En philosophie pour enfants, le but visé, en même temps que l’activité qu’elle suppose, est d’apprendre à penser par et pour soi-même. Cet apprentissage s’inscrit dans le cadre social d’une communauté de recherche. Dès lors, on apprend à penser par soi-même, mais avec les autres, évitant du même coup une pensée trop individualiste qui, préoccupée seulement de son propre sort, oublie la présence du bien des autres, voire même du bien qui appartient à tous : le bien commun. Une communauté de recherche est un lieu de partage où les différentes manières de penser se mettent en dialogue. La reconnaissance de ces différences vient asseoir la possibilité de la tolérance, qui n’est possible que si l’on voit dans les différences une source d’enrichissement.
En philosophie pour enfants, penser est foncièrement un acte de dialogue. Penser, c’est dialoguer avec soi-même. En ce sens, l’acte de penser est le fruit de l’intériorisation du dialogue avec les pairs. Dans la mesure où le dialogue, avec soi-même ou avec les autres, est au fondement de l’acte consistant à penser par et pour soi-même, on comprend jusqu’à quel point ce cadre cognitif est présent dans la pratique de la philosophie avec les enfants. Les discussions entre les enfants en communauté de recherche, les plans de discussion des guides pédagogiques, les dialogues entre les personnages des romans, tous ces éléments qui caractérisent la pratique de la philosophie avec les enfants nous mettent en présence du mode de la pensée dialogique, où chaque intervenant essaie de découvrir à l’aide des autres la ou les positions qui peuvent le mieux être soutenues. Cette découverte implique un effort pour évaluer les raisons avancées, pour démasquer les ambiguïtés, pour reconnaître la validité de l’argumentation, pour envisager une multiplicité de perspectives.
Quand on pratique la philosophie de façon régulière avec les enfants, ces derniers deviennent de plus en plus attentifs, non seulement aux objets en dehors de leur pensée, mais aussi à leur propre pensée. Ils deviennent de plus en plus conscients de leur propre pensée, de la façon dont elle procède, des outils qu’elle utilise pour connaître, pour comprendre, pour donner du sens. Or, cette prise de conscience de sa propre pensée et des rapports qu’elle entretient ou peut entretenir avec les autres pensées est un pas important pour le développement d’une attitude autocritique, voire auto-correctrice. Apprendre à penser par et pour soi-même dans le cadre d’une communauté de recherche philosophique, c’est apprendre peu à peu à vivre avec le besoin de l’auto-critique et de l’auto-correction.
La différence entre penser et penser par soi-même n’est pas entièrement claire et les distinctions qu’on peut établir entre ces deux manières de penser feront sans doute encore l’objet de nombreuses recherches. Voici quelques suggestions permettant d’entrevoir ces différences (tirées de l’épisode 26 du roman Lisa de Matthew Lipman). Penser, c’est essayer de comprendre ; penser par et pour soi-même, c’est tenter de comprendre ce qui s’applique particulièrement à nous. Penser, c’est tenter de comprendre tout ce qui découle de ce qu’une personne dit ; penser par et pour soi-même, c’est se représenter ce qui découle de nos pensées. Penser, c’est considérer ce qui est possible ; penser par et pour soi-même, c’est considérer ce qui est possible pour soi. Penser, c’est avoir des idées dans la tête ; penser par et pour soi-même consiste à rassembler ses idées et à en faire quelque chose. Penser consiste à comprendre pourquoi une personne pense d’une manière ou d’une autre ; penser par et pour soi-même revient à comprendre ses propres raisons de croire.
En philosophie pour enfants, l’acte de penser par et pour soi-même ne sera jamais complet s’il exclut la possibilité de l’auto-critique. Comprendre ses propres raisons de croire, certes, mais avec l’intention d’en mesurer la valeur et de changer ses croyances (et les gestes qui en découlent) au besoin. Ce besoin vient notamment du souci de plus en plus grand, lorsqu’on participe à la création d’une communauté de recherche, de suivre les arguments là où ils conduisent. Tout comme Socrate l’a montré, il y a plus de 2500 ans, ce suivi et la pratique qu’il suppose appellent l’action, qui commande, selon les résultats de l’enquête, une éventuelle auto-correction.