La philosophie pour enfants et le nouveau cours de Culture et citoyenneté québécoise

Depuis le 28 août dernier, le Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) a rendu publics les tout nouveaux programmes pour le cours de Culture et citoyenneté québécoise (CCQ), tant pour le primaire que pour le secondaire. Les objectifs de ce nouveau cours qui remplacera l’ancien cours d’Éthique et de culture religieuse sont : préparer à l’exercice de la citoyenneté québécoise, viser la reconnaissance de soi et de l’autre, poursuivre le bien commun, et ce, par le développement des « habiletés intellectuelles et les attitudes nécessaires pour participer de manière éclairée et active à la discussion collective » (secondaire, p. 3).

À la lecture de ces programmes, celles et ceux d’entre vous qui connaissent déjà la philosophie pour enfants (PPE) ne pourront pas s’empêcher de remarquer de grandes similarités entre ces programmes et la recherche que nous faisons tout comme les cours que nous donnons à l’Université Laval.

Cela est loin d’être un hasard ! Lors de sa planification et de son élaboration, les représentants du gouvernement et même le ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-François Roberge, ont rencontré plusieurs chercheurs et chercheuses québécois-e-s (notamment Michel Sasseville) afin de s’informer sur la PPE. Il y a même eu un mémoire déposé à l’Assemblée nationale afin de proposer la PPE comme pratique pédagogique officielle de ce nouveau cours.

Malheureusement, cela ne pouvait être possible. En effet, depuis la réforme des années 2000, les enseignant-e-s ont acquis, à juste titre, la reconnaissance du caractère professionnel de leur métier. Pour le dire autrement, il n’était plus possible de leur imposer une seule manière d’enseigner. Aussi incroyable que soit la PPE, on ne peut pas obliger les enseignant-e-s à la pratiquer dans leur classe. On peut cibler des compétences attendues, souligner les composantes nécessaires à leur développement, mais c’est aux enseignant-e-s de choisir les méthodes qu’ils-elles préfèrent et qu’ils-elles considèrent comme les plus efficaces pour atteindre ces finalités. En d’autres termes, les enseignant-e-s doivent faire preuve de jugement.

Ce changement est bien évidemment pour le mieux. Ceux qui, comme moi, font la promotion de la PPE, une pratique visant à apprendre aux jeunes à penser par et pour eux-mêmes, ne sauraient revendiquer l’imposition d’une pratique à quiconque sans faire par le fait même preuve d’autocontradiction. Lorsqu’on sait que la pratique de la PPE exige une certaine posture épistémique de la part de l’enseignant-e, qu’elle demande le respect de certains principes et de certaines valeurs pour éviter l’endoctrinement, il vaut mieux la pratiquer en tant que convaincu-e-s qu’en tant que simple applicateur-rice.

Toutefois, bien que la PPE ne soit pas obligatoire dans le nouveau cours de CCQ, un-e enseignant-e qui ferait preuve de jugement, qui serait convaincu-e de toute la pertinence et de la plus-value de cette pratique, pourrait facilement y voir là un excellent moyen pour développer les compétences visées par ce nouveau cours ainsi qu’une belle occasion de pratiquer la PPE en classe. Regardons un peu pourquoi.

D’abord, il suffit de regarder les compétences que souhaite développer ce nouveau cours. Pour le primaire, on nous présente une compétence évoluant tout au long des cycles : au premier cycle, on vise d’abord à « explorer les réalités culturelles », pour ensuite « examiner les réalités culturelles » au second cycle et culminer au troisième cycle avec « réfléchir de façon critique sur des réalités culturelles ». Au secondaire, on retrouve une compétence « étudier des réalités culturelles » à laquelle s’ajoute la compétence « réfléchir sur des questions éthiques ». À mon avis, la PPE pourrait être un formidable outil pour rejoindre ces compétences réflexives puisqu’elle permet de travailler les composantes qui forment ces capacités. J’irais même jusqu’à affirmer que la CRP vient directement travailler 3 des 4 composantes des composantes réflexives, au primaire comme au secondaire.

Effectivement, tant au primaire qu’au secondaire, le développement de la réflexion passe, selon le MEQ, par le dialogue. Or, on n’enseigne pas à dialoguer en parlant de dialogue tout comme on n’enseigne pas à nager en présentement la poussée d’Archimède : on apprend le dialogue par le dialogue. Et encore, il est important de bien comprendre ce qu’est un dialogue et non une simple discussion voire même un débat. Dans un authentique dialogue, on cherche à atteindre un but commun : résoudre un conflit, répondre à une question, bref on cherche à résoudre un problème. Un dialogue implique donc une recherche : c’est plus que de simplement échanger des opinions. Dans un dialogue, chaque participant-e doit accepter la possibilité d’être changé-e par l’autre : changer d’idée, de perspectives, voire de comportements, etc. C’est notamment toute la différence (mais quelle différence importante) entre le dialogue et le débat. Comme Michel Sasseville l’écrit dans son billet Pourquoi je n’aime pas le mot « débat », dans un débat, l’objectif est de con-vaincre son adversaire et le public. Il faut montrer que sa position initiale est la meilleure que coûte que coûte, et ce, même si on n’y croit pas vraiment ou que l’autre nous ait fait changer d’idée. Il n’y a pas de recherche dans un débat et donc pas d’écoute.

À ce titre justement, l’une des composantes des compétences visées au primaire et au secondaire est d’examiner une diversité de points de vue : pour entraîner la réflexion, il faut habituer les jeunes à considérer une pluralité de perspective. Pourquoi alors ne pas en profiter pour examiner les opinions de ses pairs ? Après tout, comme composantes, on retrouve également : élaborer un point de vue (primaire) et élaborer des réponses (secondaire). Pourquoi donc ne pas faire dialoguer les jeunes pour leur faire émettre des opinions qu’ils-elles écouteront, considéreront et jugeront, comme nous le faisons en PPE ?

Qui plus est, il y a également de bonnes raisons de faire des dialogues philosophiques en classe de CCQ. La première concerne directement la thématique du cours. On peut lire dans le programme du secondaire que : « [la compétence Réfléchir sur des questions éthiques] permet également d’aborder des questions philosophiques fondamentales concernant le sens de la vie, le bien-être, l’amitié, l’amour ou le bien et le mal » (p. 21), comme au primaire : « [l]e développement de la compétence Réfléchir de façon critique sur des réalités culturelles amène les élèves à […] élaborer des réponses à des questions de compréhension, à des questions philosophiques et à des questions éthiques » (p. 20). On demande littéralement aux enseignant-e-s d’habiliter les élèves à réfléchir sur des questions philosophiques. Quelle belle occasion !

La seconde raison de faire des dialogues philosophiques est que la philosophie est une discipline qui se prête tout particulièrement bien au dialogue et à la recherche avec les jeunes parce qu’elle est égalisatrice. En philosophie, les problèmes auxquels nous réfléchissons sont à la fois centraux à l’expérience, ce qui fait que tout le monde (même les enfants) peut voir un point de vue sur ces questions, et contestables, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas une seule bonne réponse évidente. La philosophie est un contexte merveilleux pour l’échange d’une pluralité de points de vue à discuter, à évaluer et à tester. L’adulte n’ayant pas forcément la bonne réponse, c’est aux élèves à exprimer leurs points de vue, à les soutenir, à écouter ceux de leurs pairs, à les évaluer, à envisager d’autres possibilités, bref à réfléchir.

Et c’est probablement ici que la synergie entre PPE et CCQ se fait la plus évidente, car si la CRP peut fournir un excellent contexte pour travailler les composantes avec lesquelles développer les compétences attendues, encore faut-il avoir des outils pour progresser dans ses compétences. Le MEQ propose à ce titre, dans chacun des programmes, des « éléments de contenus liés à l’exercice de la compétence » (primaire p. 47, secondaire p. 52). On y retrouve certains concepts clés en lien avec la perspective du cours, des erreurs de raisonnement classiques (certains les appelleront « sophismes »), mais surtout des « moyens pour appuyer ses idées ».

Ces moyens pour appuyer ses idées sont la traduction directe des « habiletés de la pensée » ou des « conduites cognitives » que nous travaillerons depuis plus de trente ans dans les cours Penser par nous-mêmes à l’Université Laval. On retrouve, par exemple : donner des exemples, donner des raisons, reformuler les propos d’autrui, examiner l’envers d’une position, etc. Ce sont ces outils que nous apprenons aux participant-e-s à mobiliser, à observer, à évaluer et qui contribuent au développement de la pensée ainsi qu’à la progression des aptitudes à dialoguer et à délibérer. Chaque session, moi et mes étudiant-e-s sommes toujours surpris-e-s et émerveillé-e-s de constater à quel point les réflexions progressent entre la première recherche commune du vendredi soir et la dernière de la première fin de semaine. Cette différence s’explique par le développement progressif de ces habiletés qui non seulement les aident à mieux appuyer leurs idées, mais aussi à mieux comprendre le sens des propos d’autrui (et donc à mieux écouter d’autres points de vue), à entrevoir des possibilités pour faire avancer la recherche (quel plaisir lorsqu’on découvre la richesse créée par l’analogie) et à réfléchir à la manière dont ils-elles s’y sont pris pour chercher (avons-nous utilisé les bons outils ? Aux bons moments ? De la bonne manière ?).

En somme, bien qu’on ne puisse pas imposer la PPE dans le nouveau cours de CCQ, un-e enseignant-e aurait une foule de bonnes raisons de créer une communauté de recherche dans sa classe, tels que de travailler directement au développement des compétences réflexives visées, via une pratique du dialogue, de la recherche philosophique et des habiletés de la pensée… pardon, des moyens pour appuyer ses idées ! Et pour s’habiliter à l’animation de CRP, quoi de mieux que de venir pratiquer avec nous dans l’un des cours Penser par nous-me^mes à la faculté de philosophie de l’UL. Nous travaillons activement à répandre la pratique dans les écoles… un cours à la fois. 😉