprendre par eux-mêmes; l’enseignement qui n’y arrive pas n’est qu’un vain effort.

4 réponses

  1. Bonjour,
    Depuis peu j’ai decouvert Trivium et Quadrivium et je lis et surtout écoute, tout ce que je trouve sur ce sujet. Il y a un grand choix dans la matière en anglais, étonnamment peu en français. Je me rend compte d’avoir, dans toutes mes recherches scientifiques et autres, effectivement procédé exactement selon les énoncés du Trivium. Et des recherches sur un sujet une fois aboutis, pour autant qu’une recherche peut l’être, on reste le bec dans l’eau quand on essaie de communiquer ses conclusions. « Et comment, tu crois mieux savoir que tout le monde sur un sujet pour lequel tu n’as pas fait d’études à la fac? Bouffon, va!! »
    C’est atterant de se rendre compte à quel point Sayers a raison. L’art de discuter semble bel et bien être perdu.

    Merci pour votre site. Il me sera très utile pour mieux parler du Trivium et Quadrivium avec mon fils, qui n’est que francophone.

    Cordialement,

    Jan Spreen

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    • Bonjour! Merci pour votre partage. Je suis d’accord avec vous qu’il ne faut surtout pas rejeter du revers de la main les penseurs de l’Antiquité, voire du Moyen Age. Mais à mes yeux ils doivent servir à nous aider à penser notre présent, qui est fort différent, me semble-t-il, du leur, ne serait-ce qu’en raison de l’amplitude de l’information qui nous assaille de toute part aujourd’hui et d’une démocratie qui ne saurait se réduire à 10% de la population. Encore une fois, merci et bonne continuation.

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      • Bonjour Monsieur! Grand merci pour l’éloge que vous voulez bien faire de ma conférence.
        Je suis tout à fait d’accord avec vous : notre présent est entièrement différent de celui des Anciens, et précisément pour les deux raisons que vous alléguez avec totale justesse. Je pense aussi que les Anciens doivent nous aider à penser notre présent et non le leur. Mais il y a aussi dans ce présent (c’est-à-dire étymologiquement : ce qui est devant nos sens (prae sensibus) quelque chose d’immuable quelles que soient les circonstances extérieures, qui, alors, ne peut être que le même présent que celui des Anciens. Si c’est bien le cas, ni la démocratie ni les moyens de communication (quelles que soient leur valeur, du reste) n’y changent rien. Et si (je dis bien: « si », je n’affirme pas !) cette « connaissance » que je prétends immuable devait disparaître à cause de la démocratie, des techniques ou de toute autre circonstance, cela, pour moi, rendrait ces circonstances automatiquement « mauvaises », comme d’ailleurs, les philosophes anciens ont souvent condamné leurs propres circonstances extérieures…. Donc, là, j’estime que votre raisonnement va à l’encontre du mien. Ou plus exactement, que nos valeurs sont inverses quant à leur priorité.

        Bien à vous.

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