La pratique de la philosophie pour enfants: préface de Matthew Lipman

Lipman

Toujours avec la permission de mon éditeur, M. Denis Dion, directeur des Presses de l’Université Laval, voici la courte préface d’un livre (La pratique de la philosophie avec les enfants) rendu à sa 3e édition, écrite par Matthew Lipman (décédé en 2010). Il est, avec Ann Margareth Sharp (décédée la même année), à l’origine de ce que certains (la majorité, dans plus de 80 pays) appellent encore aujourd’hui: la philosophie pour enfants. Un texte écrit en 1 heure, m’a-t-il dit, et dont la richesse est à l’image de sa simplicité! Il est élogieux du travail accompli. Mais là n’est pas l’important. L’important, c’est que, dans ce court texte, il va à l’essentiel quand il s’agit de parler de la philosophie pour enfants. À lire, et relire!

C’est un plaisir pour moi d’avoir ici l’occasion de faire part de mon appréciation sur cet opportun et éclairant travail du professeur Sasseville.  Ce travail est un apport significatif au nombre toujours grandissant des livres produits par des auteurs québécois au sujet de la Philosophie pour les enfants, cette approche éducationnelle dont la vague d’intérêt se propage très rapidement depuis les deux dernières décennies.  Cette introduction de la Philosophie pour les enfants dans le système éducatif du Québec a ouvert plusieurs voies quant à l’expression de nouveaux objectifs et de nouvelles méthodes d’éducation.

Dans plusieurs pays, le but de l’éducation a traditionnellement été le transfert d’un savoir d’une génération plus âgée à une plus jeune, et ce, dans le seul but de transformer les connaissances de l’une en compréhension tant théorique qu’intellectuelle chez l’autre.  Mais une telle compréhension n’a pas de très grands horizons d’un point de vue pratique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’application concrète à une situation qui l’est tout autant. Il est vrai d’affirmer que les étudiants acquièrent un certain nombre de connaissances générales, mais leur raisonnement et leur jugement demeurent faibles.  Ce qui dès lors devient nécessaire, c’est un programme éducatif plus performant et plus dynamique qui permet aux étudiants de raisonner et de juger aussi bien qu’ils peuvent connaître et comprendre. Est alors requise la présence des étudiants dans les écoles,  mais cette fois-ci, non pas simplement pour apprendre, mais bien pour penser.  C’est l’action de penser qui est en train de s’implanter aujourd’hui comme nouvel objectif de l’éducation.

Malheureusement, un simple changement des fins n’est pas suffisant à ce projet d’envergure: il doit y avoir un changement tout aussi évident des moyens. Ces changements sont nécessaires parce que les disciplines ayant la responsabilité de développer le raisonnement et le jugement chez les étudiants n’y sont point parvenues.  Les étudiants doivent apprendre à penser, mais à penser dans un langage, non pas seulement dans les symboles de celui-ci.  N’y a-t-il pas une discipline qui puisse alors nous venir en aide à ce propos ?

Il y a une discipline qui a été longtemps absente du curriculum éducationnel, et cette discipline est la philosophie.  Au premier regard, cette tâche peut sembler ne pas être du ressort de la philosophie.  Mais cette dernière peut être remaniée pour les jeunes, et ainsi leur permettre de délibérer.  En échangeant donc à propos d’enjeux et concepts philosophiques, tels la vérité, la justice et l’identité personnelle, ils apprennent très rapidement non seulement à penser, mais à penser de façon critique et judicieuse.

L’excellente étude du professeur Sasseville permet encore plus que la simple introduction de ses lecteurs à la pratique de la philosophie avec les enfants.  En fait, elle étudie le réseau de relations entre la pratique de la philosophie et d’importants concepts tels la recherche, la pensée critique, la logique, et la communauté.  De plus, elle examine à fond ce qui se produit lorsque les enseignants sont préparés à délibérer avec les enfants à propos des préoccupations philosophiques, découvrant ainsi que les diverses méthodes d’enseignement peuvent s’imbriquer à la méthode proposée par la recherche philosophique.

Les enseignants qui apprennent aux enfants à faire de la philosophie par le biais d’une communauté de recherche doivent eux-mêmes avoir été préparés pour accomplir dignement leur travail.  Cette préparation des enseignants est un sujet qui motive grandement le professeur Sasseville tout au long de son travail.  Il sait d’ailleurs combien les résultats de ce projet peuvent être surprenants et excitants.  Lorsque les enseignants sont bien préparés et bien formés, visitez une classe où les enfants font de la philosophie, délibèrent à propos d’idées philosophiques, ne confinant pas celles-ci qu’à leur mémoire.  Observez par vous-mêmes à quel point les enfants sont avides de réponses à leurs questionnements, à quel point ils savent écarter les mauvais arguments des bons, et à quel point ils savent interagir, se pointer avec de bons et de solides jugements, et même illustrer des concepts abstraits! Soyez témoins de la richesse et de la logique de la pensée des enfants, laquelle est aussi extraordinairement originale et spontanée!  Y a-t-il une approche éducative autre que la philosophie qui puisse faire éclater de telles capacités chez les enfants, et ce, dès l’école élémentaire?

Le professeur Sasseville nous rappelle, dans ce livre grandement utile, que nous ne devons pas nous méprendre quant à l’objectif premier de l’éducation.  Cet objectif doit être de développer les outils permettant de penser – et de penser par nous-mêmes.  Et la philosophie doit être vue comme le meilleur et le plus utile des moyens pour y parvenir.

Matthew Lipman, Professeur de philosophie, Directeur de l’Institute for the Advancement of Philosophy for Children

Montclair State University, New Jersey, USA, Avril 1999

 Traduit par Pascal Tremblay

2 réponses

  1. J’ai eu la chance de vivre des moments philosophiques et d’apprentissage de l’enseignement de la philosophie pour enfants; c’était dans cet objectif d’apprendre la philosophie aux adultes, initié par le professeur Michel Sasseville et un de ses amis professeurs de l’Université Laval de Québec dont j’oublie malheureusement le nom.
    Il ne manque plus qu’une réelle intention d’enseigner aux jeunes les rudiments de l’amour en dehors de sa mécanique physiologique: l’art d’aimer n’est pas enseigné, mais devrait l’être depuis que la philosophie existe. Et un bon départ serait celui de référer à Erich Fromm ainsi qu’à Jean-Yves Le Loup, deux auteurs qui ont bien réfléchi sur cet art de nous aimer pour vivre bien ensemble.
    Plus que jamais, l’humanité et la philosophie doivent se pencher sur cet art d’aimer.

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