Les enjeux
Si un nombre toujours croissant de personnes s’intéressent à la pratique de la philosophie avec les enfants, c’est peut-être qu’elles y voient une profonde réforme de l’éducation, une reconstruction qui exige, dès lors qu’elle vise aussi une éducation de qualité, des interventions réfléchies qui appellent tout l’être de l’éducateur.
Car, qu’on ne s’y trompe pas : la pratique de la philosophie avec les enfants n’entend pas réduire la formation de la personne à l’une ou l’autre des dimensions qui caractérisent l’être humain. S’alliant dans un dialogue qui est toujours à refaire, rationalité et affectivité sont aux rendez-vous lorsqu’il s’agit de pratiquer la philosophie en communauté de recherche.
Mais surtout se dégage l’idée que la formation de la personne passe aussi par la formation de la pensée et que celle-ci ne saurait s’accomplir sans qu’on prenne le temps d’engager les enfants dans le processus qui la caractérise essentiellement: la recherche. Un enseignement qui viserait uniquement à transmettre les résultats du savoir et qui oublierait d’engager les enfants dans le processus menant à ces résultats est un vain effort.
Si on veut conduire les enfants à mieux penser (pas seulement plus, mais mieux), si on accepte l’idée que l’objectif de l’éducation est de rendre les enfants capables de penser par et pour eux-mêmes, alors il importe qu’ils s’engagent personnellement dans l’acte de penser et construisent ainsi, avec le temps et la répétition, la puissance de produire eux-mêmes les résultats. Comme on apprend à marcher en marchant, on apprend à penser en pensant. Dans les deux cas, ce qui est central, c’est le mouvement.
Un mouvement, disait Lipman, ressemblant à celui du voilier qui, naviguant d’une rive à l’autre, progresse vers sa destination finale. L’intérêt de cette métaphore tient en partie dans l’idée que la pensée d’un enfant, comme celle de tout être humain, bien qu’essentiellement libre, ne l’est pas entièrement. Lorsqu’on conduit les enfants à s’engager dans un processus de recherche, on les invite du même coup à tenir compte des vents et marées qui sont le lot de tout processus de recherche. En outre, l’important ici n’est pas tant la destination que le voyage lui-même, car c’est surtout par lui qu’on apprend.
Ce qu’on y apprend, c’est le pouvoir de naviguer de plus en plus habilement dans des conditions inattendues qui, pour être affrontées avec succès, exigent la présence d’un navigateur sachant faire preuve d’un jugement approprié. C’est pour cela, aussi et peut-être surtout, que les voyages forment la jeunesse.