La philosophie pour enfants et le nouveau cours de Culture et citoyenneté québécoise

Depuis le 28 août dernier, le Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) a rendu publics les tout nouveaux programmes pour le cours de Culture et citoyenneté québécoise (CCQ), tant pour le primaire que pour le secondaire. Les objectifs de ce nouveau cours qui remplacera l’ancien cours d’Éthique et de culture religieuse sont : préparer à l’exercice de la citoyenneté québécoise, viser la reconnaissance de soi et de l’autre, poursuivre le bien commun, et ce, par le développement des « habiletés intellectuelles et les attitudes nécessaires pour participer de manière éclairée et active à la discussion collective » (secondaire, p. 3).

À la lecture de ces programmes, celles et ceux d’entre vous qui connaissent déjà la philosophie pour enfants (PPE) ne pourront pas s’empêcher de remarquer de grandes similarités entre ces programmes et la recherche que nous faisons tout comme les cours que nous donnons à l’Université Laval.

Cela est loin d’être un hasard ! Lors de sa planification et de son élaboration, les représentants du gouvernement et même le ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-François Roberge, ont rencontré plusieurs chercheurs et chercheuses québécois-e-s (notamment Michel Sasseville) afin de s’informer sur la PPE. Il y a même eu un mémoire déposé à l’Assemblée nationale afin de proposer la PPE comme pratique pédagogique officielle de ce nouveau cours.

Malheureusement, cela ne pouvait être possible. En effet, depuis la réforme des années 2000, les enseignant-e-s ont acquis, à juste titre, la reconnaissance du caractère professionnel de leur métier. Pour le dire autrement, il n’était plus possible de leur imposer une seule manière d’enseigner. Aussi incroyable que soit la PPE, on ne peut pas obliger les enseignant-e-s à la pratiquer dans leur classe. On peut cibler des compétences attendues, souligner les composantes nécessaires à leur développement, mais c’est aux enseignant-e-s de choisir les méthodes qu’ils-elles préfèrent et qu’ils-elles considèrent comme les plus efficaces pour atteindre ces finalités. En d’autres termes, les enseignant-e-s doivent faire preuve de jugement.

Ce changement est bien évidemment pour le mieux. Ceux qui, comme moi, font la promotion de la PPE, une pratique visant à apprendre aux jeunes à penser par et pour eux-mêmes, ne sauraient revendiquer l’imposition d’une pratique à quiconque sans faire par le fait même preuve d’autocontradiction. Lorsqu’on sait que la pratique de la PPE exige une certaine posture épistémique de la part de l’enseignant-e, qu’elle demande le respect de certains principes et de certaines valeurs pour éviter l’endoctrinement, il vaut mieux la pratiquer en tant que convaincu-e-s qu’en tant que simple applicateur-rice.

Toutefois, bien que la PPE ne soit pas obligatoire dans le nouveau cours de CCQ, un-e enseignant-e qui ferait preuve de jugement, qui serait convaincu-e de toute la pertinence et de la plus-value de cette pratique, pourrait facilement y voir là un excellent moyen pour développer les compétences visées par ce nouveau cours ainsi qu’une belle occasion de pratiquer la PPE en classe. Regardons un peu pourquoi.

D’abord, il suffit de regarder les compétences que souhaite développer ce nouveau cours. Pour le primaire, on nous présente une compétence évoluant tout au long des cycles : au premier cycle, on vise d’abord à « explorer les réalités culturelles », pour ensuite « examiner les réalités culturelles » au second cycle et culminer au troisième cycle avec « réfléchir de façon critique sur des réalités culturelles ». Au secondaire, on retrouve une compétence « étudier des réalités culturelles » à laquelle s’ajoute la compétence « réfléchir sur des questions éthiques ». À mon avis, la PPE pourrait être un formidable outil pour rejoindre ces compétences réflexives puisqu’elle permet de travailler les composantes qui forment ces capacités. J’irais même jusqu’à affirmer que la CRP vient directement travailler 3 des 4 composantes des composantes réflexives, au primaire comme au secondaire.

Effectivement, tant au primaire qu’au secondaire, le développement de la réflexion passe, selon le MEQ, par le dialogue. Or, on n’enseigne pas à dialoguer en parlant de dialogue tout comme on n’enseigne pas à nager en présentement la poussée d’Archimède : on apprend le dialogue par le dialogue. Et encore, il est important de bien comprendre ce qu’est un dialogue et non une simple discussion voire même un débat. Dans un authentique dialogue, on cherche à atteindre un but commun : résoudre un conflit, répondre à une question, bref on cherche à résoudre un problème. Un dialogue implique donc une recherche : c’est plus que de simplement échanger des opinions. Dans un dialogue, chaque participant-e doit accepter la possibilité d’être changé-e par l’autre : changer d’idée, de perspectives, voire de comportements, etc. C’est notamment toute la différence (mais quelle différence importante) entre le dialogue et le débat. Comme Michel Sasseville l’écrit dans son billet Pourquoi je n’aime pas le mot « débat », dans un débat, l’objectif est de con-vaincre son adversaire et le public. Il faut montrer que sa position initiale est la meilleure que coûte que coûte, et ce, même si on n’y croit pas vraiment ou que l’autre nous ait fait changer d’idée. Il n’y a pas de recherche dans un débat et donc pas d’écoute.

À ce titre justement, l’une des composantes des compétences visées au primaire et au secondaire est d’examiner une diversité de points de vue : pour entraîner la réflexion, il faut habituer les jeunes à considérer une pluralité de perspective. Pourquoi alors ne pas en profiter pour examiner les opinions de ses pairs ? Après tout, comme composantes, on retrouve également : élaborer un point de vue (primaire) et élaborer des réponses (secondaire). Pourquoi donc ne pas faire dialoguer les jeunes pour leur faire émettre des opinions qu’ils-elles écouteront, considéreront et jugeront, comme nous le faisons en PPE ?

Qui plus est, il y a également de bonnes raisons de faire des dialogues philosophiques en classe de CCQ. La première concerne directement la thématique du cours. On peut lire dans le programme du secondaire que : « [la compétence Réfléchir sur des questions éthiques] permet également d’aborder des questions philosophiques fondamentales concernant le sens de la vie, le bien-être, l’amitié, l’amour ou le bien et le mal » (p. 21), comme au primaire : « [l]e développement de la compétence Réfléchir de façon critique sur des réalités culturelles amène les élèves à […] élaborer des réponses à des questions de compréhension, à des questions philosophiques et à des questions éthiques » (p. 20). On demande littéralement aux enseignant-e-s d’habiliter les élèves à réfléchir sur des questions philosophiques. Quelle belle occasion !

La seconde raison de faire des dialogues philosophiques est que la philosophie est une discipline qui se prête tout particulièrement bien au dialogue et à la recherche avec les jeunes parce qu’elle est égalisatrice. En philosophie, les problèmes auxquels nous réfléchissons sont à la fois centraux à l’expérience, ce qui fait que tout le monde (même les enfants) peut voir un point de vue sur ces questions, et contestables, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas une seule bonne réponse évidente. La philosophie est un contexte merveilleux pour l’échange d’une pluralité de points de vue à discuter, à évaluer et à tester. L’adulte n’ayant pas forcément la bonne réponse, c’est aux élèves à exprimer leurs points de vue, à les soutenir, à écouter ceux de leurs pairs, à les évaluer, à envisager d’autres possibilités, bref à réfléchir.

Et c’est probablement ici que la synergie entre PPE et CCQ se fait la plus évidente, car si la CRP peut fournir un excellent contexte pour travailler les composantes avec lesquelles développer les compétences attendues, encore faut-il avoir des outils pour progresser dans ses compétences. Le MEQ propose à ce titre, dans chacun des programmes, des « éléments de contenus liés à l’exercice de la compétence » (primaire p. 47, secondaire p. 52). On y retrouve certains concepts clés en lien avec la perspective du cours, des erreurs de raisonnement classiques (certains les appelleront « sophismes »), mais surtout des « moyens pour appuyer ses idées ».

Ces moyens pour appuyer ses idées sont la traduction directe des « habiletés de la pensée » ou des « conduites cognitives » que nous travaillerons depuis plus de trente ans dans les cours Penser par nous-mêmes à l’Université Laval. On retrouve, par exemple : donner des exemples, donner des raisons, reformuler les propos d’autrui, examiner l’envers d’une position, etc. Ce sont ces outils que nous apprenons aux participant-e-s à mobiliser, à observer, à évaluer et qui contribuent au développement de la pensée ainsi qu’à la progression des aptitudes à dialoguer et à délibérer. Chaque session, moi et mes étudiant-e-s sommes toujours surpris-e-s et émerveillé-e-s de constater à quel point les réflexions progressent entre la première recherche commune du vendredi soir et la dernière de la première fin de semaine. Cette différence s’explique par le développement progressif de ces habiletés qui non seulement les aident à mieux appuyer leurs idées, mais aussi à mieux comprendre le sens des propos d’autrui (et donc à mieux écouter d’autres points de vue), à entrevoir des possibilités pour faire avancer la recherche (quel plaisir lorsqu’on découvre la richesse créée par l’analogie) et à réfléchir à la manière dont ils-elles s’y sont pris pour chercher (avons-nous utilisé les bons outils ? Aux bons moments ? De la bonne manière ?).

En somme, bien qu’on ne puisse pas imposer la PPE dans le nouveau cours de CCQ, un-e enseignant-e aurait une foule de bonnes raisons de créer une communauté de recherche dans sa classe, tels que de travailler directement au développement des compétences réflexives visées, via une pratique du dialogue, de la recherche philosophique et des habiletés de la pensée… pardon, des moyens pour appuyer ses idées ! Et pour s’habiliter à l’animation de CRP, quoi de mieux que de venir pratiquer avec nous dans l’un des cours Penser par nous-me^mes à la faculté de philosophie de l’UL. Nous travaillons activement à répandre la pratique dans les écoles… un cours à la fois. 😉

Les voix caring pour transformer la philosophie pour enfants

Il me fait grand plaisir de laisser la parole à Lauranne Carpentier, qui a fait ses études en philosophie, notamment son baccalauréat à l’Université Laval, et qui s’est beaucoup intéressé à la philosophie pour enfants. C’est tout particulièrement les liens de celle-ci avec la pensée attentive (caring thinking) qui l’ont passionnée. Elle s’est ainsi dédiée, lors des dernières années, à accroître la place de cette dernière dans la pratique de la communauté de recherche et, par le fait même, à faire davantage ressortir le travail d’Ann-Margaret Sharp, cofondatrice de la PPE, dont le destin semble précisément lié à l’importance qu’on accorde à la pensée attentive.

Le texte qui suit représente l’aboutissement de plusieurs années de recherche et de pratique. Il représente une belle ouverture pour les prochaines générations d’animateur-rice-s en PPE désireux de réfléchir et de travailler sur l’équité, la bienveillance, l’empathie et l’intelligence émotionnelle, pour ne nommer que ceux-ci.

Claims about reality are always political. The power to name is exercised by the dominant forces in society, but rightly belongs to every human being. […] Not only have most women been erased from most of history but they have had very few roles to play in the intellectual history […]. It is still the case that many women only exist to the extend that they are intimate with famous men or associated with the projects of men.
– Sharp, 1995, p. 59

1) Introduction

Dans leur livre In Community of Inquiry with Ann Margaret Sharp, Maughn R. Gregory et Megan J. Laverty défendent l’idée selon laquelle Ann Margaret Sharp a été invisibilisée par rapport à son collègue Matthew Lipman, les deux co-fondateurs de la philosophie pour enfants (PPE), et qu’il est important de revaloriser l’héritage de cette femme (2018, p. 2-3). Pourquoi Lipman s’est-il vu « mistakenly, given sole credit for the methods, materials and momentum » (Gregory et Laverty, 2018, p. 2) de la PPE? Une raison possible, n’ayant pas été relevée par ces auteur-e-s, est qu’une culture patriarcale soit présente dans ce domaine. Une telle culture est oppressive notamment par la domination historique de manières d’être, d’agir et de réfléchir reconnues comme « masculines ». D’autres cultures oppressives sont déjà dévoilées au sein de la PPE: l’adultisme (Kennedy, 2006; Haynes et Murris, 2012) et le racisme (Chetty et Suissa, 2016) entre autres. L’enjeu principal de cet article est de dévoiler la présence d’une culture patriarcale dans ce milieu, d’en relever certaines influences et de proposer des pistes de solution susceptibles de créer une PPE libératrice de cette oppression et plus inclusive.

Des pensées féministes (incluant les éthiques du care) ont déjà investi le champ de la PPE (Sharp, 1994; Daniel, 1994; Lipman, 1995; Sharp et Gregory, 2009 notamment), mais principalement pour en valoriser les bienfaits et non pour en faire une analyse critique. Le sexisme dans cette discipline a été relevé par quelques auteur-e-s (dont Sharp, 1992; Daniel, 1994; Garza, 2018), mais son analyse demeure embryonnaire. C’est pourquoi, dans cet article, l’éthique du care de Carol Gilligan et d’autres pensées féministes, dont celle de bell hooks, serviront de cadre pour analyser une culture patriarcale au sein de la PPE.

Pour ce faire, premièrement, un travail définitionnel de certaines notions essentielles à cet article introduira le passage théorique de Gilligan à la PPE. Deuxièmement, nous argumenterons la thèse selon laquelle Sharp incarnait une voix caring (différente et résistante) et qu’elle a été marginalisée, dévalorisée et invisibilisée, entre autres, pour cette raison. Troisièmement, nous suivrons un mouvement semblable pour argumenter la thèse selon laquelle la pensée critique est perçue comme une voix dominante en PPE alors que la pensée caring est perçue comme une voix caring, aussi marginalisée, dévalorisée et invisibilisée. Notre conclusion sera la suivante: si la PPE souhaite être libératrice et inclusive comme plusieurs l’énoncent (Sharp, 1981; Lipman, 2003; Garza, 2018; Sharp 2018c), une revalorisation de ses voix caring est nécessaire. C’est pourquoi nous présenterons ultimement des propositions favorisant le pouvoir transformateur de la pensée caring afin qu’une PPE dominante se rapproche d’une pédagogie du care.

2) De la voix différente de Gilligan à la PPE

Avant toute chose, définissons l’expression « PPE dominante ». Une telle PPE est influencée par des biais oppressifs (sexistes (Daniel, 1994), adultistes (Haynes et Murris, 2012) et racistes (Chetty et Suissa, 2016) notamment) dans son matériel[1], sa théorie, sa pratique et sa communauté de chercheur-e-s et de praticien-ne-s. En nous concentrant sur le dévoilement d’une culture patriarcale influente en PPE, nous comprenons la PPE dominante comme étant porteuse de mécanismes et de biais favorisant une domination patriarcale.

2.1) La culture patriarcale

Dans son dernier livre Pourquoi le patriarcat ? (2019), Carol Gilligan, une psychologue et philosophe féministe américaine, avec sa collègue Naomi Snider, définissent le patriarcat en s’inspirant de Tolstoï comme une force mystérieuse et puissante transformant « ce qui est bon et naturel (l’amour ou la compassion) en quelque chose qui, à la face du monde, apparaîtra comme honteux et indécent » grâce à l’élévation morale de codes du genre binaire dévalorisant les femmes et le « féminin » (p. 13-14). Il est un système fondé sur des normes culturelles et des schémas psychologiques favorisant la déconnexion et les injustices (Gilligan et Snider, 2019). Les schémas psychologiques nous intéressant dans cet article sont les biais patriarcaux, c’est-à-dire des déviations et des distorsions cognitives souvent inconscientes en faveur de voix dominantes patriarcales (Gilligan et Snider, 2019). Ils sont largement répandus dans le milieu académique et philosophique (Hamrouni et Lamoureux, 2018; Choudhury, 2018).

La culture patriarcale se caractérise aussi par certains mécanismes permettant son oppression. Dans cet article, nous nous référons à trois mécanismes: la marginalisation, la dévalorisation et l’invisibilisation. Nous définissons la marginalisation par la mise à l’écart de certaines voix (dont celle de Sharp et de la pensée caring) par une PPE dominante. Différenciées et en marge, elles ont été dévalorisées notamment parce qu’elles représentent ce qui est reconnu comme étant « féminin », incompris et dérangeant (Gilligan, 2019). La dévalorisation signifie que ces voix se sont vu accorder moins de valeur que les voix dominantes en PPE. L’invisibilisation de la voix de Sharp comprise par le manque d’écho et de visibilité de son héritage (Gregory et Laverty, 2018: p. 2) est symptomatique de la marginalisation et de la dévalorisation des voix exclues par le cadre dominant. Ces mécanismes de marginalisation, dévalorisation et invisibilisation peuvent aussi être interprétés dans les termes de mécanismes classiques de l’oppression relevée par plusieurs (Daniel, 1994; hooks, 2018; Gilligan et Snider; 2019), soit la division, la hiérarchisation et la domination. La mise en marge crée une séparation, la hiérarchie valorise de manière inégale et la domination accorde la visibilité et l’écho à certaines voix, mais elle invisibilise et restreint le pouvoir d’autres voix.

2.2) Les voix caring

À partir de son ouvrage classique Une voix différente (2019, originalement publié en 1982), Gilligan identifie une voix différente, représentant l’éthique du care: « [d]ifférente parce qu’elle unit le soi aux autres, nos pensées à nos émotions, notre corps à notre esprit – et “féminine” au seul prétexte que les relations et les émotions sont des affaires de femmes selon les codes imposés par le patriarcat » (Gilligan et Snider, 2019, p. 166). Cette voix est humaine, inclusive, ancrée dans un contexte de relations et soucieuse de soi et des autres. Elle est responsabilisante parce qu’elle reconnaît la vulnérabilité et l’interdépendance de l’humanité. À la voix différente identifiée en 1982, Gilligan et Snider ajoutent une voix de résistance en 2019. À quoi résiste-t-elle? Elle résiste à la voix dominante patriarcale, dont elle se différencie, décrite comme anonyme, désincarnée, indépendante, dévalorisant les émotions, les relations et inscrite dans des modes de séparation et de hiérarchisation permettant sa domination (Gilligan et Snider, 2019). Cette voix n’accorde du pouvoir qu’à ce qui est perçu comme « masculin ». La voix de résistance, elle, est consciente de la culture patriarcale et s’applique à en freiner la domination et à corriger ses biais. En ce sens, elle est perçue dérangeante dans la culture patriarcale. Il y a donc trois voix distinctes: les voix dominantes, différentes et résistantes. Dans cet article, nous qualifierons les voix différentes et résistantes, la pensée caring et Sharp, de voix caring. L’expression « voix caring » permet de réunir les concepts d’« éthique du care » de Gilligan et de « pensée caring » de la PPE par leur notion commune de care, en plus de réunir les voix différentes (1982) et résistantes (2019) de Gilligan.

Dans le cadre de la culture patriarcale, les voix caring sont marginalisées, dévalorisées et invisibilisées. Gilligan explique que la culture patriarcale est identifiable par un cadre épistémique (régi par les biais et les mécanismes patriarcaux) ne valorisant que certaines idées et certains modes de pensée souvent qualifiés de « traditionnels » et correspondant aux idées et aux manières de penser caractérisées par la rationalité, la logique, les dualités, la recherche d’universalité, de vérités théoriques et d’autonomie, pour n’en nommer que quelques caractéristiques. Ce cadre épistémique exclusif et « masculin » de la morale rend difficile l’interprétation, la compréhension et la reconnaissance de l’importance des voix caring et de leurs caractéristiques contextuelles, psychologiques, relationnelles et impliquant une interdépendance dans les réflexions, soient des éléments correspondant à l’éthique du care identifiée par Gilligan (2019). Ainsi, les voix véhiculant de telles idées sont perçues immatures et insensées dans ce cadre dominant (Gilligan et Snider, 2019).

2.3) La méthodologie

Les mécanismes et les biais patriarcaux, éléments constitutifs de la culture patriarcale et de son cadre épistémique, feront partie de notre méthodologie pour analyser la PPE dominante. Pour parvenir à bien étayer notre argumentation et nos propositions, nous avons analysé un corpus théorique comprenant des articles de Sharp, un ouvrage sur l’héritage de Sharp (Gregory et Laverty, 2018) ainsi que des travaux sur la pensée caring et sur la pensée multidimensionnelle (dont la pensée caring fait partie). De plus, afin d’affiner notre analyse des biais et des mécanismes patriarcaux exprimés en PPE, nous nous appuyons sur des auteures féministes (Gilligan, Snider et hooks) ainsi que sur des analyses critiques de la PPE (Chetty, Haynes et Murris notamment) concernant le racisme et l’adultisme en PPE, aux ambitions semblables à la contribution présentée ici.

3) Ann Margaret Sharp : une voix caring

Gregrory et Laverty (2018) nous proposent deux principales raisons pour expliquer que les travaux de Sharp aient été éclipsés comparativement à l’attention portée sur ceux de Lipman. Ils nomment comme premier facteur la séparation des tâches de travail entre les co-fondateurs. Lipman se concentrant sur les tâches administratives avait plus de temps de travail consacré à l’écriture (et donc aux publications) alors que Sharp enseignait beaucoup et développait le mouvement de la PPE aux échelles nationale et internationale, ce qui impliquait de longs voyages. Le travail de formation de Sharp auprès des corps étudiant et professoral était prenant. Par conséquent, ses publications étaient moins nombreuses et moins longues: « [g]iven her exhausting schedule of teaching, presenting at conferences and conducting workshops, Sharp’s scholarly output was less than Lipman’s, yet also more informed by working directly with teachers, children and graduate students » (Gregory et Laverty, 2018, p. 2). Ces auteur-e-s nous présentent un second facteur influant sur l’invisibilisation de Sharp: l’éparpillement et la nature de ses publications(2018, p. 3). En raison de ses voyages pour le rayonnement de la PPE, plusieurs de ses travaux paraissaient dans des journaux divers et éloignés. Elle contribuait souvent à des projets locaux n’ayant qu’une visibilité limitée. Par conséquent, il est plus ardu d’utiliser son héritage.

Nous proposons d’ajouter à ces deux explications une troisième: la culture patriarcale en PPE peut aussi expliquer le manque de lumière mise sur Sharp. Nous défendons qu’avoir incarné et valorisé une voix caring a contribué à la marginalisation de Sharp et à sa dévalorisation dont le trop faible rayonnement de ses travaux est un symptôme. En appliquant notre cadre d’analyse inspiré de Gilligan et Snider, plusieurs arguments étayent cette thèse: le rapport à l’écriture de Sharp, le fondement et le contenu de ses travaux, sa voix résistante et son éthique de la responsabilité.

3.1) Son rapport à l’écriture

Un premier argument concerne l’auteure différente qu’elle était. Il était important pour elle que ses travaux soient accessibles tout en ne perdant pas en rigueur, ce que Gregory et Laverty nous confirment en énonçant la précision et l’apport primordial de ses recherches. Elle était convaincue de l’importance de la traduction (en langage compréhensible aux étudiant-e-s et aux enfants dans certains contextes) et de la vulgarisation de la philosophie pour la rendre accessible (Gregory et Laverty, 2018, p. 2 et 9). Elle écrivait à l’image de cette conviction. La cohérence entre ses idées et sa pratique était cruciale: « many who knew her felt that she embodied the ethos of community of inquiry » (Gregory et Laverty, 2018, p. 15). De plus, son écriture était teintée de ses inspirations personnelles, voire artistiques. Ses textes s’inscrivent en dehors du cadre dominant académique par l’utilisation des témoignages personnels, de dialogues et de poèmes (Sharp, 1981, 1992, 2018b, 2018d) et se rapproche du style des écrits féministes et militants accueillant la diversité des sources de savoir (Sharp, 1995; Lamoureux, 2019). À travers son écriture résonne une voix caring personnelle, concrète, soucieuse de l’inclusion et de la relation à son lectorat diversifié. Bien que ceci ait de nombreux avantages, l’écriture de Sharp nous montre une voix caring pouvant trouver difficilement écho chez des chercheur-e-s académiques dans leur cadre dominant patriarcal.

3.2) Le fondement et le contenu de ses travaux

À ceci, ajoutons un autre argument : le contenu des travaux de cette auteure, fondé sur ses expériences (Gregory et Laverty, 2018). Experte du terrain en PPE, sa pratique et ses connaissances étaient connectées à ses impressions, ses intuitions, ses sentiments, son vécu personnel et à toutes ses relations. Elle avait une vision holistique de la philosophie conforme à la voix caring. Philip Cam nous dit que la contribution de Sharp est distincte de celle de Lipman : il est du « côté intellectuel » tandis qu’elle est du côté affectif, social et politique (2018, p. 33). Sharp travaillait sur des thématiques appartenant aux voix caring: la communauté, l’identité personnelle, la transformation de soi, la pensée caring, le corps, le féminisme et les émotions (Morehouse, 2018). Une vérité logique, abstraite et inébranlable est plus valable dans la culture patriarcale qu’une vérité psychologique issue de rapports humains, contextuelle et intersubjective (Gilligan, 2019). La voix dominante « est incapable de “définir des règles” qui lui permettraient d’établir la vérité […] dans les rapports personnels » (Gilligan, 2019, p. 74), ce que l’expertise de la voix caring de Sharp lui a permis de faire.

Un autre point commun avec la voix caring s’ajoute à l’argumentation: en construisant des connaissances au caractère relationnel fondées sur son expérience, Sharp réunissait les dualités maintenues divisées et hiérarchisées par le cadre dominant (la rationalité et les émotions, l’individu et la communauté, la vérité fixe et le mouvement humain)[2]. Elle était la première « to stress the social dimensions of the community of inquiry, that is, the way in which it weaves together a compassionate regard for others, a dialogical quest for meaning, and an acknowledgement of the bodily and emotional ground of human experience » (Gregory et Laverty, 2018, p. 13). Elle se situait du côté des vérités complexes, à la fois rationnelles et psychologiques (Gilligan, 2019, p. 235), des voix caring qui ne peuvent être interprétées et comprises par le cadre épistémique patriarcal. Cela a pu affecter l’écho de ses idées.

3.3) Sa résistance

Un autre argument est la résistance de Sharp. Elle luttait contre le sexisme dans le milieu universitaire et en PPE tout en contribuant à la création d’une sororité dans ces milieux (Gregory et Laverty, 2018, p. 12-13). Dans sa vie personnelle, elle était une féministe engagée et sensible à différentes injustices, notamment celles raciales et économiques (Gregory et Laverty, 2018, p. 5, 6 et 13). Elle citait des féministes dont Simone Weil, Martha Nussbaum, Carol Gilligan, bell hooks, Virginia Woolf, Lorraine Code et Evelyn Fox Keller (épistémologie féministe), Carolyn Merchant (écoféministe) et plusieurs autres voix caring comme Paulo Freire et Peter Singer (Sharp, 1994; Sharp, 2007; Sharp et Gregory, 2009). Elle a fait paraître à deux reprises (1994 et 1997) des numéros spéciaux « Women, Feminism and Philosophy for Children » dans Thinking : The Journal of Philosophy for Children. Elle y expose une culture patriarcale en éducation (1994). Maria Teresa de la Garza nous confirme son engagement féministe:

« Her scholarship and her teaching became paradigmatic for women in many parts of the world, and in this way, she became one of those “feminists [who] see one of their important goals as the development of the capacity to involve women from diverse backgrounds on a global level, encouraging them to feel that they too can contribute to this liberating movement » (2018, p. 140, incluant une citation de Sharp, 1997, p. 1).

Elle nous informe aussi sur les travaux de Sharp, ayant eu le moins d’échos, soient ceux sur la pensée caring, la conscience corporelle et l’éthique féministe (2018, p. 138). En écrivant ouvertement à propos d’enjeux féministes, et ce dès 1981, Sharp peut avoir été perçue comme une voix résistante engendrant des inconforts et des tensions dans le cadre de la culture patriarcale tout en étant nécessaire au changement et à une communication libre (Gilligan et Snider, 2019). Une telle voix est souvent ignorée ou ridiculisée (Gilligan et Snider, 2019). Plusieurs collègues lui ont fait sentir son intrusion dans leur univers d’hommes intellectuels. Elle a vécu du sexisme sur ses lieux de travail y compris à l’Institut pour l’avancement de la philosophie pour enfants (Institute for the Advancement of Philosophy for Children) (Gregory et Laverty, 2018, p. 12). Une voix résistante dans un tel contexte est susceptible de voir son parcours professionnel et sa visibilité affectés.

3.4) Son éthique de la responsabilité

Voici un dernier argument renforçant l’idée que Sharp soit une voix caring: cette féministe comprenait le monde comme un réseau de connexions interdépendantes impliquant une responsabilité. C’est d’ailleurs de cette manière qu’elle décrit la communauté de recherche philosophique (CRP), soit la pratique de la PPE (Sharp, 1996; Morehouse, 2018; Splitter, 2018). C’est aussi pour cette raison que le dialogue durant la CRP « is characterized […] by individual responsability and commitment » (Sharp, 2018b, p. 41). La responsabilité décrite par Gilligan transparaît à travers l’œuvre et la vie de Sharp: le care signifie « agir de manière responsable envers soi-même et les autres et de maintenir ainsi un réseau de relations humaines » (Gilligan, 2019, p. 53). Sharp développait ses idées en fonction des bienfaits collectifs et individuels, et ce, en accord avec ses convictions personnelles (Sharp, 1996; Sharp 2018c). Sa responsabilisation s’étendait d’elle-même jusqu’à la communauté mondiale.

Il devient plus évident que le manque d’écho des travaux de Sharp n’est pas seulement dû aux différentes tâches qu’elle partageait avec Lipman et à son horaire de travail rempli de formations et de voyages. Tandis que la voix de Sharp était marginalisée, dévalorisée et difficile à interpréter et à reconnaître comme importante dans la PPE dominante, la voix de Lipman était susceptible d’être associée à celle dominante. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cela: 1) ses écrits sur la pensée caring sont minoritaires dans son corpus et sont principalement abordés d’un point de vue épistémologique (Morehouse, 2018); 2) il ne s’est pas affiché explicitement féministe contrairement à Sharp; 3) ses fondements sont moins empiriques et socioaffectifs que Sharp, et davantage théoriques et intellectuels (Cam, 2018) et 4) identifié au genre masculin, plusieurs privilèges dont celui d’être perçu d’une manière favorable et dominante par rapport aux femmes ont pu lui être accordés consciemment ou non, dû aux biais psychologiques patriarcaux notamment (Sharp, 1992; Hamrouni et Lamoureux, 2018; Gilligan et Snider, 2019). Dans l’histoire de la PPE dominante, il semble probable que Lipman et Sharp (et leurs travaux) aient été divisés et hiérarchisés par la communauté universitaire. Ainsi, Lipman se serait retrouvé identifié à la voix dominante, la voix caring de Sharp étant maintenue dans son ombre.[3] Enfin, comme dernière remarque, à la lecture des derniers paragraphes, avez-vous pensé : « qui est cette Ann Margaret Sharp? », « je ne savais pas qu’elle était la co-fondatrice de la PPE », « je ne savais pas qu’elle avait autant d’idées originales », « si j’avais su qu’elle était si géniale, je l’aurais lu bien avant! »? Si oui, ces réactions peuvent être d’autres indices d’une injustice historique en PPE ayant influencé le développement théorique de cette discipline.

4) La pensée caring: une autre voix caring

Gregory et Laverty tendent vers l’idée d’une pédagogie proprement sharpienne (2018, p. 2) que Morehouse appelle « pédagogie du care » (2018, p. 202). Son insistance sur la pensée caring repérée à travers plusieurs de ses articles vient soutenir cette idée (Sharp, 1991 ; Sharp, 1994 ; Sharp, 1996 ; Sharp, 1997 ; Sharp, 2007 ; Sharp, 2018a ; Sharp, 2018b ; Sharp, 2018c ; Morehouse, 2018). Sharp est la chercheuse ayant le plus développé l’aspect caring de la PPE et la conception d’une CRP caring (Sharp, 1997 ; Sharp, 2018b ; Morehouse, 2018).

4.1) La pensée multidimensionnelle

La pensée caring est une dimension de la pensée multidimensionnelle de Lipman ainsi comprise par celui-ci comme une pensée excellente : « significantly improved thinking […] aims at balance between the cognitive and the affective […] between the physical and the mental, the rule-governed and the non-rule-governed » (2003, p. 199-200). Lipman cherche à dépasser la vision cartésienne de la pensée détachée du corps, des émotions et de l’imagination. Pour ce philosophe, seule une pensée tripartite y parvient: une pensée critique, créative et caring. La pensée critique s’appuie sur des critères, des raisons, des définitions, des règles logiques et des contextes variés entre autres. Elle divise et classifie les informations (Lipman, 2003). La pensée critique si, et seulement si, connectée à la pensée caring, favorise aussi l’évaluation et l’autocorrection, soit un regard critique sur nous-mêmes et les idées de la communauté. La pensée créative est aussi nécessaire puisqu’elle innove en étant curieuse, visionnaire et fertile dans sa création de liens nouveaux et imaginatifs. Elle défie les règles et les normes. Elle soutient une réflexion holistique, unifiée et créant du sens (Lipman, 2003).

4.2) Deux visions de la dimension caring de la pensée

Pour la pensée caring, Morehouse nous explique que Lipman et Sharp en ont développé deux formes différentes (2018): une épistémologique (Lipman) et une ontologique (Sharp), complétant celle de Lipman. La dimension épistémologique de la pensée caring proposée par Lipman sert d’abord une sorte de discernement impliquant les expériences humaines contingentes et diverses (Morehouse, 2018). Une pensée ne pourrait être raisonnable si elle ne priorisait rien, si elle ne savait valoriser, si elle ne se souciait pas des autres, de soi ou encore de faire du bien ou du mal (Lipman, 1995).  La pensée caring vient compléter les dimensions créatives et critiques particulièrement dans les domaines éthiques, politiques et esthétiques (Morehouse, 2018). Lipman (1995) la divise en quatre sortes: 1) la pensée de valorisation choisit et accorde de la valeur à ce qui est important; 2) la pensée affective reconnaît l’injustice, la ressent (colère, indignation et autres sentiments) et répond de manière non violente; 3) la pensée active consciente et engagée repère le langage corporel et accepte l’intensité émotionnelle motivant l’action (vers l’amélioration d’une situation) et 4) la pensée normative compare la situation actuelle à ce qu’elle devrait être et considère les autres. Sharp (2007) ajoute à la pensée normative qu’elle met l’ego de côté pour imaginer un idéal et qu’elle est sensible à l’incohérence entre cet idéal visé et les actions.  Elle complète la pensée caring de Lipman:

« [What] we care about is manifest in how we perform, participate, build, contribute and relate to others. It is caring thinking that reveals […] what we are willing to fight for and suffer for. Nevertheless, one cannot help but think that there is so much more to be said about caring thinking and caring practice that Lipman suggests. [With] caring thinking we seem to be in the realm of metaphysics, as well as of descriptive epistemology. Caring thinking suggests a certain view of personhood and a pedagogical process […] a particular environment for the cultivation of such thinking » (2018a, p. 209).

Pour Sharp, la pensée caring est constituée de sphères métaphysique, épistémologique, esthétique, démocratique, sociale, identitaire, relationnelle et pédagogique, encore sous-explorées. Pour elle, la CRP est le milieu le plus propice pour vivre, développer et pratiquer la pensée caring. Elle en parle comme un « hotbed of care » (Sharp, 2018a, p. 213) que nous traduisons par « cocon caring ». La pensée caring transcende l’individu: la communauté doit s’engager envers elle pour créer le cocon caring. Cela transparaît dans les dialogues, les relations, l’ambiance, les corps et dans plusieurs autres détails parfois subtils et difficiles à repérer sans faire l’expérience de la pensée caring et de son cocon en CRP. Réfléchir de manière caring c’est accueillir notre « relational consciousness » et se sentir connecté à soi, aux autres et au monde (Sharp, 2007; Sharp, 2018b). La conception de la pensée caring de Sharp est une voix caring insistant sur l’interconnexion.

La pensée caring ontologique proposée par Sharp implique ce fondement: « [i]f I care about nothing, I lose my sense of self » (2018a, p. 211). Le care ontologique est à la base de l’existence et de l’essence humaine (Sharp, 2018a). Il implique toute l’humanité. Il rend possibles l’empathie, la réciprocité, l’intention de se connecter (Morehouse, 2018). La vision ontologique de Sharp responsabilise le milieu de l’éducation à concevoir l’étudiant.e comme une personne à part entière pour le développement de sa pensée caring: « [t]his personal and educational commitment to the growth of caring persons is the “other dimension” of caring thinking » (Morehouse, 2018, p. 198). Selon elle, une conséquence directe de cette idée est l’éducabilité des émotions (2007). La CRP devrait permettre une telle éducation et inclure ces outils: 1) identifier ses émotions (développer du vocabulaire et des nuances); 2) repérer les croyances sous-jacentes à ses émotions (si elles sont fausses, se réajuster en conséquence); 3) justifier ses émotions (explorer les raisons et analyser si elles sont bonnes et apprendre l’autocorrection si elles ne le sont pas); 4) apprendre à lâcher prise si ses émotions ne peuvent être justifiées. Selon Sharp (2007), ces pratiques de la pensée caring sont nécessaires à un monde meilleur et nous sommes responsables de leur actualisation.[4]

Enfin, selon Sharp, l’expérience du care est essentiellement une activité. Si le care n’est pas mis en action, il ne peut être considéré comme une pensée caring. Cette caractéristique donne un pouvoir unique à la pensée caring: assurer la cohérence entre les paroles et l’action (la théorie et la pratique) et le développement d’une sensibilité aux incohérences (Sharp, 2007). Elle assure l’union et l’harmonie entre le sentiment, la décision et l’action de ce qui est important (Morehouse, 2018). Terminons la définition de la pensée caring sharpienne avec cette citation remplie d’espoir: « an experience of caring] is based on a trust that whatever happens in the external world, communication, love, compassion, solidarity, creativity and sharing ideals are what really matter » (Sharp, 2018a, p. 214). La vision de la pensée caring de Sharp est en accord avec l’éthique du care de Gilligan et s’inscrit de manière accentuée (par rapport à celle de Lipman) dans les voix caring.

4.3) Une pensée critique dominante, une pensée caring invisibilisée 

[We] have to be on our guard that the movement [of Philosophy for Children] does not deteriorate into one more course in logic or critical thinking for children to master rather than continuing to provide an opportunity for children to express their own views within the context of the philosophical tradition

– Sharp, 1992, p. 48

Lipman (2003, p. 201) reconnaît que la sphère caring est la plus difficile à faire accepter par tous comme étant une dimension essentielle de la pensée, alors que les deux autres dimensions ont été acceptées facilement. L’acte de réfléchir, historiquement rationnel, tombe en contradiction avec la pensée caring perçue comme émotionnelle (Lipman, 2003, p. 201). Cette contradiction découle de l’opposition théorique entre le cognitif et l’affectif dans laquelle les émotions sont comprises comme perturbatrices de la rationalité (Lipman, 2003, p. 201). En ce sens, il est difficile pour plusieurs de reconnaître l’égale importance des trois dimensions. Déjà, le concept de «pensée caring» est difficilement admissible en tant que pensée. En ce sens, il s’inscrit dans le «nouveau langage» (2019, p. 81) de la voix différente de Gilligan et rejoint un mode de pensée inconnu, difficilement compréhensible et valorisé dans la culture dominante. Sensible à cela, Lipman prend le temps d’avertir son lectorat de comprendre les trois dimensions comme interdépendantes et non comme divisées, à pratiquer séparément (2003, p. 201). Il prévient aussi que la pensée critique n’est pas une pensée complète ni suffisante (2003, p. 201). Selon lui, tout ce qui survalorise la pensée critique au détriment de celle caring devrait être exclu (2003, p. 201). La culture patriarcale a l’habitude de diviser, hiérarchiser et, dans ce cas, faire dominer la rationalité de la pensée critique (Gilligan, 2019 ; Gilligan et Snider, 2019). Les précautions prises par Lipman montrent qu’il était conscient de l’environnement dominant dans lequel la théorie de la pensée caring évoluait. Il lui aura tout de même fallu plusieurs années avant d’accorder une réelle importance à la pensée caring dans ses recherches. Au départ, il s’intéresse principalement aux pensées critique et créative. En 1995, il fait paraître un premier article sur la pensée caring : « Caring as Thinking ». Tout cela appuie l’idée que la pensée caring puisse représenter une voix caring, marginale et résistante au sein de la PPE dominante, à laquelle nous nous intéressons en dernier (Gilligan, 2019). Sharp a aussi travaillé à pallier la difficulté de son acceptation en publiant plusieurs articles pour affirmer l’importance de la sphère caring de la PPE dès 1981 (avant que la pensée caring soit reconnue par Lipman) et plus tard, de l’éducation aux émotions et des composantes de sa pédagogie du care.

Lipman avait explicité ces défis dès les débuts de la pensée caring, mais il semblerait que la communauté de la PPE dominante n’y ait pas porté une grande attention. Une hypothèse explicative de ce constat est la présence d’une culture patriarcale influente et non interrogée en PPE. Des biais patriarcaux en PPE forment une pensée critique perçue comme dominante et permettent un espace dominant à cette pensée dans les recherches, mais aussi dans le système d’éducation « [because] of the rise of interest in thinking skills and critical thinking » (Sharp, 1992, p. 48). La pensée critique répond aux caractéristiques recherchées par le cadre épistémique dominant et aux conceptions de la vérité et de la maturité dominante de Gilligan (2019). Inversement, la pensée caring est dévaluée : «[quand] la maturité est assimilée à l’autonomie personnelle, le souci de l’autre et des rapports humains apparaît plutôt comme une faiblesse que comme une force » (Gilligan, 2019, p. 33). Les « qualités jugées nécessaires pour être adulte […] sont celles que l’on associe à la masculinité » (Gilligan, 2019, p. 33) et ces qualités rationnelles se retrouvent principalement en la pensée critique, alors que celles associées au « féminin » dans le cadre patriarcal se retrouvent en la pensée caring. La pensée critique divise, différencie et catégorise, ce qui facilite l’autonomie et l’individuation tandis que la pensée caring connecte, rapproche et forme des réseaux. Nos biais patriarcaux peuvent avoir influencé nos perceptions de ces dimensions de la pensée en PPE.

De plus, selon Gilligan et Snider (2019), ces biais répandus comme des normes rendent inefficaces ou absentes les protestations et leur remise en question, ce qui peut expliquer l’absence de leur révision en PPE, bien qu’ils soient visibles dans plusieurs ouvrages de base en PPE. Dans Lipman (2003) et Sasseville (2009), pour n’en nommer que deux, lorsque la pensée multidimensionnelle est abordée, les explications concernant les trois dimensions sont proportionnées de manière inégale, au détriment de la dimension caring. Parfois, cette dimension n’est pas développée sur le plan théorique, ni à propos de ses outils ni de ses pratiques, contrairement à celle critique.[5] Sa pratique demeure indéterminée à plusieurs égards et tenue pour acquise, comme allant de soi dans la CRP.[6] Bien qu’il faille reconnaître le développement de nombreuses dispositions sociales et affectives de la PPE dominante, celles-ci ont été peu associées directement à la pensée caring. Faire les connexions entre ces dispositions et la pensée caring permettrait de préciser et développer cette notion, ses outils et ses pratiques.

Une autre manière dont la culture patriarcale en PPE dominante s’exprime se trouve dans les outils de la pensée utilisés en CRP. Ils relèvent presque tous de la pensée critique.[7] Ils se nomment «outils de la pensée», mais sont principalement des «outils de la pensée critique»: des critères, des raisons, des distinctions, des définitions et des règles logiques. Aussi, lorsque Lipman décrit les outils de la pensée, il les classe en quatre catégories cognitives: outils pour la recherche, pour le raisonnement, pour l’organisation des informations et pour la traduction (2003). Ils s’inscrivent dans la voix dominante malgré l’effort de Lipman d’inclure une voix différente comme la pensée caring dans la CRP. Ces outils pour le raisonnement servent les vérités logiques, alors que Gilligan nous montre qu’il existe un raisonnement impliquant aussi des vérités psychologiques et relationnelles (2019). Seulement quelques outils relèvent de la pensée caring, mais ne sont pas explicitement reconnus comme tels.[8]

Enfin, la pensée caring est limitée par le cadre dominant insistant sur la qualité de la recherche avant la qualité humaine de la CRP. Dès 1980 (Lipman, Sharp et Oscanyan), le care est instrumentalisé et réduit à ses bienfaits pour la recherche. Autrement dit, les outils de la pensée caring, dans un cadre dominant, ne rendent pas compte de la définition de la pensée caring de Sharp ni même de celle épistémologique de Lipman. Ils sont utilisés pour la qualité de la recherche et non pour la création d’un cocon caring, pour des apprentissages émotionnels, identitaires, corporels, relationnels ou encore pour souligner le sentiment d’interconnexion des membres de la CRP ou l’importance de la cohérence entre les idées et la pratique (les composantes de la pédagogie du care). Les outils de la pensée actuels favorisent un espace de compréhension dominant n’accordant que peu d’attention à la compréhension affective, qui pourtant est tout aussi importante que celle cognitive (Lipman, 2003, p. 201). La voix caring se retrouve encore une fois atténuée et invisibilisée par des biais patriarcaux présents au sein de la PPE dominante.

Ainsi, nous avançons l’idée que l’influence patriarcale dans l’histoire de la PPE s’exprime, entre autres, par l’invisibilisation de Sharp et de ses travaux dans le corpus théorique de la PPE et par l’invisibilisation de la pensée caring dans le corpus de théorique de la PPE, mais aussi dans ses outils pratiques.

6) La pensée caring pour transformer la PPE

La pensée caring représente une grande partie de la voix originale de Sharp en PPE. Si nous approfondissons nos recherches au sujet de la première, nous revaloriserons du même coup l’héritage de cette femme. Maintenant, voyons comment la pensée caring peut rapprocher la PPE dominante d’une pédagogie du care, plus libératrice et inclusive, en approfondissant nos recherches et en développant de nouveaux outils et pratiques à cultiver en CRP.

6.1) Passer de l’oppression à la libération: rôle des émotions et de la spiritualité

La définition de la pensée caring de Sharp ressemble à la définition de l’amour de bell hooks dans All About Love (2018).[9] Ce que hooks appelle « amour authentique » est constitué d’une combinaison d’éléments interdépendants (le care, l’engagement, la confiance, la connaissance, la responsabilité et le respect) et ils sont tous inclus dans la pensée caring de Sharp (2018a, p. 210-213). L’amour de hooks et la pensée caring de Sharp sont ancrés dans une spiritualité à travers l’importance de l’évolution émotionnelle, l’interconnexion et le caractère sacré de leur expérience (Sharp, 2018a, 2018d; hooks, 2018). L’amour doit « positively nurture the growth of my spirit » ainsi que celui de l’autre (hooks, 2018, p. 7). De manière semblable, Gilligan et Snider (2019) et hooks (2018) présentent de manière récurrente l’amour comme une solution libératrice du patriarcat et de la peur collective de l’amour qu’il cultive. À la lumière des propositions de Sharp elle-même et des visions de Gilligan, Snider et hooks, il est possible d’élaborer certains outils et pratiques de la pensée caring[10]. Déjà, nous pourrions intégrer ceux proposés par Sharp (2007): «Identifier ses émotions», «Repérer les croyances sous-jacentes à ses émotions», «Justifier ses émotions» et «Apprendre à lâcher prise si ses émotions ne peuvent être justifiées». Nous pourrions ajouter aussi «Repérer l’évolution émotionnelle».

6.2) Passer de l’oppression à la libération: accueillir l’inconfort

Ainsi, hooks (2018), Gilligan et Snider (2019) nous apprennent que l’amour persiste en embrassant les inconforts, non pas en les niant. Gilligan et Snider nous expliquent que « l’absence de conflit et de désaccord fait partie des marques de fabrique du patriarcat […] tandis que la démocratie s’épanouit dans les conflits ouverts et les différends » (2019, p. 205). L’amour « thrives on the difficulties » (hooks, 2018, p. 181). En confrontant de manière bienveillante (hooks, 2008) et en allant au cœur des inconforts avec compassion, volonté de comprendre et écoute engagée (Gilligan et Snider, 2019), une relation gagne en confiance, en authenticité et prévient ruptures ou des fermetures notamment. Ainsi, les mécanismes de division et de domination, allant à l’encontre de l’amour et alimentant le patriarcat, peuvent se voir dépassés grâce à l’inconfort. Il n’y a pas de réel changement qui n’éveille pas de sentiments inconfortables selon hooks (2018). Des philosophes de l’éducation et de la justice soulignent aussi l’importance de l’inconfort (Anzaldúa, 1987; hooks, 1994 et 2008; Gilson, 2011; Pagé, 2019). Chetty et Suissa (2016) nous expliquent que la PPE n’est pas actuellement outillée pour faire face aux inconforts et qu’elle a encore tendance à les contourner, avec des no go areas, ce qui empêche de libérer la pratique de la PPE de l’oppression comme le racisme. Il est inconfortable d’aborder des sujets comme le sexisme ou le racisme en classe et l’inconfort habite les personnes différentes et résistantes à la culture dominante. Libérer de leur inconfort ces personnes est un acte d’inclusion. Ainsi, la visibilité des outils et des pratiques de la pensée caring fait partie de la solution ainsi que l’utilisation d’un nouvel outil de la pensée: « Nommer un inconfort ». Cet outil peut être combiné à celui de Chetty et Suissa (2016) pour soutenir l’autre, freiner les préjugés et la demande de justification: la phrase « Peux-tu m’en dire plus?».

6.3) Passer de l’oppression à la libération: rôle de la cohérence et des peurs

Le pouvoir transformateur de l’oppression de la pensée caring et de l’amour provient aussi de la cohérence qu’ils réalisent (hooks, 2018; Sharp, 2018a; Gilligan et Snider, 2019). Sharp nous dit: « [w]hen I care, I feel I must do something about the situation. I must make some judgment. I must act. And it is at this point that our care brings our loving and our willing in unity » (2018a, p. 211). La PPE, malgré la cohérence logique qu’elle met de l’avant, demeure marquée par différentes incohérences, dont l’égale importance des dimensions critiques et caring qui n’est pas conséquemment actualisée. Pour être une pédagogie libératrice, elle gagnerait à accentuer l’importance du pouvoir d’une cohérence holistique (à la fois théorique, affective, relationnelle et pratique). Sharp met en lumière la sensibilité aux incohérences de la pensée caring et la réalisation de cette qualité, intrinsèque à elle: elle n’est pas caring si elle ne met pas en action ce qu’elle pense (2007). Le cocon caring, combiné à la pensée caring, forme un milieu hostile pour l’oppression. L’état psychologique et collaboratif ainsi créé diminue les peurs, augmente la confiance, la communication, la compréhension des émotions et leur qualité plus profonde et authentique. La peur, par ses effets, est source d’incohérences: elle paralyse, elle contourne les inconforts, elle empêche le changement et elle nourrit le cynisme et le désespoir (hooks, 2018; Gilligan et Snider, 2019). Elle nourrit la culture patriarcale et l’oppression en général (hooks, 2018; Gilligan et Snider, 2019). Elle nourrit la division et la domination (Choudhury, 2018). Par exemple, la communauté ou l’animation contourne un inconfort vécu par une personne exprimant une expérience marginalisée (fille, enfant racisé, autochtone, vivant avec un handicap ou autres) souvent par peur de faire plus de mal, par peur de faire face à l’inconfort créé ou par peur de ne pas être suffisamment informé pour en discuter. Ces peurs sont des points de rupture empêchant la cohérence entre l’idée d’être une pédagogie libératrice et son actualisation affective, relationnelle et pratique. À la pensée caring, nous pourrions ajouter l’outil « Identifier des peurs ». Le cocon caring pourrait en demeurer un pour toutes les voix.  

Se rapprochant d’une pédagogie du care, la PPE pourrait transformer les incohérences en continuité harmonieuse et sensée, les peurs en espoir, les ruptures en ponts, l’exclusion en inclusion et l’oppression en libération. Nous avons de grands espoirs envers le pouvoir transformateur des voix caring en PPE et dans notre monde.

7) Conclusion

Dans cet article, nous avons défini des concepts à partir des travaux de Gilligan (2019, originalement publié en 1982) et de Gilligan et Snider (2019) – voix différente, voix de résistance et voix dominante, mécanismes et biais patriarcaux – repris pour analyser la culture patriarcale en PPE. Nous avons aussi proposé l’utilisation des expressions « PPE dominante » et « voix caring ». Nous avons ensuite présenté notre argumentaire sur l’invisibilisation de deux voix en PPE: Sharp et la pensée caring. En analysant ces voix marginalisées, dévalorisées et invisibilisées, nous avons pu dévoiler une culture patriarcale influente en l’histoire de la PPE, en sa théorie (dont celle sur la pensée multidimensionnelle) et en ses outils de la pensée trop peu diversifiés. L’argumentation pour appuyer ces thèses avait pour but ultime de présenter différentes pistes par lesquelles la pensée caring a le pouvoir de transformer la PPE afin de réhabiliter les voix caring au sein de sa discipline. Cette réhabilitation permettrait d’actualiser une PPE davantage libératrice et inclusive.

Liste de références

Articles de périodique

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Sasseville, M. (2009). La pratique de la philosophie avec les enfants. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 3e édition.

Sasseville, M. et Gagnon, M. (2015). Penser ensemble à l’école – Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique. Québec : Presses de l’Université Laval, 2e édition.


[1] Daniel (1994) dénonçait des biais sexistes dans les romans de Lipman à travers des voix genrées stéréotypées: « if the characters reflect children’s real behavior and experiences, as they are supposed to be, how can one say the curriculum is not sexist? » (p. 68).  

[2] Dans ses écrits, Lipman aspirait à ceci aussi, mais Sharp en a davantage fourni des appuis empiriques et des outils concrets pour que la pratique de la PPE soit inclusive des sphères affective, corporelle et relationnelle et de la sensibilité à la communauté.

[3] Un exemple de son invisibilisation renforce ma thèse: le livre très influent au Québec La pratique de la philosophie avec les enfants (Sasseville, 2009) n’est fondé sur aucune publication avec Sharp comme première auteure, alors qu’il est fondé sur 50 publications de Lipman. La PPE, présentée de manière générale, en est surtout une PPE dominante marquée par l’abondance du point de vue de Lipman et le manque de celui qui est original à Sharp.

[4] Les principes des éthiques du care transparaissent énormément dans sa théorie, une des raisons de ces ressemblances frappantes est qu’elle a lu certains travaux de Noddings et de Gilligan (Sharp, 1994).

[5] Par exemple, un livre influent au Québec La pratique de la philosophie avec les enfants (Sasseville, 2009) offre un chapitre complet sur la formation à la pensée critique, mais aucun sur la pensée caring. Aussi, dans le livre de Lipman, Thinking in Education (2003), 10 pages (p. 261 à 271) sont accordées à la pensée caring et 37 (p. 205 à 242) à celle critique. De plus, dans les pages sur la pensée critique, nous retrouvons un tableau présentant plusieurs outils de la pensée (p. 240) et une liste de comportements associés à sa pratique (p. 223 à 226), alors qu’il n’y a pas une telle source d’information concrète pour la pensée caring.

[6] Gilligan et Snider (2019) et bell hooks (2018) remarquent un désengagement vis-à-vis de la définition et de l’activité du care et de l’amour. Il semble être naturel de savoir aimer ou de savoir se soucier des autres d’une bonne manière. Il y aurait un désengagement vis-à-vis de l’importance de bien définir le care (Gilligan et Snider, 2019) et de bien définir l’amour (hooks, 2018). Cela nous empêche d’identifier les mauvaises pratiques et de reconnaître ainsi que de mettre en action les bonnes.

[7] Je me fonde notamment sur Sasseville, M. et Gagnon, M. (2015). Penser ensemble à l’école – Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique. Québec : Presses de l’Université Laval, 2e édition. Parmi leurs outils, seulement 7 relèvent directement de la pensée caring et 15 peuvent indirectement mener à son utilisation et son développement sur un total de 69 outils de la pensée.

[8] Voir note précédente.

[9] Sharp a lu Teaching to Transgress (1994) de cette même auteure.

[10] L’interconnexion entre les outils et les pratiques accentue l’importance de la cohérence entre la théorie et la pratique.


Un bilan tout en images

Après une petite pause de publications suite au départ à la retraite de Michel Sasseville (bonne retraite Michel!), voici un petit billet pour rappeler à certain-e-s et pour partager à d’autres les belles différences qu’une pratique de la communauté de recherche philosophique (CRP) peut faire dans une session.

Voyez-vous, dimanche dernier se terminait la dernière fin de semaine du cours PHI-1063 Penser par nous-mêmes : Parole et silence. Nous avons vécu deux magnifiques fins de semaine, intensives certes, mais profondément riches et profitables. L’une des grandes découvertes des participant-e-s pour cette session fut l’analogie : la comparaison entre deux relations. Une habileté qui nous permet de réfléchir en images en utilisant ce que nous connaissons pour éclairer ce qui nous est plus étranger. Le groupe eut un tel plaisir à en inventer et à en proposer lors des recherches qu’il s’imposait de faire un bilan du cours sous une forme analogique. Voici ainsi ce qui fut proposé dès la fin de la toute première fin de semaine suite à la question : « pourriez-vous faire une analogie inspirée par ce que vous avez vécu cette fin de semaine ? ».

***

La CRP est à la fin de semaine, ce que la cerise est au Sunday

La CRP est aux idées ce que le terrain de jeu est aux enfants

La fin de semaine de CRP est à mon esprit, ce que le mariage d’un ami est à mon cœur.

La CRP est à la philosophie ce que le ski de fond (pour moi) est à se mettre en forme.

La CRP est à mon apprentissage de la philo pour enfants ce que la voie de gauche est à l’autoroute.

L’analogie est à la philo ce que l’image est aux mots.

La passion est à l’homme ce que l’essence est à la voiture

La CRP est à la philo ce que le langage est à l’apprentissage.

La CRP est à l’esprit ce que le karaoké est à ma soirée au bar.

La sensibilité est à l’homme ce que les moustaches sont aux chats.

La communauté de recherche est au philosophe ce que le vent est au marin.

Prendre la parole lors d’une CRP est à l’élève ce que l’action de sauter du tremplin dans une piscine est pour un baigneur; c’est toute une expérience, qu’on veut renouveler.

L’animateur est à la CRP ce qu’un parent est à un enfant qui apprend à faire du vélo

Les habiletés de pensée sont à la réflexion ce qu’un bâton et des patins sont aux joueurs de hockey

La CRP est à la philosophie ce que la présence d’un suppléant est à une classe du primaire ou du secondaire

La communauté est à la recherche philosophique ce que le courant est à une rivière

Formuler une analogie est aux membres d’une communauté de recherche philosophique ce que le goût de la coriandre est à un plat (et j’adore la coriandre).

La philo est à l’humain ce que le chocolat est à ma journée.

La CRP est à la philosophie ce qu’une auberge accueillante est au voyage.

La CRP est à la réflexion ce qu’est l’explication à la compréhension

La philo pour enfant est à ma session ce que l’Amérique est à Christophe Colomb.

Samuel est à une CRP ce qu’un café est à un lundi matin !

La CRP est à Samuel ce que nager est à un poisson.

***

Les petits flatteurs qui ont proposé les deux dernières n’ont bien évidemment pas eu de points supplémentaires, mais leur attention me va droit au cœur.

Néanmoins, ce que ces images nous montrent, c’est qu’il est possible d’offrir des cours qui mobilisent et approfondissent la dimension cognitive des participant-e-s tout en lui conjuguant une intense part d’émotionnelle : il est possible de créer un milieu où se marie la raison et l’émotion, où réflexion rime avec passion, où l’individualité se découvre et se précise à travers l’échange et la coconstruction, où la philosophie, dans toute son exigence d’excellence de la pensée, peut être vécue comme un jeu, où, en définitive, apprendre être une entreprise amusante et exigeante, sérieuse et ludique, passionnée et passionnante, bref profondément humaine et complexe.

Dès lors, si vivre une expérience comme celle-ci vous intéresse, plus besoin d’attendre toute une année avant le retour du cours : Parole et silence se redonnera dès l’hiver et ce, en présentiel !

Au plaisir de vous y voir 😉

Enquête philosophique sur l’avortement (14-16 ans)

Étant donné le récent jugement de la cour suprême des États-Unis, qui pourrait avoir des répercussions à la grandeur de la planète, j’ai pensé que ce chapitre de Êve pourrait devenir, malheureusement, à nouveau utile pour qui veut aborder la question de l’avortement de façon ouverte et sous le mode de la délibération.

Dimanche, 29 mai

Il pleut. J’aime beaucoup les dimanches.

C’est complètement terminé entre Luc et moi! Je souffre encore, mais je commence à l’oublier. Maman dit qu’on ne sait jamais quand une peine d’amour va se terminer. 

Je ne connais pas de façon certaine les raisons de notre rupture. Peut-être est-ce parce que le lendemain de ma visite au local de radio, je lui ai fait une crise. J’en avais assez de voir son ex rôder autour de lui. J’étais vraiment en colère. 

Et, en colère, on dit parfois des choses qui dépassent notre pensée. Je crois même me rappeler lui avoir dit que je ne voulais plus le voir. Comment peut-on dire exactement le contraire de ce qu’on pense et y croire en plus?

Depuis ce temps, plus un mot. C’est le silence… un silence qui en dit long. Je lui ai même écrit, lui demandant de m’expliquer son silence, lui répétant que je l’aime. En guise de réponse: rien!

J’aurais probablement dû me taire, être patiente. Mais je crois que cela n’aurait pas changé grand chose… Ce que je craignais s’est finalement produit: il a repris avec son ex.

Je n’ai pas envie de me battre. Je veux être aimée parce qu’on m’a choisie en toute liberté et non sous la contrainte d’une guerre entre deux filles qui veulent le même garçon. 

Allez hop, je passe à autre chose. Tiens, mon cours de bio et ce qui s’y est produit vendredi dernier.

La chicane a éclaté! Au moment où madame Lee, notre enseignante, a commencé à parler à nouveau de la gestation, des gamètes haploïdes et des zygotes diploïdes, des élèves se sont mis à s’engueuler, à se dire l’un à l’autre qu’ils n’avaient pas raison de penser que l’avortement était ou bien correct, ou bien incorrect. 

On aurait dit que l’affrontement se préparait depuis un bon bout de temps. Le problème, c’est que personne, en fait, n’expliquait le fond de sa pensée. C’était blanc ou noir. Point.

Et l’un parlait toujours plus fort que l’autre. Comme si, dès que nous discutions d’un sujet qui nous touche, il n’y avait pas d’autre façon de le faire qu’en élevant la voix! Serait-ce pour tenter de donner plus de puissance à son opinion, faute de ne pouvoir l’appuyer d’arguments solides? 

Madame Lee frappa à plusieurs reprises sur le tableau avec sa craie. Mais il n’y avait rien à faire. Plus elle frappait et plus les élèves criaient à tue-tête. Un vrai cirque! C’était intolérable. Elle est finalement sortie de la classe en nous menaçant de revenir avec la directrice de l’école. Ce qu’elle fît.

Je n’ai jamais eu affaire à Madame Hamilton, mais elle est une femme réputée pour son calme et sa diplomatie. Quand elle est entrée dans la classe, un malaise silencieux s’est installé et l’on pouvait sentir la tension, bien réelle, entre nous… 

Elle nous a poliment salués, s’est dirigée droit vers le tableau, a effacé tout ce que madame Lee avait dessiné et a écrit ceci: « Il y a une élève de votre école qui est enceinte. Elle m’a demandé de l’aide. Je ne sais pas quoi penser. J’ai besoin de votre aide! »

On est tous restés comme sous le choc. Le silence devint total. Elle demanda alors: – Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui peut me donner un coup de main?

Personne n’osait parler. C’était curieux. C’était comme si tout cela n’était pas réel. Finalement, Éric dit: – les problèmes de cette élève ne nous regardent pas. C’est son problème! Qu’elle s’arrange avec ses troubles!

–    Oui, d’accord! C’est son problème, dit madame Hamilton, mais c’est aussi un peu le mien maintenant, et je vous demande de m’aider à l’aider. Je la revois dans quelques jours. Qu’est-ce que je pourrais lui dire? Alors, y a-t-il quelqu’un qui veut m’aider?

Devant l’insistance de madame Hamilton, Éric ajouta: dites-lui de se faire avorter. Point final!

–    T’es malade, Francoeur! lança Louise. Comment ça, se faire avorter? Il faut qu’elle garde son bébé!

Éric était sur le point de répondre à Louise (probablement quelque chose du genre « non elle a juste à se faire avorter, point final! »), mais Madame Hamilton ne lui en donna pas la chance, et dit: – Bon, écoutez! Je ne crois pas que cette façon de faire nous fera avancer. Si on ne prend pas le temps d’examiner les raisons pour lesquelles on pense que cette personne devrait ou non garder son bébé, on n’ira nulle part. Alors, y a-t-il quelqu’un ici qui veut m’aider?

–    Mélanie leva la main.  – Je crois, madame Hamilton, que si cette fille ne veut pas avoir d’enfant, elle a le droit de se faire avorter.

–    Mais, c’est un meurtre! objecta Marc. On n’a pas le droit de tuer une personne, même si c’est un fœtus!

–    Laissons-la finir ce qu’elle disait et nous reviendrons à toi tout de suite après, annonça madame Hamilton. En se tournant vers Mélanie, elle lui demanda: – Eh bien, pourquoi penses-tu qu’elle a le droit de se faire avorter?

–    Parce que, répondit Mélanie, son corps lui appartient. Elle en est propriétaire et je pense que ce droit est fondamental. Après tout, un fœtus, c’est comme un autre organe du corps. Et selon ce que j’en sais, on peut faire ce que l’on veut de nos organes. Ils nous appartiennent.

–    Madame Hamilton, demanda Frédéric, sait-elle qui est le père?

–    Oui, elle le sait. Mais pourquoi poses-tu cette question? interrogea madame Hamilton.

–    Parce que ce n’est pas seulement une question qui touche la mère. Si on est propriétaire de ce qu’on a créé, ce que je pense, il faut tout de même ne pas oublier que nous sommes aussi, nous les gars, propriétaires du fœtus.

–    D’après ce que je sais, dit madame Hamilton, je crois que le père se pliera à ce que la mère décidera. Alors, à qui le tour? Elle donna la parole à Érika.

–    Mais, il n’y a pas que le père et la mère qui comptent là-dedans. Il y a aussi le fœtus. Madame Lee nous a montré l’autre jour que le fœtus participe aussi à la formation du placenta. Si ce que dit Frédéric est exact, alors le fœtus est au moins en partie propriétaire du placenta. Normalement, si on est lésé dans nos droits de propriété, on doit avoir une compensation. Mais si on avorte, quel genre de compensation le fœtus pourrait bien avoir?

–    Vous voyez, dit Marc, je vous l’avais dit, ce n’est pas correct l’avortement. Peu importe par quel bout on prenne le problème, ce sera toujours mal de subir un avortement. De toute façon, moi je pense que la vie humaine doit absolument être respectée dès l’instant de la conception. Et puis, on l’a vu hier avec madame Lee, l’identité biologique est toute entière présente dans le zygote. On est donc en présence d’une personne.

–    Es-tu en train de dire, demanda madame Hamilton, que l’individualité biologique et la personne, ce sont une seule et même chose?

–    Oui, exactement, répondit Marc. À condition, bien sûr, que les parents soient eux aussi des êtres humains.

Claire leva la main et Madame Hamilton lui donna la parole.

–    Moi, je pense que tout cela n’a aucune importance. Que le fœtus soit propriétaire ou non d’une partie du corps de la mère, qu’il ait ou non une identité biologique ne change rien. Ce qui compte, c’est qu’au moment de la procréation, Dieu a l’intention de faire apparaître un nouvel être humain qui pourra Le connaître, L’honorer et L’aimer.

–    Veux-tu dire, demanda alors madame Hamilton, que parce que nous croyons que nous sommes des fils et des filles de Dieu, personne n’a le droit de mettre fin à la vie d’un fœtus?

–    Oui! c’est cela, répondit simplement Claire.

–    Et si on ne croit pas à Dieu, demandais-je?

–    Ça ne change rien, ajouta Claire. De toute façon, c’est la seule possibilité.

–    Je n’en suis pas si certaine… Mais peu importe! Admettons que nous croyons en Dieu, penses-tu qu’il y a des circonstances qui pourraient permettre l’avortement? ai-je demandé.

–    Peu importe la situation, répondit Jasmin qui était assis en avant de la classe. Moi, je crois que l’avortement sera toujours un meurtre, pour les raisons qu’a exprimées Marc tout à l’heure. Ce n’est pas compliqué. Même s’il s’agissait de sauver la vie de la mère, je pense qu’on n’a pas plus le droit d’avorter. La vie est sacrée.

Sylvie demanda alors à Jasmin. – Mais, est-ce qu’on ne pourrait pas voir cela parfois comme de la légitime défense? Tu sais que dans le cas de la légitime défense, si quelqu’un t’attaque jusqu’à menacer ta vie, tu as le droit de le tuer.

–    Oui, je sais, répondit Jasmin. Mais comment peux-tu voir un fœtus comme étant quelqu’un qui t’attaque? Le fœtus humain est un être innocent. Le voir comme un animal qui t’agresse ou comme quelqu’un qui veut te tuer n’a aucun sens.

–    En vous écoutant, dit Philippe, il m’est venu à l’esprit une histoire que mon père m’a racontée récemment. En fait, c’est une histoire et une question qu’il m’a posées. Voulez-vous que je vous la raconte?

–    Si tu crois que cela peut nous faire avancer, ajouta madame Hamilton, alors vas-y.

–    Je crois que oui, Madame. Bon: imaginez qu’un célèbre biologiste est victime d’une grave maladie des reins ; il vient de tomber dans le coma. Une seule personne a un organisme compatible capable de le sauver. Alors, la communauté scientifique des biologistes décide d’enlever la personne en question et de la brancher directement avec le célèbre biologiste afin qu’il puisse éliminer les déchets des deux personnes. On l’avise que le traitement durera neuf mois et que s’il se débranche, il sera tenu responsable de la mort du célèbre biologiste. Voilà, ça, c’est l’histoire. Maintenant la question: croyez-vous que la personne sera vraiment responsable de la mort du biologiste, si elle décide de se débrancher?

–    Mais, tu as dit qu’il y avait un lien avec l’avortement! Et je n’en vois pas, affirma Jeannette.

–    Moi j’en vois un, affirma Érika. Mais je vais d’abord répondre à la question. Non, je ne crois pas que la personne serait responsable de la mort du biologiste, tout comme une femme enceinte ne serait pas responsable de la mort du fœtus si elle décidait de couper les liens qui l’unissent à lui. 

–    Mais ce n’est pas la même chose, lança Marc. Dans l’histoire de Philippe, la personne est enlevée. Alors que dans le cas qui nous intéresse, l’élève est consentante. N’est-ce pas, madame Hamilton?

–    Tu as raison, répondit-elle. Mais peut-être que l’histoire de Philippe peut nous aider à considérer les cas à la suite d’un viol. À qui la parole maintenant? Elle fit signe à Julie.

–    Merci. Marc a utilisé le mot que je voulais prendre, le mot ‘personne’. Car, voyez-vous, depuis tout à l’heure, je vous écoute parler et il me semble que nous n’avons pas abordé la question correctement. Ce que je veux dire, c’est que je ne pense pas qu’un fœtus soit une personne. Et tant que ce n’est pas une personne, on a le droit de lui enlever la vie.

–    Comment sais-tu que ce n’est pas une personne? demandai-je.

–    Pour moi, une personne c’est un être qui est capable de raisonner, de résoudre des problèmes. Un fœtus n’est pas capable de faire cela. Alors, conclut Julie, ce n’est pas une personne.

–    Si tu as raison, demanda alors Alexis, que fait-on des vieux qui sont séniles, ou des personnes qui sont dans le coma? D’après ta définition, ce ne sont plus des personnes. On pourrait alors avoir le droit de les tuer.

–    Oui, tu as raison, Alexis, ajouta Julie. Ma définition de ‘personne’ aurait besoin d’être un peu modifiée.

–    Même si on ajoutait quelque chose à ta définition, cela ne changerait rien. Je pense, ajouta Steve, que dès la conception, on a le pouvoir de raisonner, de résoudre des problèmes. Peut-être que ce pouvoir n’est pas encore en force, mais il est là, comme latent. Et s’il est là, alors on est une personne. Tu pourrais bien définir la personne autrement, mais si tu le fais en termes de pouvoir, tu seras toujours en train de dire qu’un fœtus est une personne.

–    Ça dépend! ajoutai-je. Comment sait-on que le pouvoir est là dès le début? Peut-être que ce pouvoir apparaît seulement en cours de route. Peut-être que ce pouvoir apparaît seulement après la 10 esemaine de grossesse.

–    Oui, et peut-être qu’il apparaît seulement à la 15e semaine de grossesse. Et pourquoi pas à la 20e, à la 30e? demanda Steve. Non, pour moi, le pouvoir est là dès le début, ou il n’est pas là.

–    Comment le sais-tu? demandai-je encore avec insistance.

Madame Hamilton me fit signe de me calmer. Je me sentais calme pourtant. Je ne pouvais tout simplement pas comprendre comment on pouvait être aussi certain d’une chose aussi incertaine. Je n’ajoutai rien et Steve non plus. 

Comme il semblait que plus personne ne voulait intervenir, madame Hamilton en profita pour nous remercier de l’aide que nous lui avions apportée. Elle devait retourner à son bureau et elle a invité madame Lee à venir avec elle pour quelques minutes.

Je n’en revenais pas! Pas un mot concernant notre chicane du début du cours! Seulement des questions! À peine quinze minutes plus tôt, nous étions prêts à nous arracher les cheveux. Et voilà que, maintenant, nous étions en train de discuter comme si nous prenions vraiment au sérieux tout ce que les autres avaient à dire.  Comme si on avait appris à vivre ensemble malgré nos différences!!! 

Je me suis dis que tous les cours devraient se passer comme ça. Mais malheureusement, je ne crois pas que cela soit possible…. Nous avons tellement de choses à apprendre qui ne se discutent pas. 

Je me dis aussi que des personnes qui s’aiment devraient peut-être être comme cela: prêtes à se parler, à s’écouter, à collaborer, à partager. C’est cela qui n’a pas marché entre Luc et moi. Enfin, je pense.Je me demande bien qui est cette fille qui est enceinte. En tous cas, ce n’est pas moi! Ça j’en suis certaine!

***

Y a-t-il de bonnes raisons d’être pour ou contre l’avortement?

La discussion rapportée par Êve dans ce chapitre met en évidence quelques-unes des positions qui sont défendues concernant le droit ou non à l’avortement. Rappelons ici brièvement les différentes positions développées dans ce chapitre : 

•      Mélanie pense que l’avortement est un droit car notre corps nous appartient. 

•      Érika estime que le fœtus est aussi propriétaire du placenta et qu’il devrait avoir une compensation. Mais puisqu’il ne sera plus après l’avortement, cela s’avère impossible. Du coup, elle pense probablement que l’avortement devrait être banni. 

•      Marc, de son côté, estime que l’avortement devrait être banni puisque la vie humaine doit être respectée dès la conception. En outre, ajoute-t-il, nous sommes en présence d’une personne dès la conception. 

•      Claire affirme que nous sommes des fils et des filles de Dieu, que la vie est sacrée, et qu’en conséquence, personne n’a le droit de mettre fin à la vie d’un fœtus. 

•      Philippe rapporte une histoire racontée par son père montrant peut-être que dans le cas d’un viol, l’avortement serait acceptable. 

•      Enfin, Julie pose la question de savoir si un fœtus est une personne, car pour elle, semble-t-il, si nous ne sommes pas en présence d’une personne, alors l’avortement serait acceptable.

Il pourrait être intéressant d’examiner d’un peu plus près chacune de ces positions. 

Êtes-vous d’accord, pas d’accord, vous ne savez pas, avec les raisonnements suivants?

 D’accordPasd’accord?
1- Luc : La vie est plus grande que nos vies. C’est pourquoi je pense que la vie est sacrée.   
2- Luc : La vie est plus grande que nos vies. C’est pourquoi je pense que la vie ne nous appartient pas.  Et puisqu’elle nous ne appartient pas, l’avortement devrait être interdit.   
3- Marie : La vie nous est donnée lors de la conception. Et on ne peut enlever ce qui nous est donné.  Donc l’avortement devrait être interdit.   
4- Pierre : La vie a un caractère absolu. Par conséquent, on n’a aucun droit d’enlever la vie à quelqu’un.   
5- Ginette : La peine de mort devrait être abolie, car elle enlève la vie à une personne. Or, la vie est quelque chose de sacrée qu’on ne peut enlever à personne.   
6- François : Ce qui compte, ce n’est pas la vie, mais la qualité de la vie. C’est pourquoi je pense qu’on peut enlever la vie à une personne si on juge que la qualité de la vie s’en trouvera meilleure.    
7- Lucie : Notre corps nous appartient. C’est pourquoi nous pouvons faire ce que nous voulons avec celui-ci. Donc, nous devrions avoir le droit d’avorter.   
8- Philippe : Dans le cas d’un viol, l’avortement devrait être permis, car la conception n’est pas consentie par l’un des personnes.   
9- Julie : On n’a pas le droit d’avorter car nous enlevons la vie à une personne. Cela est un crime.   
10- Jules : Un fœtus n’est pas une personne.  C’est pourquoi l’avortement devrait être permis.   


Qu’est-ce qu’une personne?

1-    Est-ce que tous les êtres humains sont des personnes?

2-    Est-ce que seuls les êtres humains sont des personnes?

3-    Est-ce qu’un ordinateur peut être considérée comme une personne?

4-    Est-ce qu’une famille peut être considérée comme une personne?

5-    Est-ce qu’un pays peut être considéré comme une personne?

6-    Est-ce qu’un être humain qui est aveugle, sourd et muet est une personne?

7-    Est-ce qu’un être humain dans le coma est une personne?

8-    Est-ce qu’un être humain peut être une personne et avec le temps ne plus l’être?

9-    Est-ce qu’un être humain peut ne pas être une personne et le devenir avec le temps?

10-  Est-ce que tout être humain, dès sa conception, devrait être considéré comme une personne?

11-  Comment pouvons-nous savoir qu’un fœtus a le pouvoir de penser, de raisonner?

12-  Que faut-il pour être une personne?

Petite histoire: À quoi ressemblerait un monde sans émotion?

libéraux

M’appuyant sur ce que mes ami-e-s Facebook ont répondu à la question: À quoi ressemblerait un monde sans émotion? (et fouillant un peu dans l’histoire de la philosophie), voici une courte histoire, une rencontre entre des enfants du primaire (9 à 12 ans environ) qui raconte ce qu’ils en pensent…  Peut-être que cette petite histoire vous sera utile au moment de pratiquer la philosophie avec les enfants, en la liant à l’exercice qui a été publié récemment.  À vous de jouer!

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Grande nouvelle: le certificat et le microprogramme en philo pour enfants sont maintenant offerts entièrement en ligne

Eh oui, que vous soyez à Gaspé, La Malbaie, Montréal, St-Lambert, Trois-Rivières, Paris, Bruxelles, Prague, Genève, Murdochville, ou ailleurs bien entendu, vous pourrez, dès septembre 2022, suivre le certificat ou le microprogramme en philosophie pour enfants offerts par la Faculté de philosophie de l’Université Laval à partir de votre domicile. Ces programmes ont été dispensés pour la première fois en 1996. Ils étaient alors entièrement offerts en classe. Les temps changent et la Covid nous a conduits à imaginer de nouvelles avenues.

Cela ne veut pas dire que tous les cours de ces deux programmes seront offerts uniquement en ligne. Mais si vous ne pouvez pas venir sur le campus pour certains des cours offerts en classe, il vous sera possible de les suivre devant votre écran.

La pandémie nous a permis de constater que c’est possible de créer des communautés de recherche en ligne et qu’il y a même une plus value sous certains aspects. IL est à noter que tous les cours sont offerts uniquement en français.

Pour plus de détails concernant les coûts, l’inscription, etc. prière de contacter mad. Suzanne Boutin à l’adresse suivante: etudes@fp.ulaval.ca

Bienvenue à toutes et tous!

Voici la soutenance de doctorat en entier de Marie Gosselin Kerhom

Marie Gosselin Kerhom

Tel que le titre l’indique, voici cette fois la soutenance de doctorat en entier (plus de 2 heures) de Marie Gosselin, tenue le 17 décembre 2021. Et encore une fois grand merci à Richard Étienne d’avoir pris soin de partager ce vidéo.

Soutenance en entier de la thèse de Marie Gosselin

Une nouvelle docteure dans le monde de la philosophie pour enfants et adolescents

Marie Gosselin est officiellement docteure en sciences de l’éducation et en philosophie. Voici les derniers moments de sa soutenance, moments où elle devient effectivement docteure… Merci à Richard Étienne, co-directeur de la thèse, pour le video qu’il vient de me transmettre…

Résumé de la thèse

La pensée critique est présentée par les spécialistes comme indispensable à chacun dans toutes les circonstances de la vie et, plus particulièrement dans celle du citoyen d’une démocratie. Mais elle n’est pas innée et doit alors faire l’objet d’une véritable éducation.

La philosophie semble être la discipline la plus adaptée à ce projet. Cependant les élèves des lycées professionnels en France en sont privés.

Dans le cadre de cette thèse, nous interrogeons la possibilité et la pertinence d’introduire l’enseignement de la philosophie dans le cursus professionnel et tentons de vérifier l’hypothèse selon laquelle cette discipline serait bénéfique aux élèves de ces sections, y compris sur le plan professionnel.

Pour cela, nous présentons d’abord la formation professionnelle telle qu’elle s’enseigne et les élèves fréquentant les lycées professionnels. Nous réfléchissons à ce que serait une éducation de la personne et évoquons les raisons qu’il y aurait d’introduire la philosophie dans ce curriculum. Nous nous attachons ensuite à définir la pensée critique et à envisager ses liens avec la formation et la pratique professionnelles. Nous présentons ensuite l’enseignement actuel de la philosophie et étudions son éventuelle transposition en lycée professionnel. Nous examinons ensuite deux méthodes issues des Nouvelles Pratiques Philosophiques que sont la Communauté de recherche Philosophique et la Discussion à Visées Démocratique et Philosophique et leur lien avec une éducation à la pensée. Puis nous présentons et analysons les nombreuses données recueillies dans nos classes lors de ces pratiques de discussion et vérifions notre hypothèse. Enfin, à partir de ces résultats nous proposons des pistes d’approfondissement.

Soutenance de thèse de doctorat (en ligne)

Marie Gosselin Kerhom

Il y aura soutenance de thèse de doctorat, vendredi le 17 décembre à 9h00, heure du Québec, 15h00 heure de la France. La thèse intitulée « Ouvrir l’enseignement de la philosophie aux élèves des lycées professionnels » est en co-tutelle avec l’Université Laval de Québec et l’Université Paul Valéry de Montpellier et sera soutenue par Marie Gosselin Kerhom.

Les membres du jury sont:

SASSEVILLE, Michel, co-directeur, professeur en philosophie, Université Laval à Québec
	
ETIENNE, Richard, co-directeur, Professeur émérite en sciences de l'éducation,  Université Paul Valéry Montpellier 
3, Université Paul Valéry Montpellier 3 

GAGNON, Mathieu, Professeur agrégé en éducation, PhD, Université de Sherbrooke
 
CHIROUTER, Edwige, Professeure des universités en sciences de l'éducation, Université de Nantes 

BEGIN, Luc, Professeur titulaire en philosophie, Université Laval à Québec 
 
GOUBET, Jean-François, Professeur des universités en philosophie, Université de Lille 

Résumé de la thèse

La pensée critique est présentée par les spécialistes comme indispensable à chacun dans toutes les circonstances de la vie et, plus particulièrement dans celle du citoyen d’une démocratie. Mais elle n’est pas innée et doit alors faire l’objet d’une véritable éducation.

La philosophie semble être la discipline la plus adaptée à ce projet. Cependant les élèves des lycées professionnels en France en sont privés.

Dans le cadre de cette thèse, nous interrogeons la possibilité et la pertinence d’introduire l’enseignement de la philosophie dans le cursus professionnel et tentons de vérifier l’hypothèse selon laquelle cette discipline serait bénéfique aux élèves de ces sections, y compris sur le plan professionnel.

Pour cela, nous présentons d’abord la formation professionnelle telle qu’elle s’enseigne et les élèves fréquentant les lycées professionnels. Nous réfléchissons à ce que serait une éducation de la personne et évoquons les raisons qu’il y aurait d’introduire la philosophie dans ce curriculum. Nous nous attachons ensuite à définir la pensée critique et à envisager ses liens avec la formation et la pratique professionnelles. Nous présentons ensuite l’enseignement actuel de la philosophie et étudions son éventuelle transposition en lycée professionnel. Nous examinons ensuite deux méthodes issues des Nouvelles Pratiques Philosophiques que sont la Communauté de recherche Philosophique et la Discussion à Visées Démocratique et Philosophique et leur lien avec une éducation à la pensée. Puis nous présentons et analysons les nombreuses données recueillies dans nos classes lors de ces pratiques de discussion et vérifions notre hypothèse. Enfin, à partir de ces résultats nous proposons des pistes d’approfondissement.

Bienvenue à toutes et tous!!!

Le lien Zoom pour assister à la soutenance: https://univ-montp3-fr.zoom.us/j/98790143750?pwd=STlQU29ZOEV4U2YvRzRFWTUwZXJTZz09

Pourquoi faire de la philosophie avec les enfants?

La philosophie c’est bien beau, mais ça ne marche pas, aurait dit Montaigne. Arrêter de croire (ou de faire croire) que la pratique de la philosophie, avec le temps, permettra de devenir un.e sage. Accepter seulement que vous pouvez vous en approcher, mais que vous ne le serez jamais, ce qui est déjà une forme de sagesse. Le système parfait menant à la sagesse (Epicure, Spinoza…) n’existe pas car, humains que nous sommes, nous sommes aussi faibles et faillibles (sauf très très rares exceptions).

Ce qui ne veut pas dire, j’ajoute, que la philosophie est inutile. Sa pratique permet à tout le moins d’apprendre à penser et à vivre! Ce n’est pas rien!!! Comme le dit si bien Comte Sponville: philosopher c’est apprendre à penser sa vie et à vivre sa pensée, autant que faire se peut. Et, j’ajoute encore, le plus tôt sera le mieux! Car, comme le disait aussi Montaigne, on a grand tort de peindre la philosophie inaccessible aux enfants.

https://www.youtube.com/watch?v=MBAW-pAbm3g (6 mn)