« Tout récemment, j’ai été invité à prononcer une conférence s’adressant à une trentaine de consultants en gestion. Ils désiraient connaître ce qui est en jeu lorsqu’on transforme un lieu en une communauté de recherche philosophique. L’une des consultantes, ayant déjà suivi l’un des cours Penser par nous-mêmes, était persuadée qu’il existe de nombreux liens entre l’activité de consultant en gestion et celle de l’animateur d’une communauté de recherche philosophique. J’ai tellement appris de choses durant notre rencontre !!!
Pendant une trentaine de minutes, je leur ai d’abord présenté les dessous de la philosophie pour les enfants en insistant tout particulièrement sur les rôles de l’animateur. Ainsi, après avoir indiqué que la démarche en philo pour enfants se réalise habituellement en trois temps (lecture d’un bout d’une histoire par les enfants, cueillette des questions des enfants et, finalement, délibération), j’ai pris le temps d’examiner ce qu’est une délibération en communauté de recherche. Puis je me suis attardé aux différents rôles de l’animateur.
De nombreuses tâches attendent la personne qui anime une communauté de recherche. Par exemple, elle doit :
1- s’assurer que chaque personne de la communauté de recherche peut s’exprimer, ou garder le silence et être respectée ;
2- écouter les participants (ne pas trop parler, laisser se développer la co-construction);
3- aider les participants à se centrer sur l’objet de la recherche (en posant, par exemple, la question suivante : Quels liens fais-tu avec le problème qui nous occupe en ce moment ?);
4- encourager les participants à se questionner mutuellement (Étant donné ce que vient de dire X, quelle question pourrions-nous lui poser ?);
5- inviter les participants à utiliser le test d’universalité et celui des conséquences (Qu’arriverait-il si tout le monde faisait ce que tu proposes ?);
6- inviter les participants à envisager la compatibilité des moyens et des fins (Cette façon de faire permet-elle d’atteindre le but poursuivi ? La fin justifie-t-elle les moyens envisagés ?);
7- encourager les participants à tenir compte des circonstances, des contextes différents (Dirais-tu la même chose si la situation avait été… ?);
8- inviter les membres de la communauté à reconnaître les incohérences entre les énoncés et entre la pensée et l’action (Peut-on dire ceci et cela en même temps sans se contredire ?);
9- encourager les participants à s’engager dans l’acte de conceptualiser, de définir, de distinguer, de classifier… (Quels sens donnons-nous à ces mots ? Voyez-vous une différence entre X et Y ?);
10- inviter les participants à explorer l’acte de raisonner, demander des raisons, prendre le temps d’évaluer ces raisons et de dégager les présupposés (Pourquoi ? Sur quoi se base-t-on ici pour dire… ? Est-ce une bonne raison pour… ? Si tu dis ceci… et cela… est-ce que tu sous-entends que… ?);
11- permettre aux participants de s’engager dans l’acte d’interpréter en passant, notamment, par l’acte de reformuler, d’écouter, de prendre en considération plusieurs points de vue (Une personne pourrait-elle dire en d’autres mots ce que X vient de dire ? Était-ce sous cet angle que tu envisageais la chose ?);
12- encourager les participants à s’engager dans l’acte de rechercher en les invitant à formuler des hypothèses, des exemples, contre-exemples (Une personne a-t-elle une hypothèse à proposer ? Est-ce que des exemples peuvent appuyer cette hypothèse ? Existe-t-il une exception ?);
13- rester neutre à l’égard des positions soutenues, tout en devenant peu à peu un co-chercheur. Cette position entraîne qu’il perd son autorité informative (il n’a plus de réponses à fournir, même si il peut à l’occasion fournir des indications, émettre une hypothèse, suggérer des pistes de recherche, évoquer des concepts fondamentaux sous-jacents au sujet de discussion), mais il conserve son autorité instructive puisqu’il est, en somme, le gardien de la qualité du processus, étant préoccupé par la qualité des raisonnements, la qualité des interactions (cognitives, sociales affectives), la qualité de la recherche;
14- mettre les participants au défi de penser par et pour eux-mêmes.
Après avoir présenté ces 14 points (qui ne sont qu’une petite partie de la carte des activités d’une personne qui anime une communauté de recherche), j’ai alors demandé aux 25 personnes présentes si elles voyaient des analogies entre les rôles de l’animateur et celui du consultant en gestion. Et c’est là, vraiment, que le feu a pris !
Assez rapidement, plusieurs ont souligné l’importance, pour leur travail, de tenir compte du contexte, de faire penser leurs clients, de ne pas se présenter comme celui ou celle qui sait, d’être un facilitateur et non un «apporteur de réponses», d’être une personne qui, étant à l’écoute, donne l’occasion aux clients de construire leurs propres points de vue. Certaines personnes ont tenu aussi à souligner l’importance de penser de façon rigoureuse, de conduire leurs clients à reconnaître que certains arguments qu’ils développent ne tiennent pas la route, le cas échéant. D’autres ont ajouté qu’il est important d’aimer, en tous cas, de prendre soin de ses clients, que la pensée attentive est tout aussi importante que la pensée critique et créative. Plusieurs ont souligné l’importance de donner à chacun le temps de prendre en considération l’histoire (longue ou courte) de l’entreprise, de prendre le temps de partager leur lecture de cette histoire. D’autres encore ont partagé leur souci de développer une attitude de neutralité, n’étant pas dans une entreprise pour la changer mais pour aider ceux qui veulent modifier leur situation à trouver, par eux-mêmes, les solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. Une personne a longuement insisté sur l’importance de savoir observer ce qui se passe entre ses clients. Être à l’écoute, active a rajouté un consultant, c’est savoir voir ce qui se passe.
Le tout s’est terminé sur une note qui m’a persuadé qu’il valait la peine de se lever ce matin là : tous semblaient d’accord pour dire que le but d’un bon consultant, c’est de permettre à ses clients de penser par et pour eux-mêmes. Mon sourire en disait sans doute long sur mon sentiment interne : il n’y a guère de différence entre un consultant en gestion et un animateur d’une communauté de recherche philosophique (avec des enfants, des adultes…), quand il s’agit d’observer attentivement le but poursuivi. Il y a des journées comme ça où l’on se dit qu’il y a tant à apprendre de tous.