Karl Jaspers et la philosophie pour enfants

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«Un signe admirable du fait que l’être humain trouve en soi la source de sa réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques. En voici quelques exemples. L’un dit avec étonnement: « J’essaie toujours de penser que je suis un autre, et je suis quand même toujours moi.» Il touche ainsi à ce qui constitue l’origine de toute certitude, la conscience de l’être dans la connaissance de soi. Il reste saisi devant l’énigme du moi, cette énigme que rien ne permet de résoudre.  Il se tient là, devant cette limite, il interroge.

Un autre, qui écoutait l’histoire de la Genèse: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… » demanda aussitôt: «Qu’y avait-il donc avant le commencement?» Il découvrait ainsi que les questions s’engendrent à l’infini, que l’entendement ne connait pas de borne à ses investigations et que, pour lui, il n’est pas de réponse vraiment concluante.

Une petite fille fait une promenade; à l’entrée d’une clairière, on lui raconte des histoires d’elfes qui y dansent la nuit. «Mais pourtant, ils n’existent pas…» On lui parle alors des choses réelles, on lui fait observer le mouvement du soleil, on discute la question de savoir si c’est le soleil qui se meut ou la terre qui tourne, on produit les raisons de croire à la forme sphérique de la terre et à son mouvement de rotation… « Mais ce n’est pas vrai, dit la fillette en frappant du pied le sol, la terre ne bouge pas. Je ne crois que ce que je vois. »  On lui réplique: « Alors tu ne crois pas au bon Dieu, tu ne le vois pas non plus.» La petite semble interloquée, puis déclare résolument: « S’il n’existait pas, nous ne serions pas là.» Elle avait été saisie d’étonnement devant la réalité du monde: il n’existe pas pour lui-même.  Et elle comprenait la différence qu’il y a entre un objet faisant partie du monde et une question concernant l’être et notre situation dans le tout.

Une autre enfant va faire une visite et monte un escalier.  Elle prend conscience du fait que tout change sans cesse, que les choses s’écoulent et passent comme si elles n’avaient pas existé. « Mais il doit pourtant y avoir quelque chose de solide. Je monte maintenant, ici, un escalier pour aller chez ma tante, ça je veux le garder.» Sa surprise et sa frayeur devant l’écoulement universel et l’évanescence de tout lui faisaient chercher à tout prix une issue. 

En collectionnant des remarques de ce genre, on pourrait constituer toute une philosophie enfantine. On allèguera peut-être que les enfants répètent ce qu’ils entendent de la bouche de leurs parents et des autres adultes ; cette objection est sans valeur lorsqu’il s’agit de pensées aussi sérieuses. On dira encore que ces enfants ne poussent pas plus loin la réflexion philosophique et que, par conséquent, il ne peut y avoir là chez eux que l’effet d’un hasard. On négligerait alors un fait : ils ont souvent une sorte de génie qui se perd lorsqu’ils deviennent adultes.  Tout se passe comme si avec les années, nous entrions dans la prison des conventions et des opinions courantes, des dissimulations et des préjugés, perdant du même coup la spontanéité de l’enfant, réceptif à tout ce qui lui apporte la vie qui se renouvelle pour lui à tout instant; il sent, il voit, il interroge, puis tout cela lui échappe bientôt.  Il laisse tomber dans l’oubli ce qui s’était un instant révélé à lui, et plus tard il sera surpris quand on lui racontera ce qu’il avait dit et demandé.»

Karl Jasper, Paris, Introduction à la philosophie, Librairie Plon, Collection 10-18, 1969, pp. 7-9.

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