Ce billet est la suite du précédent portant sur 13 conduites à éviter au moment d’animer une communauté de recherche philosophique. Voici 12 nouvelles conduites à éviter. Celles-ci, comme les précédentes, sont tirées du guide pédagogico-philosophique Recherches philosophiques (Lipman, Sharp, Oscanayan) qui accompagne le roman La découverte de Harry (Lipman). J’ai souhaité commenter chacune de ces pratiques à éviter en montrant, autant que faire se peut, pourquoi il serait souhaitable d’éviter ces manières d’être et de faire. Elles vont à l’encontre des principes qui sont à la racine de la pratique de la philosophie avec les enfants, du moins celle qui est en jeu lorsqu’on s’inspire des travaux de M. Lipman et A. M. Sharp.
13. Croire que vous êtes la seule personne capable d’animer les discussions.
Il y a quelques années de cela, une enseignante me demanda: Michel, crois-tu qu’après 4 mois (à raison d’une fois semaine), mes élèves de 5e année primaire pourraient animer la communauté de recherche? Ne sachant trop quoi répondre, je l’ai invitée à poser la question aux enfants, ce qu’elle fit le jour suivant. Ayant posé la question: seriez-vous capables d’animer la période de philo, plusieurs ont levé la main pour signifier qu’ils estimaient être en mesure de le faire. C’est alors qu’elle leur a demandé: selon vous quels sont les rôles de l’animateur? L’un après l’autre, les enfants ont identifié des conduites de l’animateur. À leurs yeux, il ou elle doit écouter ce qui se dit, poser des questions qui font avancer la recherche, donner la parole selon un ordre à ceux et celles qui la demandent, demander des raisons, des exemples, etc. À la fin de la description, l’enseignante a demandé si l’un ou l’autre des élèves voulait animer la prochaine communauté de recherche. Plusieurs mains se sont levées. La semaine suivante ce fut un élève qui anima la discussion et, comme les élèves l’avaient décrit la semaine précédente, l’animation fut riche en écoute, en questions d’approfondissement (pourquoi dis-tu cela? As-tu un exemple à donner? Est-ce qu’il y des personnes qui ne sont pas d’accord avec ce qui vient d’être dit?), etc. Son animation ne faisait pas appel à des concepts qui auraient pu être introduits dans la discussion afin d’aider les autres élèves à aller plus loin encore dans telle ou telle dimension philosophique (éthique, esthétique, métaphysique…) de la question retenue. Mais déjà, cet élève, grâce au fait qu’il avait lui-même participé régulièrement à la co-construction de la communauté de recherche, avait appris les conduites génériques à adopter au moment d’animer une telle communauté. Cela est venu confirmer ce que je pense de la formation des animateurs: c’est en pratiquant la philosophie en communauté de recherche qu’on apprend à devenir un animateur. Certes, si on a l’occasion d’animer en cours de route, c’est encore mieux, mais le simple fait de participer à la discussion donne déjà la possibilité de développer des conduites associées à l’animation de cette discussion. Avec le temps et la pratique répétée, nous devenons tous des co-animateurs. L’adulte qui aura reçu une formation lui permettant de reconnaitre tel ou tel courant philosophique, voire tel philosophe dans les propos d’un enfant, sera sans doute mieux préparé pour aider les enfants à aller encore plus loin dans leur investigation (et il peut s’aider des plans de discussion et exercices présents dans les différents guides, plus de 6000 pages l’attendent), mais il ne faudrait surtout pas sous-estimer les capacités des enfants, surtout au 2e et 3 e cycle du primaire, à pouvoir prendre en main l’animation d’une communauté de recherche. Aidé de l’adulte formé en ce sens, ils pourraient créer une équipe magnifique qui suscitera peut-être encore plus l’envie de chercher avec les autres.
14. Obliger les élèves à poursuivre une discussion jusqu’à en trouver «la réponse».
Comme je l’évoquais dans le billet précédent, les concepts en philosophie sont des idées qui appellent la discussion et la possibilité d’une remise en question continuelle. Non pas que rien ne peut être stabilisé en philosophie, mais la réponse à une question, ou la solution à un problème à laquelle nous arrivons en communauté de recherche peut toujours être considérée comme provisoire et sujette, par conséquent, à la remise en question. Il devient du coup inapproprié de vouloir poursuivre la discussion pour en arriver à trouver «la réponse», celle-ci étant toujours soumise à la possibilité d’une révision. Loin du relativisme consistant à penser que tout se vaut, les réponses et solutions soumises à la discussion en philosophie pour enfants, par les enfants eux-mêmes, peuvent être conservées pendant un certain temps, n’ayant pas d’arguments ou de faits allant à l’encontre de ce qui est proposé. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes enfin en présence de «la réponse» et qu’il n’y a donc plus lieu d’en discuter éventuellement. Les contextes changent, de nouveaux faits sont découverts, de nouveaux arguments se développement avec le temps.. et ceci pourrait entrainer une reconstruction de ce à quoi nous étions arrivés à un moment ou un autre dans notre recherche en commun. C’est ici que l’auto-correction prend toute son importance.
15. Faire faire les exercices suggérés dans le guide d’accompagnement sans expliquer leur relation aux thèmes ou aux épisodes du chapitre faisant l’objet d’étude.
Une éducation devient significative pour les enfants lorsqu’ils comprennent le sens de ce qu’ils sont invités à faire. Si un animateur d’une communauté de recherche introduit un plan de discussion ou un exercice lors d’une communauté de recherche sans prendre le temps d’expliquer aux enfants le lien qu’il fait entre cette activité et la discussion qui est en route, la possibilité existe que les enfants ne saisissent pas le lien entre cette activité et leur discussion. Dans la mesure où les plans de discussion permettent d’approfondir un concept, l’animateur pourra dire par exemple: «C’est très intéressant ce qui est avancé ici. J’ai justement un plan de discussion portant sur un sujet en lien étroit avec ce dont nous parlons. Peut-être qu’en l’examinant ensemble, nous arriverons à mieux cerner le problème qui nous occupe. » Par ailleurs, dans la mesure où les exercices ont surtout pour but de permettre aux enfants de pratiquer telle ou telle habileté pour penser, l’animateur pourra dire, par exemple: « J’ai remarqué la semaine dernière que certains parmi nous avaient de la difficulté avec le raisonnement analogique. Alors j’ai pensé qu’en faisant un ou des exercices sur ce raisonnement, nous pourrions améliorer cette habileté et devenir ainsi de meilleurs chercheurs.»
16. Imposer vos points de vue au lieu d’encourager les élèves à penser individuellement.
Il y a bien des façons d’imposer son point de vue au lieu d’encourager les élèves à penser par et pour eux-mêmes. On pourra, par exemple, dire que telle idée émise par un participant n’a aucun sens et que la réponse à la question est… C’est là une façon d’imposer son point de vue au lieu de demander aux enfants ce que eux pensent de ce qui vient d’être dit. On peut aussi imposer son point de vue en utilisant des histoires moralisantes qui ne font, somme toute, que présenter une perspective sur le sujet dont il est question dans l’histoire. Le but des histoires en philosophie pour enfants n’est pas de conduire ces derniers à adopter la point de vue de l’auteur de ces histoires (et éventuellement ses valeurs ou sa morale), mais de les stimuler à se questionner sur l’ensemble des perspectives que devraient présenter les histoires utilisées en début de processus.
17. S’emparer de la discussion.
S’emparer de la discussion consiste notamment à devenir le seul à prendre la parole et à devenir, du coup, le conférencier devant tous les autres. Il y a un temps pour les conférences comme il y a un temps pour le dialogue en communauté de recherche philosophique. Si pendant cette dernière, le dialogue se transforme en un monologue de la part de l’animateur, c’est que ce dernier n’a pas saisi qu’une communauté de recherche est un oeuvre collective où chacun est appelé, par sa différence, à venir enrichir la construction qui se développe.
18. Exagérer l’importance de la logique formelle en recourant à des exercices répétés.
Certes, la Philosophie pour enfants vise le développement d’une pensée complexe, multidimensionnelle qui s’appuie sur 3 modes fondamentaux de la pensée: la pensée critique, créative et attentive. La pensée critique, soucieuse de vérité, fera appel à des critères pour venir juger la validité des raisonnements utilisés lors de la recherche. Ces critères permettant de vérifier la validé des raisonnements sont étudiés en logique formelle. Ainsi, par exemple, si un raisonnement se déploie lors de la discussion en contenant deux prémisses négatives, la logique nous apprend qu’on ne peut rien conclure. Plus concrètement encore, si je ne suis pas à Québec et que mon ami n’est pas à Québec, on ne peut pas savoir, à partir de ces deux phrases, si nous sommes dans le même endroit, ou pas. Dans le guide Recherches philosophiques qui accompagne le roman La découverte de Harry, on trouve plusieurs exercices portant sur la logique formelle (la conversion, le raisonnement catégorique, le carré d’opposition, le syllogisme hypothétique, etc.). Ces exercices sont utiles pour qui souhaite donner de la rigueur à sa pensée. Car si nous pensons tous naturellement, il n’est pas dit que nous pensons toujours logiquement. Mais, par delà cette logique, il y a aussi une logique informelle, laquelle vise notamment à examiner les particularités d’une bonne raison. Dans ce cas, il n’y a pas de règle stricte mais de bons indices qui nous permettent de dire si une raison invoquée pour justifier un propos peut être considérée comme une raison valable. C’est dans le mélange de ces deux formes de logique que se construit le dialogue en communauté de recherche philosophique. Qui plus est, puisqu’il importe également de faire appel à la pensée créative et attentive des participants, les outils qui seront convoqués par l’animateur (ou les participants eux-mêmes), vont bien au-delà de la logique formelle. Nous verrons cet aspect dans les derniers points abordés dans ce billet.
19. S’impatienter auprès des élèves qui désirent approfondir leur recherche des significations profondes décelées à même la nouvelle.
Si le texte utilisé en début de période permet de modéliser des personnages engagés activement dans une recherche comme cela est le cas en communauté de recherche, si sa lecture permet de soulever des questions provenant des enfants eux-mêmes, il est aussi un réservoir de significations provenant de la longue histoire de la philosophie. Presque chaque ligne des contes pour enfants nous renvoie à l’un ou l’autre des philosophes qui ont tissé l’histoire de cette discipline et, du coup, chaque ligne peut devenir l’occasion, pour tel ou tel enfant, de vouloir approfondir le sens des propos qu’elle contient. Le texte, l’histoire, n’est pas seulement un prétexte à la discussion. Il peut devenir lui-même objet d’investigation afin, par exemple, de mieux comprendre les styles de penser des personnages, les rapports émotifs qui se jouent entre eux, d’évaluer les raisons qui auraient été avancées par tel ou tel personnage, etc.
20. Faire faire les exercices du guide d’accompagnement uniquement comme devoir plutôt que de les utiliser en classe pour stimuler le dialogue.
Le programme de Philosophie pour enfants, qui va de la maternelle à la fin du secondaire, n’est pas un programme qui consiste à devoir explorer chaque exercice ou plans de discussion que contiennent les guides d’accompagnement. Qui plus est, ces derniers sont construits de telle manière qu’ils appellent la discussion entre les élèves. Il serait donc inapproprié d’imposer un devoir aux enfants afin que, individuellement, ils couvrent les questions de tel ou tel exercice et plan de discussion présents dans le guide. Certes, il pourrait arriver à l’occasion qu’un exercice de logique formelle soit suggéré comme activité à explorer après l’école, mais c’est là chose rare car la très grand majorité des activités contenues dans les guides sont l’occasion de mettre en route un dialogue entre les élèves dans la classe.
21. Diriger la discussion de sorte que vos idées personnelles paraissent être meilleures que celles de vos élèves.
L’un des mandats de l’animateur en philosophie pour enfants est de susciter auprès des enfants l’envie de chercher, le désir d’avoir des raisons et le souci de proposer des idées innovantes. Or, si en étant invité à le faire, les enfants ont l’impression que leurs idées sont de moindre importance que celles de l’animateur, il y a fort à parier qu’avec le temps, les enfants garderont le silence estimant que, de toute façon, leurs idées sont moins bonnes que celles de l’animateur. Pour contrer ce possible phénomène, l’animateur pourra prendre le temps de souligner, à l’occasion et pas toujours pour les mêmes enfants, en quoi les idées qu’ils avancent sont magnifiques, extraordinaires, surprenantes, étonnantes, etc. Il pourra aussi également prendre le temps de remercier la contribution des participants, marquant par là l’importance qu’elle possède dans le progrès de la recherche.
22. Transformer la rencontre en classe en une thérapie de groupe.
Qu’est-ce qu’un thérapie de groupe? Parmi les définitions qu’on peut envisager, il y a celle consistant à affirmer qu’il s’agit d’une rencontre de personnes qui se penchent sur le (ou des) problème que chaque personne rencontre dans son expérience afin de lui donner l’occasion d’aller mieux. À l’aide d’une personne formée dans le domaine, il s’agit, alors, de voir ensemble comment on peut aider telle ou telle personne à trouver une solution à un problème, souvent considéré comme étant un problème psychologique, en utilisant différentes approches connues dans le monde de la psychologie. Une communauté de recherche philosophique n’est pas une thérapie de groupe. Il ne s’agit pas de s’attarder au problème de X pour voir comment, ensemble, nous pourrions l’aider à aller mieux. S’il n’est pas exclut qu’on puisse aller mieux après avoir participé à une communauté de recherche, le but visé n’est pas de régler un problème que l’un ou l’autre des participants aurait partagé avec les autres membres de la communauté. La question abordée en communauté de recherche ou le problème qui est traité, même s’il provient d’un participant (ou d’un petit groupe de participants au moment de la cueillette des questions) devient rapidement la question de tous les membres de la communauté. Et le but poursuivi n’est pas d’aider les participants à se sentir mieux grâce à la discussion, mais à devenir de plus en plus habiles à penser par et pour eux-mêmes. Il n’y a pas de contradiction entre les deux approches, mais ce sont là deux approches différentes. Qui plus est, la formation offerte en philosophie pour enfants n’est pas une formation en psychologie. Quand une question surgit qui conduit à entrevoir qu’un enfant aurait besoin d’aide psychologique, le mieux serait de référer cet enfant à la bonne personne dans le milieu scolaire.
23. Laisser croire aux élèves que les questions philosophiques peuvent être réglées par vote.
La pratique de la philosophie pour les enfants vise notamment la formation du citoyen vivant en démocratie. Or, l’une des caractéristiques des démocraties est l’usage du vote pour décider, par exemple, quel sera le prochain gouvernement. Mais ce vote, pour ne prendre que cet exemple, devrait être l’aboutissement d’une réflexion permettant d’identifier les raisons et les motifs conduisant à voter pour tel ou tel candidat. Cette délibération préalable est ce qui se joue en communauté de recherche philosophique. Mais celle-ci ne conduit pas à un vote final afin de déterminer majoritairement quelle serait la meilleur solution au problème qui est posé à tous les membres de la communauté. Si, dans une démocratie, la majorité l’emporte, dans une communauté de recherche philosophique, c’est le souci de comprendre qui l’emporte et le désir de plus en plus ancré de penser par et pour soi-même avec les autres, même si ce que l’on pense va à l’encontre de ce que les autres affirment.
24. Insister sur l’aspect affectif du programme et en ignorer l’aspect cognitif.
L’un des objectifs visés au moment de faire de la philosophie avec les enfants est de leur permettre de développer un ensemble d’habiletés de penser réunies sous 4 grandes habiletés: raisonner, rechercher, former des concepts et traduire. Si la dimension affective est présente dans une communauté de recherche, notamment par le biais de la pensée attentive, il ne s’agit pas uniquement de se rencontrer pour partager comment on se sent, et jusqu’à quel point il est bon d’être ensemble. Certes cela a une importante, mais cette dimension affective devrait être en dialogue avec la dimension cognitive du programme qui implique la pratique d’un vaste ensemble d’habiletés spécifiques pour penser, comme en témoigne la figure suivante:
25. Insister sur l’aspect cognitif du programme et en ignorer l’aspect affectif.
Même si le programme de philosophie pour enfants mise sur la formation de la dimension cognitive des enfants, il ne faudrait pas croire pour autant que seule cette dimension intervient au moment de vivre une communauté de recherche. En fait, avec le temps, les enfants deviennent de plus en plus disposés, ont le désir de plus en plus grand de s’étonner, de collaborer, de s’entraider, d’écouter et de respecter les autres membres de la communauté, etc. Toutes ces dispositions ont une dimension affective en ce sens qu’elles sont en quelque sorte une redistribution des émotions vers une recherche de plus en plus minutieuse en commun. Ce serait donc inapproprié de viser uniquement la dimension cognitive dans une communauté de recherche et d’en oublier que la dimension affective joue également un grand rôle dans la progression de la recherche en commun. Voici quelques dispositions en jeu dans une communauté de recherche:
En fait, une communauté de recherche philosophique est un contexte permettant de mettre en lien – en dialogue – la dimension cognitive et affective des personnes qui la construisent. En figure:
Ce n’est pas un mince travail que d’animer une communauté de recherche. Mais cela en vaut la peine quand on constate, recherche après recherche, que cela entraine un développement de la pensée critique, créative, attentive et surtout la formation d’un jugement plus nuancé, si important dans un monde où le préjugé et le stéréotype guident souvent nos paroles et nos actions. C’est en devenant plus raisonnable dans nos jugements que nous pouvons espérer vivre une démocratie plus profonde, plus ancrée dans la réflexion que la spontanéité, plus cohérente, plus en lien avec un monde où il faut bon vivre ensemble parce que la paix est ce qui est vécue et continuellement recherchée.