Extrait du livre Penser ensemble à l’école: Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique en action
«Si tu ne penses pas, c’est comme si tu ne vibrais pas. Parce qu’un cerveau ça te fait penser tout le temps, et sans cerveau tu ne peux pas penser, puis sans penser moi je dis que tu ne peux pas vivre.» Olivier, 2e cycle du primaire
Les philosophes et les enfants sont des alliés naturels, car ils se nourrissent de l’étonnement. Ils aiment être surpris par l’inattendu, l’extraordinaire, l’inespéré. Infatigables, pourrait-on dire, ils aiment la vie, ils aiment penser à elle, et ils sont souvent en train de poser des questions pour lesquelles on ne saurait trouver de réponses définitives. «L’enfance, écrivait Christian Bobin, est dans la vie comme une chambre éclairée dedans la maison noire. Les enfants n’aiment pas aller dormir, n’aiment pas ce congé chaque soir donné à la vie. Cette résistance au sommeil, c’est le visage de l’enfance et c’est la figure même de l’excès: poser des questions qu’aucune réponse ne viendra endormir.» (Bobin, La merveille et l’obscur, Parole d’Aube, p.16)
Imaginons des enfants en train de se questionner sur des sujets qui concernent le sens de la vie, le sens des choses, l’importance qu’ont ou non les choses qui les entourent, les actes qu’ils posent quotidiennement… Imaginons des enfants qui se questionnent sur leur manière de penser, de raisonner, de définir. On entend dans ces questions des préoccupations qui tissent l’histoire de la philosophie. De ce point de vue, les enfants et la philosophie regardent dans la même direction. On a grand tort, disait Montaigne dans ses Essais, de peindre la philosophie inaccessible aux enfants.
Mais, de même que le jeu de basket-ball ne saurait se réduire à lancer tout seul un ballon dans un panier, de même l’activité qui consiste à philosopher ne pourrait se réduire à se poser, à soi-même, des questions. En clair : il ne suffit pas que des enfants (ou des adultes) se posent des questions pour qu’ils soient en train de philosopher. Encore faut-il qu’ils se les posent entre eux. Bien plus, comme lorsqu’il est question de créer une œuvre musicale et de l’interpréter dans le cadre d’un orchestre, philosopher suppose de s’engager dans la pratique et l’orchestration d’une multiplicité d’actes de pensée qui deviennent de plus en plus nuancés et de plus en plus judicieux, car leur pratique même appelle l’auto-correction. C’est en jouant de la guitare qu’on apprend à jouer de cet instrument. Et plus on en jouera, plus on aura le souci de corriger nos erreurs et plus on sera en mesure d’en jouer selon toutes les possibilités qu’offre cet instrument. D’une main, nous passerons à la seconde et à leur croisement ; d’une corde, nous en viendrons à combiner l’ensemble des six afin de former des accords et des mélodies. Plus nous avançons dans l’apprentissage d’un art – et tel est le sort de la philosophie – plus nous découvrons et intériorisons les éléments qui le constituent et les relations qui unissent entre eux tous ces éléments. De plus en plus intériorisées, comme lorsqu’on apprend sa langue maternelle, les différentes activités impliquées dans l’acte de philosopher permettent alors aux enfants et aux adultes qui les accompagnent de participer à la création d’un monde commun où chacun aime à penser par et pour lui-même.
Il y a peu de risques de se tromper en affirmant que le but ultime, lorsque l’on pratique la philosophie avec les enfants, c’est de leur donner la chance, aussi tôt que possible, d’apprendre à penser par et pour eux-mêmes. Si, selon certains, l’idée de faire de la philosophie avec les enfants remonte au moyen âge, il aura quand même fallu attendre la fin des années 1960 pour qu’elle prenne enfin son envol et qu’on puisse maintenant dire d’elle qu’il est trop tard pour revenir en arrière. Il aura fallu attendre la venue de deux philosophes américains, Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, qui ont consacré l’essentiel de leurs travaux à redessiner l’enseignement de la philosophie afin qu’elle devienne à la fois utile et intéressante pour les enfants. Ce faisant, ils ont contribué à la création d’une sous-discipline en philosophie – la philosophie pour enfants – dont l’objectif est d’écrire et de pratiquer la philosophie de telle sorte que les enfants et les adolescents puissent l’apprécier. Leur idée a fait des petits, si bien que cette pratique est maintenant présente dans tous les continents. En plusieurs endroits, des enfants s’adonnent, parfois régulièrement, à cette activité où la parole devient un outil pour apprendre à vivre ensemble en jugeant de mieux en mieux.
À ma connaissance, et en tenant compte des multiples travaux internationaux qui vont dans ce sens depuis 1969, il n’y a pas de projets d’envergure consistant à pratiquer la philosophie pour les enfants qui soit aussi vaste et aussi solidement ancré que celui que proposent Lipman et Sharp. Cela ne veut pas dire que tout est complété et qu’il n’y a qu’à répéter. Loin de là ! Il y a encore tant à faire, et il y aura probablement toujours beaucoup à faire. Davantage qu’un paysage qu’il faut reproduire, l’approche de Lipman et Sharp inspire plutôt un chemin à suivre, à découvrir, à construire. Chaque recoin peut devenir l’occasion de découvertes, d’évaluation et d’invention dont on estime le résultat avec le regard lucide de celui qui souhaite faire au mieux, en se corrigeant au besoin.
Cela ne veut pas dire, non plus, que la pratique de la philosophie avec les enfants ne connaît pas d’autres visages. Les travaux, notamment, entourant ceux de M. Tozzi en France, notamment, le montrent bien : il n’y a pas qu’une seule manière de faire de la philosophie avec les enfants et celles qui se construisent en parallèle présentent aussi des voies de développement intéressantes. Peut-être verrons-nous un jour le mariage de bon nombre de ces approches. Pour l’instant, les travaux et formations poursuivis à l’Université Laval s’inscrivent dans l’étroite continuation de ceux que Lipman et Sharp ont amorcés. En 1997, notamment, nous y avons ajouté une activité d’observation qui trouve maintenant une autre voie de développement dans le cadre du cours en ligne : L’observation en philosophie pour les enfants.
Dans ce contexte, faire de la philosophie avec les enfants, c’est mettre en route des conditions permettant la création d’une communauté de recherche. Une communauté de recherche, c’est un groupe de personnes engagées dans un processus conduisant à investiguer un sujet qui les intéresse. Le but est d’apprendre à penser par et pour soi-même. En philosophie pour les enfants, la démarche est collective. On apprend à penser par et pour soi-même, mais pas seul. On l’apprend avec les autres, en partageant la même activité qu’eux. Faire de la philosophie de cette façon, c’est également s’engager dans une enquête éthique avec les enfants, une enquête conduisant à répondre à la question : dans quelle sorte de monde voulons-nous vivre ? Mais c’est aussi créer des conditions afin que les enfants vivent la démocratie à l’école. On y apprend à devenir un citoyen responsable, capable de délibérer avec les autres de ce qui est important pour l’ensemble des personnes qui participent à la création de cette mini-société qu’est la communauté de recherche.
Qu’est-ce qui poussa Lipman à redessiner l’enseignement de la philosophie pour les enfants ? C’est qu’il estimait, comme tant d’autres philosophes, que cette discipline peut être un instrument puissant pour la formation d’une pensée rigoureuse, cohérente, critique, créatrice et attentive. Depuis ses débuts, la philosophie a toujours été préoccupée de la formation de la pensée, à tel point que les philosophes, très tôt, ont mis sur pied une sous-discipline, la logique, dont le mandat est de montrer comment une pensée peut être articulée, cohérente et lucide. Si la pratique de la philosophie peut être d’un grand secours pour la formation de la pensée, c’est qu’elle repose sur l’analyse de concepts aux contours difficiles à définir, une analyse qui, par conséquent, nous pousse à réfléchir. Ainsi, pensons aux difficultés qu’il y a à définir la justice, la liberté, le bonheur, la vie, la mort, les droits, la beauté, pour ne citer que ces exemples. Certes, nous sommes tous plus ou moins capables de donner un sens à ces mots, mais quand vient le temps de dire précisément ce qu’il faut en comprendre, les choses ne semblent plus aussi simples. C’est l’occasion de se rendre compte que les significations sont multiples et varient d’une personne à l’autre. C’est aussi l’occasion de prendre conscience que, pour la plupart, les concepts philosophiques peuvent être envisagés sous l’angle social, politique, éthique, logique, esthétique, voire scientifique…
La philosophie a en outre des liens étroits avec l’éducation à la paix. Car la philosophie, du moins celle qui se pratique en communauté de recherche, entretient un rapport intrinsèque avec le dialogue. Or, qui dit dialogue dit instrument de pacification. Ainsi, la pratique de la philosophie avec les enfants peut être un puissant instrument visant la prévention de la violence. Les enjeux de la pratique de la philosophie avec les enfants sont importants et multiples. En réalité, il ne serait pas exagéré d’affirmer que les enfants en sont l’enjeu principal. La philosophie a beaucoup à faire avec le bonheur des enfants, le bonheur des personnes. Ce bonheur, il advient dans le partage, l’écoute, l’action, la réflexion, et la mise en route d’outils pour pouvoir de mieux en mieux réaliser tous ces actes. C’est en ce sens, notamment, que la pratique de la philosophie est une pratique de la paix. Une pratique orientée par le souci d’écouter l’autre, d’entendre son point de vue, d’utiliser les mots plutôt que les poings pour faire valoir ce qui nous semble important.
Suggestions de lecture DANIEL, M.-F., La philosophie et les enfants, Montréal, Logiques (Théories et pratiques dans l’enseignement), 1992.
LAURENDEAU, P., Des enfants qui philosophent, Montréal, Logiques, (Théories et pratiques dans l’enseignement), 1996.
LAURENDEAU, P., La philosophie et les enfants, Montréal, Logiques, (Théories et Pratiques dans l’enseignement), 1996.
LIPMAN, M., Philosophy Goes to School, Philadelphia, Temple University Press, 1984.
LIPMAN, M., A.M. SHARP et F.S. OSCANYAN, Philosophy in the Classroom, Philadelphia, Temple University Press, 1988.
LIPMAN, M., A.M. SHARP et D.F. REED, Studies in philosophy for children : Harry Stottlemeier’s discovery, Philadelphia, Temple University Press, 1992.
SASSEVILLE, M., « Philosophie pour enfants et développement intellectuel: logique, recherche et jugement », dans Bulletin de la société philosophique du Québec, (Automne 1994).
SASSEVILLE, M., La pratique de la philosophie avec les enfants (2e édition), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1999.
SHARP, A. M., «Children’s Intellectual Liberation », dans Educational Theory, vol. 31, n°2 (printemps 1981) p. 197-241. Cité par M.
SASSEVILLE, La pratique de la philosophie pour enfants (3e édition), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2007. SHARP, A.M., La communauté de recherche : une éducation pour la démocratie, IAPC, Montclair Stage College, 1989. SHARP, A.M., Quelques supposés sur la notion de «communauté de recherche », IAPC, Montclair State College (s.d.).