L’observation d’une communauté de recherche philosophique

Gustave Guillaume, un linguiste français, aimait à répéter qu’on explique selon qu’on a su comprendre et qu’on comprend selon qu’on a su observer. S’il voyait juste, cela revient à dire que si nous souhaitons comprendre, voire même expliquer ce qui est en jeu au moment de faire de la philosophie avec les enfants, un bon point de départ sera celui de l’observation.

Il est intéressant de remarquer que, dans son histoire, le mot « observer » vient du mot latin ob-servus qui veut dire : être esclave de… Observer, ob-servus, c’est essayer de voir le réel comme il est, et non comme on voudrait qu’il soit. Cela n’exclut pas l’inévitable présence de l’observateur qui, selon le point de vue qu’il aura choisi d’adopter, verra un certain nombre de choses particulières qu’un autre point de vue ne saurait même permettre d’entrevoir. Si l’observation exige que nous soyons objectifs, l’objectivité à son tour ne demande pas que nous n’ayons pas un certain point de vue pour observer. L’objectivité consisterait plutôt à reconnaître la nécessité de multiplier les points de vue et à en permettre l’échange, créant ainsi des conditions qui nous conduisent à voir de mieux en mieux l’entier de ce que nous essayons d’observer. Comme pour les idées, il y a toujours plus d’observations dans deux têtes que dans une.

Lorsqu’on observe des enfants engagés dans l’acte de philosopher, on entend des mots, des intonations, des rires, des histoires. On voit aussi des regards, des gestes. Une première observation peut nous révéler ces aspects. Toutefois, si on pousse l’observation un peu plus loin, nous pouvons entrevoir, et sommes conduits à concevoir, d’autres mondes : celui des idées, celui des relations entre ces idées, celui des processus entrelacés que partagent ces personnes et où interviennent plusieurs habiletés de pensées et comportements sociaux. Si ces derniers ne sont pas observables directement, ils sont néanmoins concevables pour qui prend soin d’imaginer ce qui se passe sous les mots employés par les enfants.

Si on néglige le développement des muscles, l’être humain devient faible et peut difficilement alors s’engager dans les soins qu’il doit s’accorder à lui-même et que toute société attend de ses citoyens. Voilà, vraisemblablement, l’une des raisons qui explique l’importance de la gymnastique à l’école. Les enfants ont droit au développement de leur musculature. Les enfants ont aussi droit au développement de la musculature de leur pensée. Et à bien des égards, le développement de la pensée est semblable au développement des muscles du corps. Certes, au moment d’observer une communauté de recherche en action, on ne verra pas des enfants en train de courir après un ballon. On ne les verra pas non plus en train de jouer au hockey, ou au volley-ball. Mais l’équipe qu’ils forment, la communauté de recherche qu’ils sont en train de créer, présente bon nombre d’aspects d’une équipe sportive et invite à réfléchir sur les moyens d’apprendre à penser par et pour soi-même au sein d’une équipe, d’une communauté.

Un point de vue à considérer au moment d’observer une communauté de recherche en action est celui de la dimension sociale qui la caractérise. Par dimension sociale, on peut entendre tout ce qui a trait aux rapports humains engagés dans cette mini-société qu’est la communauté de recherche. Peut-être faut-il voir, au premier chef de ces rapports, l’écoute et l’entraide qui se mettent en route au moment de pratiquer la philosophie.

Un autre angle d’approche consiste à centrer son attention sur les habiletés de pensée qui sont en jeu dans cette pratique, au nombre desquelles figurent l’habileté à raisonner, l’habileté à rechercher, l’habileté à conceptualiser et à organiser l’information et l’habileté à communiquer, à s’exprimer, à interpréter (à traduire dans son monde le monde de l’autre). Chacune de ces habiletés est reconnaissable à un ensemble d’actes particuliers, de mots prononcés et inscrits dans le discours des enfants. Ainsi l’habileté à raisonner pourra s’observer au moment où des enfants exprimeront un « parce que », un « je me base sur ceci pour dire cela », etc. L’habileté à rechercher s’observera notamment au moment où des enfants seront en train de formuler des questions, des hypothèses, des contre-exemples. L’habileté à conceptualiser, à définir se traduira par des propos visant à préciser le sens des termes employés (par ceci, je veux dire ceci…). Enfin l’habileté à traduire pourra être observée, notamment, lorsque des enfants tenteront de redire en leurs propres mots ce que d’autres ont affirmé.

Ainsi, à la question : À quoi reconnaît-on que des personnes sont en train de faire de la philosophie ? la réponse pourra varier selon le point de vue choisi. À première vue, cela ne diffère guère d’une conversation entre des personnes qui semblent être des amis. On les entend échanger à propos de sujets, de questions qui les intéressent, dans un contexte où l’écoute et le respect sont de mise. Mais si on observe un peu plus attentivement comment les choses se passent, si on prend soin de varier les points de vue qui s’offrent à nous, on remarquera que les propos s’accompagnent d’un souci de raisonner ensemble, de partager l’information, de définir les termes employés, de dégager les présupposés, d’entrevoir les implications, d’envisager différents points de vue, de peser les valeurs des raisons avancées… La liste est très longue. En somme, si on observe attentivement des enfants en train de philosopher, on les verra engagés dans une activité où pensée critique, créative et attentive sont en constante interaction, inscrites qu’elles sont dans le cadre social de la communauté de recherche. Ces relations, à la fois cognitives, sociales et philosophiques, pour ne nommer que celles-ci, montrent la richesse du processus qui est en jeu, un processus qui va bien au-delà de la simple conversation entre amis, puisqu’il s’agit d’un dialogue philosophique. Celui-ci, en philosophie pour les enfants, s’inscrit dans le cadre d’une recherche délibérative, processus complexe exigeant le recours à plusieurs composantes formatrices d’un jugement qui se veut à la hauteur des aspirations d’une société visant une démocratie digne de ce nom, c’est-à-dire d’une démocratie composée de personnes ayant la compétence et le désir de juger d’une manière raisonnable.

Tiré de Penser ensemble à l’école: Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique en action.

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