Milieux de vie et communauté de recherche philosophique ; à l’école comme à la maison

Mardi dernier, le 5 novembre, j’ai été invité à donner un atelier lors de la rencontre nationale de la Fédération québécoise des organismes communautaires familles (FQOCF). Approché par les organisateurs et organisatrices intéressés et intéressées par la pratique du dialogue philosophique, le défi m’était lancé de présenter comment la philosophie pour les enfants pouvait contribuer à l’approche centrale de leur mouvement, le thème de leur grande rencontre annuelle : l’approche par le milieu de vie.

Après avoir consulté la documentation fournie par la FQOCF, l’ampleur de la tâche commençait à se dessiner. Il y a tellement de liens à faire entre la pratique du dialogue philosophique et l’approche par milieu de vie ! Voici certains de ces liens que j’ai tenté de présenter lors de ce superbe après-midi à Drummondville. Merci encore de l’invitation !

En premier, qu’est-ce qu’un milieu de vie ? Le Guide d’appropriation sur le fondement Milieux de vie de la FQOCF le définit de la façon suivante :

« Un milieu de vie dans un OCF, c’est un lieu, un espace qui existe parce que des familles s’y rassemblent, y interagissent et y partagent une expérience. Il est soutenu par un cadre souple et balisé, reconnu et porté par tous. L’informel y occupe une place importante, en complémentarité avec des pratiques et des activités plus formelles », FQOCF (2016), p. 7.

On voit qu’au centre du milieu se trouve le partage d’une expérience. Déjà, les gens qui sont comme moi ne peuvent s’empêcher de tout de suite penser à John Dewey et à Matthew Lipman, parce qu’ils ont tous deux mis le partage d’une expérience au cœur de leur approche pédagogique, comme le font les OCF. À l’aide d’un cadre souple, c’est-à-dire capable d’être modifié, d’être adapté aux spécificités des contextes, ces organismes cherchent à rassembler les familles au sein d’un milieu de vie pour les amener à interagir, formellement et informellement.

Les liens avec la communauté de recherche philosophique commencent déjà à se faire voir. Explicitons-les encore davantage. En effet, comme le montre l’image de la FQOCF ci-dessous, un milieu de vie est constitué de trois ingrédients essentiels.

Le temps

Dans Un outil de la Trousse de référence et d’animation sur l’action communautaire autonome Famille (ACAF), on peut lire que : « [l]es personnes qui œuvrent en OCF mettent à la disposition des parents, des enfants et des familles du temps afin de les accueillir, discuter et d’échanger. Dans le respect de leur rythme, on se concentre sur l’ici et maintenant », FQOCF (2024), p. 5.

De cela, il faut comprendre qu’un milieu de vie est un endroit où on peut prendre le temps de parler, d’écouter et donc de réfléchir. Prendre le temps, parce qu’où trouver spontanément le temps d’échanger dans la vie d’aujourd’hui, surtout lorsque nous sommes parents ? Notre temps doit toujours servir à quelque chose d’autre : être utile. Or, pour élaborer un milieu de vie, il faut se donner consciemment le temps de parler pour parler avec les autres. Il faut ralentir et se donner le droit de vivre des discussions qui ont un sens maintenant.

L’espace

« [Les milieux de vie] permettent de créer des espaces sécuritaires où l’écoute et l’échange entre les familles sont privilégiés. Bien que ces espaces physiques existent dans les OCF par le biais des activités, ces lieux se créent surtout par la présence et l’apport de tous et de toutes et peuvent également se déplacer, se créer et se réinventer, ici et là, dans le moment présent avec les familles. Le milieu de vie est ainsi un espace connu et sécurisant, ou un lieu éphémère », FQOCF (2024), p. 5.

Cet extrait nous aide à réaliser que créer un espace, ce n’est pas simplement aménager un lieu physique dans lequel les gens pourront parler. Cela demande de créer tout un environnement, c’est-à-dire un endroit où on peut être et agir différemment par rapport à d’autres lieux. Les enfants n’agissent pas de la même manière lorsqu’ils sont dans une salle de classe, dans leur salon ou dans la cour de récréation. Les adultes ne sont pas les mêmes s’ils sont au bureau ou au bar. Ce n’est pas qu’une question de meubles : c’est plus fondamentalement lié aux attitudes des gens qui constituent cet espace. Si nous pensons que ce nous allons dire ou faire ne sera pas accueilli par autrui, nous nous abstenons. On ne dit pas tout au bureau tout comme on en dit parfois trop au bistro.

La parole

« Les milieux de vie en OCF se construisent et s’animent grâce aux échanges et aux partages d’expériences. Les mères, les pères et les enfants y sont invités à s’exprimer et à écouter, à nommer et à accueillir les idées et les points de vue des autres. Le plaisir de la parole en milieux de vie, c’est aussi ce qui rassemble, lie et dynamise les familles », FQCOF (2016), p. 8.

Suite à ce qui a été présenté, on le voit : la parole est l’élément central du milieu de vie. Les deux autres ingrédients visent à libérer cette parole, à lui donner le contexte nécessaire pour pouvoir se déposer et se partager. Si j’avais à définir ma compréhension du milieu de vie, je dirais que c’est un environnement sécurisant dans lequel on peut prendre le temps de parler, d’écouter et d’échanger, dans la rencontre de la diversité, dans le plaisir et dans le partage.

Comment la CRP peut-elle contribuer à l’élaboration de milieu de vie ?

En premier lieu, la CRP, en tant que pratique formelle, est un moment où l’on prend le temps d’échanger. Planifier une CRP, c’est déjà se donner le droit pendant une heure de réfléchir sérieusement, d’écouter ce que les autres ont à dire, de le considérer, d’y ajouter ses idées ou ses questions. C’est créer un moment que l’on veut être significatif : plaisant « en soi », non pas pour quelque chose d’autre, un peu à l’image d’un concert de musique qui n’est pas utile pour autre chose que lui-même. Et pourtant, utilité il y a. Seulement, cette utilité est davantage saisie, incarnée, parce que les questions abordées sont formulées, clarifiées et choisies par les participants et participantes. Les échanges tournent donc autour de problèmes davantage ressentis. Les hypothèses émises peuvent être essayées dans la vie quotidienne dès la fin de la délibération. Bref, le temps sert à enrichir le temps présent : on ne le prend pas que pour préparer le futur.

En second lieu, la CRP contribue à créer cet espace pour la parole. Physiquement, évidemment, par le cercle, le demi-cercle ou le carré, qui permettent à tous de se voir, de s’entendre et de se percevoir comme étant de même importance (enfants comme adultes). Mais c’est surtout dans la formation des attitudes que la CRP est importante ici. Ces attitudes, elles sont véhiculées par ce dispositif qui crée une communauté réunie autour de la résolution d’un problème : elle rassemble par la coopération. Dans un dialogue philo, les gens ne sont pas les uns contre les autres, les uns voulant faire triompher leurs opinions, les autres cherchant à paraitre les plus forts. Non. Ils sont plutôt les uns et les autres contre un problème. C’est de lui qu’on veut se montrer les plus forts. C’est cette question qu’on veut explorer. Et si on veut vraiment y parvenir, on ne peut pas laisser des recoins non explorés. Il faut donc envisager toutes les possibilités, tous les avis, soupeser les différents angles, évaluer les raisons, accepter les questions, dégager les conséquences, imaginer des analogies et j’en passe. Il y a tellement de manières d’être utile à la recherche, d’y faire une différence, de jouer un rôle. C’est alors qu’apparait toute la richesse de la diversité des points de vue, richesse fournie par tous ces vécus différents. Une diversité qui, à force de se réunir pour faire des communautés de recherche, tend progressivement à se transformer en une communauté de recherche.

Enfin, c’est en combinant ce temps et cet espace qu’on peut affirmer que la CRP permet de mettre de l’avant un contexte favorable à la libération de la parole. Lorsqu’une communauté de recherche s’installe progressivement dans un groupe, on voit des participants et des participantes qui considèrent de plus en plus leurs propos comme pouvant faire une différence. À ce sujet, il pourrait utile de se rappeler les deux personnages au cœur du roman Pixie de Lipman : Pixie, celle qui parle tout le temps, et Bruno, celui qui ne parle jamais. Lorsqu’on avance dans l’histoire, on finit par découvrir pourquoi Bruno « n’a pas parlé depuis des années » : parce qu’il n’a pas l’impression que ce qu’il veut dire fera une différence. « Plus les autres parlent, plus je me taisais », dit-il. Malgré la fiction, la situation de Bruno est bien réelle. Moi-même, grande gueule notoire, officiellement totémisé par mon groupe scout de « Lynx bavard », je me retrouve parfois dans des milieux où je ne parle pas. « À quoi bon ? », me demandè-je dans ces cas où j’ai le sentiment que mes interventions seront comme des pavées dans une mare. Par contre, lorsque je me retrouve au cœur d’une recherche, où nous sommes tous contre le problème, et que cette recherche est philosophique, qu’elle porte sur des éléments centraux, communs et contestables de l’expérience humaine qui nous rendent tous égaux du point de vue de l’ignorance, alors il me faut me forcer à retenir ma Pixie intérieure.

Cela est d’autant plus vrai que d’être plongés dans une recherche nous met devant ce phénomène merveilleux et mystérieux qu’est de voir émerger des pensées en nous. Rappelons-nous ce que la jeune Rosalie nous dit si éloquemment dans la série documentaire Des enfants philosophent : « Réfléchir, c’est aussi : quelqu’un dit ça. Ah, quelqu’un dit ça. Ah, moi je pense que ce serait plutôt ça. Je [ne] suis pas obligé de lever ma main pour le dire, mais dans ma tête, ça me forme une parole, [et puis] je lève ma main [et] je la dis ». De fait, pour penser à l’aide d’analogies (l’une de mes habiletés de pensée préférées), il serait impropre de dire que la CRP libère la parole de la même manière que l’ouverture d’un robinet libère les eaux. L’image la plus juste semble plutôt être celle du bicarbonate de soude qui, lorsque versé dans le vinaigre, par la réaction de l’un sur de l’autre, se transforme pour libérer du gaz carbonique (du dioxyde de carbone gazeux). En effet, la CRP libère en nous quelque chose qui était déjà là, mais seulement qu’à moitié : quelque chose qui avait besoin de l’autre pour trouver son impulsion et sa nouvelle forme.

Pour terminer, la FQOCF affirme que l’approche par milieu de vie doit apprendre à naviguer entre des opposées et doit trouver comment les concilier. Cette difficulté, je la connais bien, comme tellement d’enseignants et d’enseignantes. Philippe Perrenoud, théoricien du concept de compétence en éducation, écrit que : « [d]ans la pratique pédagogique se jouent et se rejouent chaque jour des contradictions impossibles à dépasser une fois pour toutes : m’oublier pour l’autre ou penser à moi ? privilégier les besoins de l’individu ou ceux de la société ? respecter l’identité de chacun ou la transformer ? avancer dans le programme ou répondre aux besoins des élèves ? ». Cette liste de questions, qui s’étend et s’étend encore par-delà cet extrait, est partagée à bien des égards par les intervenants et intervenantes des OCF. Comment arrimer les rapports authentiques et égalitaires avec sa responsabilité professionnelle ? Comment chercher la spontanéité et la véracité dans ses relations avec les familles tout en posant des gestes et des paroles qui sont continument animés d’intentions ? Comment incarner cette exigence face aux différences contextuelles tout en offrant un cadre stable et commun ? Comment la liberté peut-elle s’épanouir dans les règles ? Ce sont ces grandes questions que se posent communément les enseignants et les enseignantes, les intervenants et les intervenantes et tous ceux et celles qui se donnent cette tâche difficile et complexe d’éduquer les familles et les enfants.

En somme, les OCF ont tout à gagner à s’intéresser à la pratique du dialogue philosophique et cette dernière à tout intérêt à imaginer encore davantage de manières de sortir de l’école pour gagner toute la cité. Cet éventuel partenariat apparait d’autant plus évident lorsqu’on lit le passage suivant décrivant les milieux de vie :

« Cet échange mutuel nécessite une relation égalitaire et un engagement authentique de part et d’autre, qui permettent d’ »être » ensemble et de partager simplement ce plaisir. Se donner le droit d’être soi-même, se raconter ou encore admettre ses faiblesses ou son ignorance, c’est aussi une façon d’enrichir l’expérience d’échange avec les familles dans une relation égalitaire », FQOCF (2016), p. 12.

Si vous qualifiez ces échanges de « recherches philosophiques », le parallèle est tel que CRP et milieux de vie semblent des alliés tout naturels, un peu comme les enfants et la philosophie. De fait, je vous invite à approcher les OCF près de chez-vous et, qui sait, ils seront peut-être de nouveaux lieux pour se rassembler autour d’une question philosophique.

Lancement de l’organisme SOPHIA

En 2017, SEVE formation Canada, branche québécoise de SEVE, voyait le jour. Cette grande famille avait été créée par Frédéric Lenoir après la publication de son livre à succès « Philosopher et méditer avec les enfants » afin de répandre les bienfaits de la pratique du dialogue philosophique dans le monde. Malheureusement, la pandémie fut un coup dur pour plusieurs organisations comme SEVE qui reposaient sur le contact humain. SEVE a du fermé ses portes en décembre dernier.

Il en faudrait bien plus cependant pour faire abandonner la pratique du dialogue philosophique à celles et ceux qui l’ont expérimenté et qui ont gouté aux différences qu’elle entraine dans une vie et dans une classe. C’est pourquoi Emmanuelle Gruber, une amie et collègue dès les débuts de l’aventure SEVE, s’est lancée dans le magnifique projet de l’organisme SOPHIA. Professeure au CÉGEP depuis 2008, Emmanuelle est entourée une belle équipe pour continuer de disséminer dans notre monde des habitudes et des aptitudes à l’écoute, à la réflexion, au dialogue, à l’attention et tant d’autres. SOPHIA décrit sa mission de la manière suivante : « [proposer] des activités ancrées dans le dialogue comme outil de transformation relationnelle visant la coopération et la collaboration. Nous sensibilisons, initions et formons à une approche de dialogue fondée sur la pratique de la philosophie conjuguée à l’intelligence émotionnelle ».

SOPHIA est un bel exemple de toute la valeur qu’on reconnait au dialogue philosophique et que si l’école est un lieu de prédilection pour cette pratique, d’autres avenues sont possibles. Le dialogue philosophique est trop important pour qu’une pandémie l’arrête.

N’hésitez pas à consulter la page de SOPHIA : https://www.dialoguesophia.ca/ et à consulter leur programmation à venir, notamment leurs dialogues du jeudi pour vous introduire à leur pratique.

Un exemple d’une enquête philosophique avec des enfants et des parents

Extrait d’une séance de philosophie.

Jeudi 27 novembre 2014

Parents/élèves de l’École La Découverte (Genève, Suisse) – 6 à 57 ans.

Les noms des enfants et des parents ont été remplacés par Enfant A-B-C… et Parent A-B-C… Je suis (MS) l’animateur de cette séance. Les enfants ont entre six et douze ans.  D’entrée de jeu, je tiens à préciser que la fréquence de mes interventions est nettement trop élevée. Mais cela arrive lorsqu’on croise un groupe d’enfants et de parents pour la première fois.

Cette recherche, unique, traite de l’amitié. Thématique choisie par les enfants reposant sur la question initiale de l’un d’eux: Quelle différence y a-t-il entre un ami et un copain?, elle a suscité beaucoup d’intérêt. Comme on pourra le découvrir, cette enquête commune parents-enfants ouvre la porte à la diversité de points de vue, l’imagination, le souci de la rigueur, le questionnement, la remise en question, l’auto-critique, le rire, et j’en passe… Il n’en fallait pas plus pour en perdre un peu la conscience du temps. Et, comme c’est souvent le cas, le moment de clôturer la séance est venu trop tôt. Nous aurions pu continuer; l’envie était présente.

Je tiens à remercier Catherine Firmenich, directrice de l’École La Découverte,  pour le soin qu’elle a pris à retranscrire cette rencontre.  Philosophiquement, les mouvements sont nombreux.  Une analyse détaillée nous offrirait la possibilité de mieux les voir.  C’est ce que permet, notamment, le cours en ligne à l’Université Laval.

Travaillant sur les ressemblances et différences, distinguant, définissant, explorant les conséquences, dégageant des présupposés, etc., ce moment philosophique aura permis aux parents (c’est du moins ce que certains ont exprimé par la suite) de voir jusqu’à quel point les enfants peuvent être attentifs et précis lorsqu’il s’agit d’explorer une expérience qui leur est chère.  Au terme de la séance, certains parents ont affirmé:  «nous n’avions jamais imaginé que les enfants puissent être aussi intelligents.»  Je trouve que c’est un pas dans la bonne direction lorsqu’il s’agit de l’éducation du petit de l’être humain.

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