Roue imaginée par Matthew Lipman, au-dessus de l’Atlantique, au retour d’une formation au Nigéria (1991, je crois). J’ai eu grand plaisir, dans l’avion, à discuter de cette roue avec lui…
Traduction de la roue : Nicole Decostre
Dans un précédent billet, je citais Matthew Lipman concernant l’importance de la formation du jugement à l’école. On peut y lire ceci:
« Nos jeunes doivent apprendre à distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas; ce qui est profond de ce qui est injustifié. Ils doivent apprendre que dans le monde où ils vivent, la bonté n’est pas toujours de mise, de sorte que la violence envers l’innocent et le faible est considérée à contrecoeur somme injustice et que les victimes sont régulièrement accusées d’être les auteurs de leur propre malheur. Si l’école enseignait à nos jeunes l’exercice d’un meilleur jugement, elle les protégerait contre ceux qui veulent les convertir à leurs préjugés et les manipuler en les endoctrinant.» (Matthew Lipman, dans La formation du jugement, dir. Michael Schleifer, Éd Logiques, p. 100.) Mais ce qui n’était pas mis en évidence dans ce billet précédent, c’est la complexité de la tâche qui attend la personne qui entend faire de sa classe (ou du lieu où elle se trouve) un espace où les enfants sont invités à exercer, et du coup à affiner, leur jugement.
Car, comme cette roue du jugement le souligne, il y a plusieurs formes de jugement: des jugements génériques (jugements d’identité, de similarité, de différence); des jugements intermédiaires ou méthodologiques (de composition, d’inférence, d’adéquation, causal, etc.); des jugements spécifiques (éthiques, sociaux, scientifiques, etc.). Tous ces jugements doivent être pratiqués à répétition afin qu’ils deviennent de plus en plus aiguisés. La pratique de la philosophie en communauté de recherche est un contexte idéal pour ce faire. C’est dire que celle-ci est loin d’être un espace où il s’agit uniquement de laisser les enfants parler…
L’animateur.trice d’un dialogue philosophique avec les enfants et les adolescents se doit d’inviter ces derniers à pratiquer toutes les formes de jugement inscrits dans cette roue du jugement imaginée par Lipman, et plus encore. Je le répète, de mon point de vue, faire de la philosophie avec les enfants ne saurait se résumer à récolter de belles petites perles sortant de leur bouche (d’autres le font très bien et j’appelle cela des causeries pseudo-philosophiques), mais à créer des conditions rigoureuses permettant la formation du jugement dans un climat de libre discussion où tous les enfants sont invités à se dépasser et à aiguiser, fois après fois, leur jugement (les différents jugements) afin qu’ils deviennent des êtres humains de plus en plus libres, protégés de plus en plus «contre ceux qui veulent les convertir à leurs préjugés et les manipuler en les endoctrinant.» Cela demande de la part de la personne qui anime une bonne connaissance des différents jugements et donc une solide formation tout aussi rigoureuse que la rigueur qu’elle attend de la part des enfants lorsqu’ils émettent des jugements. Et, en plus, un matériel qui va dans ce sens. Les 6000 pages de guides pédagogiques écrites par Lipman ont toutes cette vocation: permettre aux enfants de développer leur jugement grâce à la pratique de la philosophie, laquelle leur donne également la possibilité d’aborder des sujets qu’ils trouvent importants, sujets qui ont intéressés aussi les philosophes depuis des milliers d’années. Des sujets touchant, notamment, la nature du monde dans lequel ils vivent, dans lequel ils aimeraient vivre, les qualités d’une vie bonne et le développement de la sagesse…