La philo pour enfants: de la tête bien pleine à la tête bien faite

M. Lipman, Thinking in Education, 2e édition, p. 18, 2003 (ma traduction)

Bien peu de personnes ignorent la fameuse phrase de Montaigne: «Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine.» (1533-1592).  Qu’avait-il en tête au moment d’écrire cette phrase devenue célèbre? Peut-être songeait-il au fait qu’une tête bien pleine ne sert à rien si elle ne sait pas utiliser ses connaissances de manière judicieuse…  C’est en tous cas ce que Lipman avait en tête lorsque, vers la fin de sa vie (en 2003), il a tenu à distinguer ce qui, à ses yeux, constituent les principales caractéristiques d’une éducation traditionnelle (tête bien pleine) et d’une éducation réflexive (tête bien faite).   La pratique de la philosophie avec les enfants est à situer du côté d’une éducation réflexive.

La question se pose de savoir s’il est possible d’avoir une tête bien faite tout en ayant une tête bien pleine.  Et je crois qu’il est tout à fait possible d’avoir les deux et qu’une tête bien faite qui serait vide de connaissances ne serait pas, en fait, une tête bien faite.  Car il importe d’avoir des connaissances pour penser.  Rien ne sert de penser, encore faut-il penser à quelque chose disait Boris Vian (je crois).  Mais, tout le problème réside dans la manière d’obtenir ces connaissances.  Si la façon de s’y prendre est de se faire gaver par un.e enseignant.e qui transmet du haut de son savoir tout ce qu’il y à savoir, il y a peu de chances que la tête bien faite se développe. Par contre, si ces connaissances sont construites à l’aide d’un.e enseignant.e et dans le cadre d’un processus de recherche où la discussion est permise, souhaitée, alors là il est possible d’espérer que la tête bien faite se construira et utilisera ses connaissances de manière judicieuse afin de reconstruire le monde dans lequel elle se trouve avec tous les autres, permettant ainsi à tous et chacun de vivre plus harmonieusement.  Car une tête bien faite n’est pas seulement une tête qui sait penser.  C’est aussi une tête qui a du coeur et qui dans son désir de raisonnabilité, entrevoit la bienveillance comme une partie essentielle de toute personne dite éduquée.

Certains penseront sans doute que ce schéma binaire est bien réducteur et que dans la vraie vie, à l’école, les deux colonnes s’entremêlent. Et ces personnes auraient raison de penser ainsi.  Ce n’est pas tout noir ou tout blanc.  Mais si on cherche une direction à donner à notre système d’éducation, il importe, me semble-t-il, qu’on porte une attention toute particulière à la colonne de droite (éducation réflexive), car c’est par elle, selon moi, qu’on peut espérer une véritable révolution (copernicienne) en éducation, axée non plus sur l’accumulation du savoir, mais sur la formation de personnes judicieuses. Il est grand temps que l’école devienne un lieu de formation du discernement, du jugement, qu’on porte une attention sur la formation des habiletés de pensée (savoir penser par et pour soi-même) et de dispositions vertueuses (le vivre ensemble avec les autres mais aussi la planète) et non plus uniquement sur la somme des connaissances acquises (et transmises par l’enseignant.e). Je ne peux m’empêcher de rappeler les mots de Daniel Curnier dans un article portant sur l’école d’aujourd’hui: «si on éduque des individus semblables à ceux qu’on a formés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on reproduit un système qui va droit dans le mur. Il est pourtant incontestable qu’à la lumière des enjeux socio-écologiques actuels, il faut inventer autre chose.» Cette autre chose, c’est, notamment, une éducation réflexive axée sur la formation du jugement nuancé. Pas seulement en théorie, mais aussi et surtout en pratique!

En terminant, je me souviens que lors d’une formation, après avoir présenté ce petit tableau, une personne s’est exclamée: mais… la colonne de droite, l’éducation réflexive, on sait tout cela, et cela depuis longtemps.  Une autre personne est alors intervenue pour dire: oui, certes, mais en philosophie pour enfants, on le fait, plutôt que simplement le connaitre!  Cela se passait à Genève en 2005.

2 réponses

  1. Jules Renard semble-t-il, pas Boris Vian.
    Merci pour cet article. Pour ma part, et du haut de mes petites réflexions, j’associe culture (informations), intelligence et méthode dans un triptyque vertueux. Toujours est-il que pour obtenir un système éducatif valorisant la deuxième colonne il faut une grande quantité d’humains pétris de savoir, de méthode et de capacité de réflexion. Difficile donc. De plus il faudrait qu’ils acceptent tous de former des êtres capables de les contredire, de les faire vaciller. Et on ne peut pas dire qu’homo sapiens soit paramétré pour cela.

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  2. Je suis vraiment très content avec la splendeur de cette pensée philosophique qui vient pérenniser ma vision et mon intime conviction. Veuillez m’aider à préparer ma thèse de doctorat en philosophie sur la thématique : De l’éducation réflexive, révolution à la visée traditionnelle pour une citoyenneté compactée . veuillez m’aider avec la documentation je suis en République République Démocratique du Congo.

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