
On fait des gorges chaudes devant le manque de jugement de certains juges comme si ce problème n’était pas largement répandu dans la population de tous âges et milieux sociaux. Même au plan scolaire on peut se demander où, quand, comment et par qui se fait la formation du jugement. Pourtant il s’agit là d’une des assises fondamentales de la conscience, de la personne, de la conduite de la vie, de la démocratie et des rapports humains de tous ordres.
J. Grand’Maison, Quand le jugement fout le camp, Montréal, FIDES, 1999, p. 9.
La naissance de la philosophie se perd dans la nuit des temps. Mais on devine que des êtres humains, à un moment donné de notre histoire, ont commencé à se poser des questions essentielles sur le sens de leur vie. Ce questionnement a franchi les siècles, s’est précisé avec la venue de la Grèce Antique et nous voilà, en ce début de XXIe siècle, avec les mêmes questions essentielles d’un humain de l’âge préhistorique en prise sur le sens de ce qu’il faisait quotidiennement. Ce qui ne veut pas dire que nos réponses soient exactement les mêmes que celles qu’il avait alors. En outre, jusqu’à tout récemment, on estimait que ces questions étaient réservées à l’être humain ayant un âge plus ou moins avancé. Mais depuis 1969, ce préjugé fait l’objet d’un examen qui remet en question notre conception, non seulement de la philosophie, mais des capacités des enfants à s’interroger sérieusement sur le sens de leur expérience. C’est à la fin des années ’60, en effet, qu’un philosophe américain, Matthew Lipman, a commencé à redessiner la pratique de la philosophie afin qu’elle devienne accessible aux enfants et qu’elle puisse servir, dès le jeune âge, à former le jugement, à rendre les enfants plus critiques, plus créatifs, à les habituer à réfléchir avant d’agir, notamment lorsqu’ils sont au cœur même de situations conflictuelles. Aujourd’hui, on pratique la philosophie avec les enfants dans près de 80 pays, dès l’âge de quatre ans, voire même plus jeune, en fait dès l’instant qu’on a commencé à parler.
La pratique de la philosophie avec les enfants
Comment fait-on pour redessiner l’enseignement de la philosophie afin qu’elle devienne une pratique accessible aux enfants? En prenant d’abord le temps de la présenter dans une histoire. Histoire toute simple qui met en vedette des enfants, des adultes formant une petite communauté et où on les voit discuter, agir, penser ensemble en cherchant les meilleures façons de résoudre des problèmes qu’ils partagent[1].
Faire de la philosophie avec les enfants, c’est d’abord prendre le temps de lire avec eux cette histoire, qui, loin de présenter une philosophie, donne plutôt l’occasion d’accéder à la pratique de la philosophie, c’est-à-dire à cet effort humain qui consiste à tout mettre en œuvre pour que nous puissions donner du sens à notre expérience qui, même si elle est parfois très jeune, est déjà remplie de problèmes et de mystères. Une fois la lecture terminée vient le moment où les enfants sont invités à dire ce qu’ils ont trouvé intéressant, intriguant, dans le bout de l’histoire qu’ils viennent de lire ensemble. On prend soin de noter tout cela. Puis, une discussion commence autour de l’un, de plusieurs, voire de l’ensemble des thèmes, des questions ou problèmes que les enfants ont choisi d’identifier dans l’histoire. C’est alors que la classe se transforme en une communauté de recherche philosophique.
À quoi ressemble cette communauté de recherche dans les faits? Je pourrais toujours vous demander d’imaginer un groupe d’enfants en train de discuter d’un sujet qui les intéresse, aidés en cela par un adulte qui sait intervenir au bon moment afin de susciter la pratique du jugement articulé. Mais, j’ai plutôt le désir de faire appel à votre mémoire, à un film que j’ai revu dernièrement et que probablement plusieurs d’entre vous ont eu l’occasion de voir étant plus jeunes (le sujet a fait aussi l’objet d’une pièce de théâtre). J’ai vu ce film pour la première fois alors que j’avais dix ou onze ans. Il m’avait fasciné à l’époque. En le revoyant récemment, je crois avoir mieux compris pourquoi j’avais tant aimé ce film.
Son titre: Douze hommes en colère. D’entrée de jeu, on entend un juge qui invite douze membres d’un jury à s’engager dans une délibération visant à prononcer un jugement, à déterminer si une personne a ou non tuer son père. Ayant entendu les témoins et les avocats des parties en cause, voilà les douze hommes qui se retirent dans une pièce pour délibérer. Au début, onze jurys sur douze sont absolument certains que l’accusé est coupable. Mais, un des membres du jury, s’adressant au président du jury, dira qu’il ne le sait pas, qu’il n’est pas certain. Cela soulèvera la colère de certains membres du jury, car pour eux le cas est clair et il n’y a pas lieu d’en discuter. Mais, plus le film avance, plus on se rend compte que le cas n’est pas aussi clair qu’on le croyait au début. Cette discussion leur permettra, non seulement de mieux comprendre ce qui s’est probablement passé dans les faits, mais aussi d’apaiser la colère de ceux qui ne voulaient pas s’engager dans la discussion. Elle leur donnera aussi l’occasion :
1- de se connaître les uns les autres en tant que personne;
2- de constater que les préjugés font partie de leur bagages et qu’il importe de reconnaître leur présence pour saisir le rôle qu’ils jouent dans nos jugements;
3- de formuler des hypothèses, des exemples, des contre-exemples, des questions, des réponses;
4- de distinguer ce qui relève de l’imagination et ce qui provient des faits;
5- de saisir que des gens qui délibèrent ne sont pas là pour gagner, mais pour comprendre;
6- d’accepter qu’ils doivent prendre le temps de s’écouter;
7- de respecter une procédure acceptable lors d’une délibération;
8- de reconnaître que la vérité est une chose bien difficile à cerner;
9- de constater qu’ils sont responsables d’en arriver par eux-mêmes à découvrir cette vérité, s’ils y arrivent;
10- d’admettre que s’il reste un doute raisonnable dans leur esprit, ils doivent s’abstenir de juger d’une manière qui serait préjudiciable à une personne innocente;
11- de voir qu’ils ont tous des valeurs personnelles, mais qu’ils peuvent en discuter dans un cadre qui accorde une importance primordiale à la justice, au droit de chacun d’être entendu, au respect de ce droit, à l’équité, à la liberté, à la vie;
12- de saisir qu’il importe d’asseoir ses opinions sur des raisons;
13- d’entrevoir que l’objectivité se développe dans la rencontre des raisons qui sont avancées par tous et chacun;
14- de considérer l’importance des circonstances dans l’élaboration d’un jugement.
En somme, cette délibération leur donnera la possibilité d’apprendre à se corriger eux-mêmes et de reconnaître que le premier jugement que nous avons n’est pas toujours bien fondé. La fin du film est remarquable à cet égard, car si au début onze jurys sur douze affirmaient sans aucun doute que l’accusé était coupable, à la fin, ils seront douze à dire le contraire. Non pas parce qu’ils sont certains que l’accusé est innocent, mais parce qu’ils ont appris à dialogue avec l’incertitude.
C’est de cela, notamment, dont nous avons besoin si nous souhaitons accéder à un jugement raisonnable. Voilà, notamment, ce qui est en jeu lorsqu’on transforme la classe en une communauté de recherche philosophique. Chaque enfant devient un membre actif d’un processus de délibération qui le conduit peu à peu à nuancer son jugement, un jugement pratique dont il a besoin quotidiennement, et dont il aura toujours besoin, de plus en plus, dans une société démocratique.
L’une des grandes différences avec le film réside dans le fait que les enfants pratiquant la philosophie dans une communauté de recherche n’ont pas à subir la pression, parfois très forte, qui pèse sur la chambre des jurys. En outre, les enfants sont aidés par un animateur qui sait questionner dans le but de faire émerger les habiletés et les attitudes nécessaires à la bonne délibération. Mettant les enfants au défi de penser d’une manière critique et créatrice, l’animateur d’une communauté de recherche agit néanmoins comme un président d’un jury qui, ne sachant pas plus que les autres quel pourra être le verdict, se présente sous les traits d’un médiateur aidant tous les membres à s’engager minutieusement dans la recherche.
La pratique de la philosophie avec les enfants existe parce qu’en éducation le nœud de la question est le jugement. Comme l’écrivait M. Lipman il y a déjà plus de 20 ans, « c’est sur ce point que nous devons faire porter l’essentiel de nos efforts. » Il ajoutait : « Nos jeunes doivent apprendre à distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas ; ce qui est profond de ce qui est superficiel ; ce qui est justifié de ce qui est injustifié. Ils doivent apprendre que dans le monde où ils vivent, la bonté n’est pas souvent de mise, de sorte que la violence envers l’innocent et le faible est considérée à contrecœur comme injustice et que les victimes sont régulièrement accusées d’être les auteurs de leur propre malheur. Si l’école enseignait à nos jeunes l’exercice d’un meilleur jugement, elle les protégerait contre ceux qui veulent les convertir à leurs préjugés et les manipuler en les endoctrinant. Nos jeunes seraient alors de meilleurs travailleurs, de meilleurs consommateurs et de meilleurs citoyens et ils seraient susceptibles de devenir de meilleurs parents. Pourquoi l’éducation ne devrait-elle pas viser un meilleur jugement? » [2]
C’est à cela que nous travaillons lorsque nous pratiquons la philosophie avec les enfants. Un chansonnier québécois, Félix Leclerc, disait de la pomme qu’elle est « une fleur qui a connu l’amour ». Belle façon de définir ce fruit que j’ose, en terminant, reprendre à mon compte et, en la modifiant un peu, dire ceci: un citoyen raisonnable, c’est un enfant qui a connu le dialogue. Le dialogue, et en particulier le dialogue philosophique, est un instrument particulièrement approprié si on souhaite mordre dans le fruit d’une éducation qui aspire à l’épanouissement de personnes raisonnables, capables de juger par elles-mêmes, de faire face à l’endoctrinement et d’agir paisiblement avec les autres dans une société démocratique vouée aux droits et libertés de tous et chacun, y compris les enfants.
[1] . On compte actuellement une douzaine d’histoires philosophiques spécialement conçues pour permettre aux enfants de pratiquer la philosophie. Ces histoires couvrent la période allant entre 3 et 18 ans.
[2] . Lipman, M., “ L’éducation au jugement ”, dans Michael Schleifer (dir.), La formation du jugement, Montréal, Les Éditions Logiques, 1992, p. 100.
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