Le secret de la philosophie, d’après Éric Weil, est que « le philosophe veut que la violence disparaisse du monde[1]. Il reconnaît le besoin, il admet le désir, il convient que l’homme reste animal tout en étant raisonnable; ce qui importe, c’est d’éliminer la violence. Il est légitime de désirer ce qui réduit la quantité de violence qui entre dans la vie de l’homme. Il est illégitime de désirer ce qui l’augmente. »[2] Si on accepte, au moins temporairement, l’hypothèse de Weil, il y a lieu de se demander quels pourraient être les moyens que le philosophe peut utiliser dans le but, sinon de faire disparaître, à tout le moins de prévenir la violence. Il pourra, bien sûr, et c’est en partie le travail qui l’occupe, faire une analyse approfondie de la violence afin d’en comprendre ses différentes formes. Toutefois, bien que ce travail soit important, il ne saurait suffire pour prévenir, voire irradier la violence. Encore faut-il que la réflexion philosophique portant sur la violence puisse conduire à une pratique de la philosophie qui soit en concordance avec la nécessité d’éliminer la violence. Et c’est alors que l’apprentissage du dialogue peut s’avérer être une étape cruciale pour qui souhaite prévenir la violence. Car, « dans le dialogue, le souci de sens est aussi important que celui de ne pas faire cesser la communication. Les deux, même, se soutiennent. (…) Dans tous les cas, ce qui est exclu, c’est la violence : le dialogue s’arrête au moment où la force, l’intimidation ou la ruse prennent le pas sur l’examen de la validité des affirmations ou l’échange des croyances et d’idées, dont on se demande s’il faut les accepter ou non. »[3]
L’éducation à la paix
Il serait bien difficile de trouver une personne dans notre société qui serait prête à soutenir et à défendre que la violence est, sans contredit, préférable à la paix. Cela semble évident et il n’y a guère de controverse au sujet de l’importance que l’on doit accorder au maintien de la paix et à la réduction de la violence.
Dès lors, pense-t-on, il ne reste plus qu’une chose à faire : apprendre aux enfants le plus tôt possible qu’il est important de maintenir la paix. Une question alors surgit : comment faire pour leur faire voir cette importance et leur faire acquérir les habitudes sous-jacentes? Et ici, plusieurs feront le raisonnement suivant : puisqu’il est évident qu’on doit accorder une grande importante à la prévention de la violence, on n’a qu’à le dire aux enfants. Ils nous écouteront et ne pourront pas ne pas être du même avis que nous. C’est l’évidence même, pense-t-on.
Mais on se rend compte que les choses ne sont pas aussi évidentes et que les résultats attendus ne sont pas toujours au rendez-vous. Pourquoi? Allons directement au cœur du problème : parce que cette façon de faire ne donne pas la chance aux enfants d’en discuter et de pratiquer, dès lors, des procédures qui peuvent prévenir l’apparition de la violence, ou du moins la réduire. Si les enfants ont la possibilité de réfléchir à la signification de concepts reliés à la paix et à sa contre-partie, ils en viendront vraisemblablement aux mêmes conclusions que les adultes. Mais, ces conclusions seront alors leurs conclusions. Et cela fait toute la différence. Une éducation visant la prévention de la violence doit permettre aux enfants à la fois d’identifier les formes de violence, de comprendre et de pratiquer ce qui est impliqué dans la réduction de la violence et le développement de la paix. Les enfants doivent pouvoir penser par et pour eux-mêmes au sujet de ces éléments.
Ainsi, si on souhaite une éducation visant la prévention de la violence, cela implique que les enfants deviennent de plus en plus en mesure de réfléchir à la signification des concepts fondamentaux entourant la paix et sa contre-partie. Ces concepts doivent faire l’objet d’une investigation de la part des enfants, même si leurs significations peuvent parfois présenter des différences importantes d’une personne à l’autre. En outre, les enfants doivent pouvoir réfléchir à ces concepts dans un contexte qui leur permet de pratiquer des procédures de délibération les conduisant à intérioriser un ensemble d’habiletés et d’attitudes propices à la prévention de la violence. Car pour vraiment prévenir la violence, il faut favoriser le changement des mentalités dans un processus à long terme.
Si les enfants doivent réfléchir et s’engager dans une pratique de la délibération, la classe doit être transformée en une communauté de recherche et devenir ainsi un lieu où les enfants peuvent créer et échanger des idées, développer des hypothèses, évaluer les conséquences de leurs actions. En somme, la classe doit devenir un lieu où les enfants peuvent s’engager dans une délibération qui leur permettra d’apprendre à jouir de leur interdépendance intellectuelle et morale, à reconnaître un sens positif à l’appartenance et à développer l’estime d’eux-mêmes.
La pratique de la philosophie avec les enfants
L’idée de pratiquer la philosophie à l’école vient de Matthew Lipman, un philosophe américain qui, à la fin des années soixante, commença à redessiner la pratique de la philosophie afin qu’elle devienne accessible aux enfants et qu’elle puisse servir, dès le jeune âge, à former le jugement, à rendre les enfants plus critiques, plus créatifs, à les habituer à réfléchir avant d’agir, notamment lorsqu’ils sont au cœur même de situations conflictuelles.
Comment fait-on pour redessiner l’enseignement de la philosophie afin qu’elle devienne une pratique accessible aux enfants? En prenant d’abord le temps de la présenter dans une histoire. Les enfants aiment les histoires, c’est bien connu. Histoire toute simple qui met en vedette des enfants, des adultes formant une petite communauté et où on les voit discuter, agir, penser ensemble en cherchant les meilleures façons de résoudre des problèmes, des expériences qu’ils partagent[4].
Faire de la philosophie avec les enfants, c’est d’abord prendre le temps de lire avec eux cette histoire, qui, loin de présenter une philosophie, donne plutôt l’occasion d’accéder à la pratique de la philosophie, c’est-à-dire à cet effort humain commencé, estime-t-on, il y a plus de 2500 ans, et qui consiste à tout mettre en œuvre pour que nous puissions donner du sens à notre expérience qui, même si elle est parfois très jeune (et peut-être parce qu’elle est très jeune) est déjà remplie de questions, de problèmes et de mystères.
Une fois la lecture terminée vient le moment où les enfants sont invités à dire ce qu’ils ont trouvé intéressant, intriguant, dans le bout de l’histoire qu’ils viennent de lire ensemble. Se transformant rapidement en un partage de questions, ce moment est hautement important dans l’effort visant à créer une communauté de recherche. Il est, pour ainsi dire, la réponse initiale du groupe à ce qui leur est proposé dans le roman. Et cette réponse se traduit par un ensemble de questions, signes notamment de l’ignorance que tous partagent autour du roman et des différentes situations qu’ils contient. Puis, une discussion commence autour de l’un, de plusieurs, voire de l’ensemble des thèmes, des questions ou problèmes que les enfants ont choisi d’identifier dans l’histoire. C’est alors que la classe se transforme littéralement en une communauté de recherche philosophique.
La discussion et la transformation de la classe en communauté de recherche
Une communauté de recherche est un lieu d’apprentissage de la délibération. Si elle est bien conduite, cette délibération devrait permettre aux enfants de reconnaître que les préjugés font partie de leur bagages et qu’il importe de constater leur présence pour apprécier le rôle qu’ils jouent dans nos jugements. Les préjugés sont parfois bien difficiles à détecter, car ils présentent tout de même une certaine plausibilité. Mais la plausibilité ne suffit pas. On ne saurait produire un jugement raisonnable en se basant sur les préjugés qui nous habitent. Si on cherche à produire un jugement qui soit raisonnable, il importe de nuancer son jugement. Or, un préjugé est rarement une pensée nuancée. Et sans nuance, la violence guette.
Le dialogue inscrit dans une délibération devrait aussi donner à ceux qui le créent la possibilité de s’engager dans la pratique d’une série d’habiletés mentales (habiletés de raisonnement, de recherche, d’analyse de concepts, de communication), leur permettant de pouvoir distinguer ce qui relève de l’imagination et ce qui provient des faits. À ce jour, nos connaissances sur la pensée humaine sont encore bien modestes. Peu d’études nous mettent véritablement en présence d’une manifestation claire des différentes opérations de la pensée. Il s’agit là d’un univers que le XXIe siècle aura à explorer plus profondément. Néanmoins, si nous regardons de près un dialogue délibératif, nous verrons des gens engagés dans des processus de raisonnement; nous les verrons aussi formuler des hypothèses et des questions; chercher des exemples pour appuyer ce qu’ils disent; chercher des contre-exemples qui viendront infirmer les hypothèses apportées; tenter de clarifier certains concepts utilisés par les participants à la délibération; définir les termes qu’ils emploient et formuler des analogies. Or, toutes ces habiletés mentales ont des standards de qualité. Ainsi, on ne formule pas n’importe comment une analogie, certaines sont meilleures que d’autres. Certains raisonnements sont valides, d’autres ne le sont pas.
C’est dans la discussion que se raffineront peu à peu ces habiletés. Certains membres, plus habiles que d’autres à reconnaître les sophismes, sauront détecter les failles dans le raisonnement, les mettre à jour et indiquer pourquoi on ne peut raisonner comme certains le font. L’animateur d’une telle discussion devrait être le gardien des règles qui gouvernent ces habiletés de penser, lesquelles sont indispensables pour pouvoir porter un jugement qui soit raisonnable. Le dialogue délibératif donnera aussi l’occasion de voir que l’évocation d’une raison ne suffit pas pour dire d’elle qu’elle est une bonne raison. En effet, par exemple, ce n’est pas parce que nous avons une raison pour être violent que nous avons effectivement une bonne raison de l’être.
La délibération offre aussi la possibilité de saisir que des personnes qui y participent ne sont pas là pour gagner, mais pour comprendre. En fait, l’idée n’est pas de convaincre l’autre que nous avons raison, mais de partager avec lui ce que nous pensons avec l’intention de découvrir ce qui pourrait, grâce à cette rencontre, être considéré comme vrai, au moins à cet instant. Certes, on assiste à des discussions intenses, mais de plus en plus chacun y donne en fonction, non plus de vaincre l’autre, le convaincre, mais de prendre avec l’autre, voire partager, c’est-à-dire : comprendre. Quand on cherche à prévenir la violence, une telle attitude, intériorisée par la répétition, peut s’avérer efficace.
En fait, une délibération est un travail qui appelle la collaboration. C’est un travail d’équipe, un peu comme une équipe sportive où chacun, par ses qualités, renforce la qualité de l’équipe. Dans une équipe, on ne travaille pas l’un contre l’autre, mais l’un avec l’autre. Chaque différence fait alors une différence. Soudainement, on se sent libre d’exprimer nos pensées les plus audacieuses. Après tout, on ne sait jamais avec certitude: ce qui apparaît farfelu à un moment peut très bien se révéler juste par la suite. Écouter les autres ne relève plus de la corvée lorsqu’on sait qu’ils sont en train de révéler leurs idées les plus profondes. En fait, il s’agit plutôt d’une chance inouïe, d’une occasion exceptionnelle d’avoir accès à une autre vision du monde, que la peur – si elle n’était alors accompagnée de courage – empêcherait de regarder, d’écouter et de comprendre.
En outre, plus il y aura d’écoute, plus le respect – ce sentiment qui porte à accorder à une personne une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît – sera présent. Un respect pour les autres, mais aussi un respect pour soi-même qui conduit au développement de l’estime de soi, c’est-à-dire de cette juste opinion de soi que donne une bonne conscience et confiance en soi. Mais, comme nous allons maintenant le voir, le respect porte aussi sur la manière dont se fait la recherche lors de la délibération.
En effet, on ne délibère pas n’importe comment. Il y a une procédure à respecter qui garantit, au moins partiellement, le succès de l’entreprise. Par exemple, il importe que les gens ne parlent pas en même temps; que les personnes répondent aux questions qui leur sont posées, ou encore, si elles n’y arrivent pas, qu’elles sollicitent l’aide des autres participants. Or, si chacun développe assez rapidement un certain respect pour ces procédures, c’est que chacun découvre que, de cette manière, nous pouvons assurer le caractère raisonnable du résultat. Et que chaque petit résultat obtenu en cours de délibération vient confirmer l’importance des outils qui la servent, en sorte que le désir de les respecter devient de plus en plus important. Et c’est aussi en ce sens que la pratique de la délibération est une formation éthique permettant la prévention de la violence. En effet, par ses petits résultats, elle oriente de plus en plus le désir de ceux qui délibèrent : le désir d’avoir des raisons et des principes pour agir. Ainsi, la formation éthique qui est au cœur même d’une pratique philosophique en communauté de recherche n’est pas une formation de la raison qui viendrait contrôler les émotions, mais plutôt une formation du dialogue entre la raison et les émotions conduisant l’être humain à développer un désir grandissant pour des principes, des raisons qui guident ses actions. Il y a donc dialogue avec soi-même, que Platon associait à la réflexion, et dialogue avec les autres afin de construire une compréhension d’un monde plus démocratique.
L’auto-correction nous semble être la fin ultime de toute formation éthique visant la prévention de la violence. En effet, nous estimons que plus on pourra se corriger soi-même, et plus on aura le désir de le faire, plus on pourra alors entrer en relation authentique avec l’autre. Pour ce faire, il importe, lorsque nous sommes engagés dans une recherche éthique, de suivre l’argument là où il nous conduit. Parfois il conduit à corriger l’autre, parfois à se corriger soi-même. Dans tous les cas, cette recherche suppose un dialogue se réalisant dans un contexte où l’harmonie entre les voix devient une source de bien-être qui apaise la colère.
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La démarche que nous endossons pour prévenir la violence n’est pas une entreprise solitaire. Elle s’effectue en lien avec des groupes de personnes qui partagent des objectifs similaires ; communiquent entre eux l’information ; respectent le point de vue et les opinions de chacun; offrent des raisons à l’appui de ce qu’ils avancent ; sont prêts à entrevoir et à examiner des solutions de rechange ; ont pris conscience de l’importance et du plaisir que peut procurer le sentiment d’être en relation de confiance dans un dialogue de qualité ; peuvent construire ensemble une conception raisonnable des modes de vie dont ils puissent dire que c’est de cette manière que les êtres humains vivent bien. Si on ajoute l’auto-correction à la réflexion, les personnes forment alors une communauté de recherche où pensée critique, créatrice et attentive sont constamment en dialogue. C’est de cette façon, je pense, qu’il est possible d’entrevoir une éducation à la paix qui ne soit pas simplement un endoctrinement consistant à convaincre les enfants que la paix est préférable à la violence.
[1] Ce texte est une adaptation d’une partie d’un texte déjà publié à titre d’introduction générale aux différents guides pédagogiques accompagnant les romans du programme de Prévention de la violence et philosophie pour les enfants de La Traversée.
[2]. Éric Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1996, p. 20
[3] José Santuret, Le dialogue, pp.5-6.
[4] . Sans parler du matériel qui est produit dans le cadre de ce programme de prévention de la violence, on compte actuellement une douzaine d’histoires philosophiques spécialement conçues pour permettre aux enfants – dont l’âge varie entre 3 et 17 ans – de pratiquer la philosophie.