Penser sa vie et repenser la philosophie, en un mot : penser!

La philosophie, lorsqu’on la repense dans son enseignement – sa pratique – et sa présentation, peut être une discipline extraordinaire pour apprendre à mieux penser. Penser à tout et, plus spécifiquement, penser sa vie. Et ce, même très jeune. Dès la maternelle. Mais avant de dire ce qu’il en est, posons-nous la question : qu’est-ce que penser?

Exemples des actes de la pensée :

Certes, voilà une question énorme qui hante l’esprit des humains depuis le début de la réflexion et pour laquelle nous n’avons pas encore beaucoup de lumière… Tout de même, si on s’engage dans l’acte de penser, il y a fort à parier que nous serons conduits, tôt ou tard, à faire des liens entre des choses, à découvrir ou à créer des relations, à poser des questions, à formuler des problèmes, à s’interroger, à juger, à élaborer des hypothèses, à chercher des exemples, des contre-exemples, à formuler des analogies, des métaphores, à définir des termes, à raisonner (déduire, induire), à dégager les présupposés qui fondent nos propos, à donner des critères, à contextualiser, à entrevoir les conséquences de nos dires, à interpréter, à inventer, à créer, à appliquer nos pensées à nos actions, à estimer, à évaluer, à décider, à analyser, à synthétiser, etc. La liste est peut-être sans fin et les programmes d’éducation qui visent l’apprentissage de l’art de penser essaient, tant bien que mal, d’offrir aux enfants et aux adolescents la possibilité de mettre en œuvre une partie – la plus grand possible – de ces activités.

Penser par soi-même et pour soi-même :

Mais on se doit d’aller plus loin que l’activité de penser, car penser ne suffit pas pour être  un philosophe. En fait… j’irai plus loin : penser ne suffit pas pour être un être humain au sens fort du terme. Encore faut-il être capable de penser par et pour soi-même. Faire de la philosophie exige qu’on parle en son nom et non au nom de quelqu’un d’autre. Avez-vous déjà ouvert un livre d’un philosophe qui aurait prétendu que ce n’est pas lui qui pense dans les lignes qu’il a écrit? Non! Bien sûr… Mais penser par et pour soi-même ne veut pas dire que l’on pense seul.

On apprend à penser par soi-même en pensant avec les autres

En fait il y a fort à parier que si l’on souhaite à apprendre à penser par et pour soi-même, il importe de le faire au sein d’une communauté de penseurs, tous engagés dans la même tâche : celle de chercher ensemble. C’est dire que les philosophes sont des personnes qui se parlent entre elles.

Mais il y a plusieurs façons de se parler.  

1- On peut converser… parler de ce que nous avons fait la veille, du temps qu’il fait dehors, des achats que nous avons fait…

2- On peut aussi vouloir persuader l’autre qu’on a raison et qu’il a tort dans une sorte de combat ou de débat à finir.

3- Mais, on peut aussi vouloir délibérer avec les autres…, c’est-à-dire être moins préoccupé d’avoir raison que de découvrir ce qui semble vrai et qui fait du sens. Et c’est ce que les philosophes, du moins certains, tentent de faire… En créant un monde commun dans lequel chacun a droit de parole, ils créent une communauté de recherche philosophique…

Et qu’est-ce qu’on voit quand on entre dans une telle communauté?

On y découvre des gens en train de chercher ensemble… Un peu comme les membres d’un jury, ces penseurs sont intrigués par des phénomènes, ne savent pas trop quoi en penser et proposent, souvent à la lumière de leur ignorance, des réponses des solutions toujours re-pensables, re-questionnables, parce que jamais vraiment définitives. En somme, on les voit dialoguer avec l’incertitude… Ils ne sont pas là pour vendre leur doctrine, mais pour tester leur théorie… théorie en constante mutation, toujours à refaire… Car, pour la plupart, c’est le réel qui, en définitive, a raison et non ceux qui le pensent, même si cette activité est fort utile pour comprendre le réel.

Et puisqu’ils se parlent et qu’ils se reconnaissent comme des êtres capables de penser par et pour eux-mêmes, ils ne s’imposent pas aux autres comme étant les seuls détenteurs d’une vérité qu’ils considèrent comme certaine. Ils estiment que cette vérité est le fruit de la rencontre des différentes personnes qui participent au dialogue, à la création de ce monde commun que nous appelons la communauté. De sorte que pour certains et ils sont de plus en plus nombreux, l’objectivité n’est pas la propriété d’une personne mais résulte plutôt de la rencontre des différentes subjectivités.

Mais, on le voit, pour que cette rencontre ait lieu, il importe que chacun de nous sache penser par et pour lui-même. Or, jusqu’à tout récemment, bien peu de gens avait songé à l’idée que la philosophie pouvait, si elle était repensée dans son enseignement, être d’un grand secours pour apprendre à penser par et pour soi-même, et ce très tôt, dès l’entrée à l’école…

La philosophie comme moyen pour apprendre à penser par soi-même :

Évidemment, si on entrevoit l’enseignement de la philosophie comme l’occasion de dire à ceux qui ne savent pas ce que d’autres croient savoir, on risque de ne jamais intéresser les enfants à une telle pratique. Par contre, si on redessine son enseignement de manière à ce qu’elle devienne l’occasion de pratiquer et d’intérioser un ensemble d’habiletés et d’attitudes, elle présente alors un haut intérêt pour les enfants et, en fait, pour tous ceux qui s’y adonnent. Elle permet de se construire une tête bien faite.

La pratique de la philosophie à l’école et la construction d’une tête bien faite

• Une tête bien faite : une tête qui sait interroger

Je pense, comme Edgar Morin, qu’une tête bien faite se reconnaît à sa capacité d’interroger, de poser et de traiter les problèmes qu’elle rencontre. Cette aptitude générale suppose le plein emploi de cette qualité essentielle à tout être humain : la curiosité. Curiosité qui, malheureusement, semble diminuer proportionnellement aux nombres d’années passées dans les écoles. Pour favoriser la curiosité, il s’agit, ajoute Morin d’encourager, d’aiguillonner la capacité d’interroger, et de l’orienter sur les problèmes fondamentaux de notre condition humaine. Il importe aussi de lier cet exercice au doute. On ne saurait interroger si on est absolument certain du savoir qu’on croit posséder. Il importe donc de placer les enfants dans des conditions favorisant le développement de leur aptitude à faire la différence entre croire que l’on sait et savoir que l’on croit.

Or cette aptitude générale devrait être présente dans tous les domaines de la culture des humanités comme de la culture scientifique. Et la pratique de la philosophie peut être, dans ces conditions, une activité extraordinaire pour mettre en place le développement de ces aptitudes indispensables pour bien penser dans tous les domaines. Car la philosophie peut contribuer grandement au développement d’un esprit qui aime les problèmes, qui aime poser des problèmes, qui a soif de problématiques. La philosophie, comme d’aucuns l’ont remarqué, est avant tout une puissance d’interrogation et de réflexion qui porte sur les grands problèmes de la connaissance, de la condition humaine et des grands problèmes de la vie.

• Une tête bien faite : une tête qui est capable de bien juger

On pourrait dire aussi qu’une tête bien faite se reconnaît à la personne qui est capable de faire preuve de bon jugement. Mais qu’est-ce qu’un bon jugement? En première approximation, un bon jugement est celui avec lequel on est capable de vivre, c’est celui qui nous rend plus heureux et qui nous relie le mieux à ce qui nous entoure.

Il est grandement souhaitable de former ce jugement. Car il est au cœur de la résolution d’un ensemble de problèmes qui existent justement parce que nous manquons littéralement de jugement dans les choix que nous effectuons, les décisions que nous prenons et les actions que nous posons. On ne saurait se sortir de ce labyrinthe dans lequel nous nous trouvons si nous ne mettons pas l’accent sur la formation du jugement. Cette entreprise devrait être au centre de toute action éducative qui vise la formation de personnes raisonnables, qui désirent penser leur vie, et aptes à vivre dans une société démocratique.

Le but de toute éducation, à mon sens, et c’est aussi ce que pensait M. Lipman, devrait être la formation du jugement, d’un bon jugement et donc d’un jugement qui permet le dialogue entre deux pôles, notamment, de ceux qui pensent par et pour eux-mêmes: la pensée critique et la pensée créatrice.

• Une tête capable de bien juger: une tête qui est capable de pensée critique

Comment définissons-nous la pensée critique en Philosophie pour les enfants? C’est d’abord, comme je le disais, un mode de pensée qui produit des jugements. Et ces derniers seront considérés comme critiques dans la mesure où ils sont le résultat d’une vaste opération, parfois très brève, qui consiste à allier, dans une proportion qui convient, l’utilisation de critères, la sensibilité au contexte, de même que le souci de s’auto-corriger. Sans ces composantes, on imagine difficilement qu’une personne puisse faire preuve de jugement critique.

On ne saurait dire d’une personne qu’elle fait preuve de jugement si le seul guide qui la conduit est la règle, la norme, le standard, le critère. Bien que ces instruments de mesure soient nécessaires pour porter un jugement (comme cela est si souvent le cas lorsque, enseignants, nous devons évaluer des travaux et devons présenter les critères qui nous serviront pour l’évaluation), ils ne sauraient convenir pour porter un jugement adapté à chaque situation. Les critères, les normes, les standards sont toujours trop généraux pour que nous puissions les appliquer aveuglément, sans faire preuve en même temps d’un souci particulier qui consiste à tenir compte de l’originalité de la situation dans laquelle nous les appliquons. La sensibilité au contexte est alors tout aussi importante dans la production d’un jugement critique que peut l’être l’utilisation des critères. Toutefois, à cela il importe aussi d’ajouter une dimension inhérente à celui ou celle qui produit le jugement critique. En effet, un penseur critique qui n’aurait aucun souci de la façon dont il procède manquerait aussi de profondeur dans son jugement. Un examen critique ne le sera que si celui ou celle qui le réalise est aussi critique de lui-même et des moyens qu’il ou elle a choisi de prendre pour produire son jugement. En d’autres termes, un penseur critique qui ne saurait pas s’engager dans une processus métacognitif avec l’objectif de corriger les procédures qu’il emploie a peu de chance d’être une véritable penseur critique. J’ajoute que le jugement critique est guidé par l’idée régulatrice de vérité. On effet, on ne saurait s’engager dans la correction de quelque chose si on n’estimait pas qu’une certaine vérité existe, même si celle-ci devait s’avérer être une vérité temporaire, sujette à la remise en question.

Mais, il n’y a pas que la vérité qui puisse être une idée régulatrice. Le sens en est une autre. En effet, l’être humain ne cherche pas seulement à dire le vrai. Il désire aussi donner un sens à sa vie, à ce qui l’entoure. Dans son effort visant à organiser l’information qu’il produit, l’être humain est en quête de principes qui donneront un sens à ce savoir. L’imagination, la pensée créative devient alors un outil par excellence pour l’élaboration du sens.

• Une tête capable de bien juger: une tête qui est capable de pensée créative

La pensée créative est aussi productrice de jugements. Les jugements construits par la pensée créatrice sont le résultat d’une autre vaste opération de la pensée qui aura encore le souci de faire appel aux critères. Mais ces derniers ne seront plus, comme dans le cas de la pensée critique, les principaux guides de la démarche. À l’inverse de la pensée critique, la pensée créatrice prendra son départ à la singularité de la situation qui, prise dans sa globalité, proposera un contexte de base auquel elle appliquera ce qu’elle aura su éventuellement produire en cours de route. Par-delà le souci d’auto-correction de la pensée critique, la pensée créatrice vise l’auto-transcendance, en ce sens qu’elle vise le dépassement des normes, standards, pratiques déjà établies qui servent la pensée critique dans son processus.   Elle vise aussi le dépassement de la personne engagée dans ce mode de pensée en la projetant en avant vers des solutions encore plus compréhensives des problèmes qu’elle rencontre sur son chemin.

Et à la jonction de ces deux modes de la pensée se trouve le jugement. Celui-ci aura des probabilités d’être un bon jugement s’il est le produit d’un dialogue où les excès de l’un des modes seront compensés par les apports de l’autre.

Mais, comment faire pour former ce jugement? Comment faire pour mettre en route une activité où vérité et sens entreront en dialogue, où la pensée critique sera éclairée par la pensée créatrice tout autant que la pensée créatrice par la pensée critique?   Comme on l’aura peut-être déjà deviné, la réponse se trouve peut-être dans l’idée de transformer le lieu où l’on se trouve en une communauté de recherche philosophique.

Lorsque les êtres humains – grands ou petits – pratiquent la philosophie, ils sont invités à fournir des raisons pour ce qu’ils avancent, à évaluer les raisons qu’ils proposent, à déterminer si ces raisons peuvent servir de critères pour les jugements qu’ils sont invités à porter. Ils devront aussi fournir des exemples venant éventuellement concrétiser leur hypothèses. Ils devront par conséquent avoir un souci constant de la singularité des cas qu’ils examinent afin de voir si les critères utilisés, les hypothèses qui sont élaborées, sont en accord avec ce qui est. Ils devront aussi, à l’occasion, se poser des questions visant à regarder les choses sous des angles différents, à imaginer ce que pourrait être la situation examinée si nous changions quelques données du problème, à s’engager dans des raisonnements analogiques permettant d’une certaine manière de penser à côté d’où ils se trouvent au moment de leur enquête. Tout ceci exige un effort de création conduisant les participants à transcender le connu et à imaginer d’autres mondes qui pourraient être éventuellement meilleurs que ceux dans lesquels ils se trouvent.   En d’autre termes, participer à la création de la communauté de recherche, c’est s’engager dans la pratique d’une série d’habiletés intellectuelles qui viendront parfaire la qualité de la recherche et du jugement.

Mais, comme on le pressent aussi, ces habiletés se développeront si le dialogue est présent. Sans dialogue, il n’y a pas de communauté de recherche. Or qui dit dialogue, dit échange entre êtres humains. Et cet échange ne peut se confiner à la seule dimension cognitive. Car le dialogue est d’abord la rencontre de deux ou plusieurs personnes avec ce qui les constituent entièrement, tête et cœur pour ainsi dire. Certains mettront plus l’accent sur cette dimension cognitive alors que d’autres s’exprimeront plutôt sous le mode des émotions. L’un viendra, encore une fois, à la rencontre de l’autre dans un dialogue où chacun trouve la place qui lui revient. Un bon jugement ne saurait faire l’économie du dialogue entre ces deux dimensions qui composent chaque être humain.

Conclusion

L’introduction de la philosophie dans les classes du pré-scolaire, du primaire et du secondaire est un moyen extraordinaire pour apprendre à penser. Pratiquée dans le contexte social, cognitif, métacognitif et affectif d’une communauté de recherche, la philosophie représente un atout important pour qui vise la formation d’une tête qui est capable de dialoguer avec la différence et l’incertitude qu’engendre celle-ci. En somme, la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents propose un ensemble de moyens qui permettent de construire une tête bien faite. Apprendre à dialoguer avec l’incertitude nous pousse à penser et si nous sommes bien guidés, non pas vers des réponses, mais vers des chemins de recherche, nous apprenons alors à penser par et pour nous-mêmes avec les autres dans un contexte où l’auto-critique, l’auto-correction devient une vertu, pour employer un vieux mot, une qualité de plus en plus recherchée, laquelle lorsqu’elle est suffisamment intériorisée, permet d’éviter de nombreuses guerres.

C’est dire que la pratique de la philosophie en communauté de recherche est un acte d’amour, de paix, où chacun qui y participe n’essaie pas de se servir des faiblesses de l’autre pour affirmer sa force.

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