Il est très étonnant de constater, parfois, qu’au moment d’entrer à l’école, les enfants ont des yeux immenses et qu’après quelques années assis sur les bancs de l’école, leurs yeux sont devenus petits, comme si la curiosité naturelle dont nous sommes capables à l’âge de 5 ou 6 ans disparaissait peu à peu pour laisser la place au «prêt à penser». Si tel est le cas, c’est peut-être parce que l’école ne poursuit pas le bon objectif en matière d’éducation et qu’au lieu de mettre de l’avant la formation de la pensée des enfants, elle les prépare à devenir de bons citoyens bien moulés dans ce qu’on attend d’eux. La philosophie pour enfants ne se cantonne pas dans le «prêt à penser». Au contraire, elle met en route les conditions permettant de préserver la puissance de penser par et pour soi-même et de développer cette puissance. Voyons d’un peu plus près.
La pratique de la philosophie avec les enfants permet à ces derniers de développer une pensée complexe réunissant trois formes de pensée: la pensée critique, créatrice et attentive (caring thinking). Ces trois formes de pensée sont nécessaires si on espère que les enfants, loin de s’enfermer dans un moule qu’on aura prévu pour eux, construisent leur puissance de penser et de juger de façon raisonnable.
La construction de cette puissance de penser tient en partie au fait qu’en pratiquant la philosophie en classe, les enfants sont invités à intérioriser peu à peu les outils de la recherche en commun (raisons, exemples, analogies, définition, etc.). Ajoutés à leur utilisation de plus en plus adéquate (présenter une raison, donner un exemple, formuler une analogie, développer une définition, etc,), ces outils donnent aux enfants la capacité de parler le langage de la recherche, un langage qui s’appuie, in fine, sur la faillibilité de la connaissance humaine, le doute et l’étonnement.
Pratiquer la philosophie à l’école élémentaire permet aux enfants de garder l’oeil ouvert car, en lieu et place d’une accumulation de savoirs, celle-ci permet de développer un plus de lucidité. Ainsi que le soulignait le linguiste Gustave Guillaume: «on distingue des hommes de grand savoir les hommes de grande lucidité. Il arrive que ce sont les mêmes, et ce doit être un bien; mais c’est une plus et meilleure chose encore que l’homme de petit savoir puisse néanmoins être l’homme de grande lucidité. Napoléon, qui sait penser, est en maintes circonstances préoccupé de cette rencontre du savoir de la lucidité, et régulièrement c’est pour donner à la lucidité un plus grand poids qu’au savoir, quel qu’il soit. Cette lucidité supérieure à tout qu’il quête, en laquelle plus qu’en tout il croit, il la nomme, en style napoléonien, le juste sentiment des choses. » (Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 14 février 1957)
Ce passage de Guillaume met en évidence le fait qu’au moment de vouloir développer la lucidité, qui serait au fondement de la puissance de penser, il importe de faire appel à bien plus que la rationalité. Le «juste sentiment des choses» implique la présence des émotions sans lesquelles on risque tranquillement de se fermer les yeux sur le monde, sur son caractère mystérieux et merveilleux.