Matthew Lipman, père de la Philosophie pour enfants, et sa collaboratrice Ann Margareth Sharp, ont mis en place une façon de faire de la philosophie avec les enfants afin que ces derniers plongent très tôt dans l’aventure de la pensée. Pour y arriver, Lipman a d’abord écrit un certain nombre d’histoires pour les enfants et, en même temps, avec A. M. Sharp, un nombre équivalent de guides pour les enseignant.e.s. Quels sont les rôles de ces guides? Voici quelques réponses!
Chaque histoire écrite pour les enfants est accompagnée d’un guide pour l’enseignant.e. Si l’histoire fait 60 pages, il faut s’attendre à ce que le guide en fasse 600 (10 fois plus). C’est que les guides reprennent les principales idées directrices contenues dans les histoires et permettent de les articuler sous forme de recherche par le biais d’une série de questions prenant la forme de plans de discussion et exercices.
Comme l’écrivait Lipman:
«Si présenter la philosophie à travers des histoires fictives est une façon particulière de mettre en scène cette discipline, la conception de plans de discussion et d’exercices philosophiques est fort différente. En un certain sens, nous pourrions dire de ces exercices qu’ils comptent parmi les outils pédagogiques les plus puissants, et ce, malgré qu’ils soient pratiquement absents dans l’ensemble des curricula. Ces plans et exercices, lorsque construits et utilisés adéquatement, permettent non seulement de rendre compte des traditions philosophiques, mais également de s’engager dans des pratiques philosophiques significatives.» Analytic Teaching, Vol. 6, No. 2 (traduction Mathieu Gagnon)
Il ajoutait: «Les futurs enseignants de philosophie ont besoin de modèles clairs, pratiques et spécifiques de ce à quoi correspond l’acte de philosopher en action («doing philosophy»). Ils doivent être en mesure, par exemple, de distinguer les concepts «non contestables» des concepts contestables (ou chevelus) s’ils désirent comprendre pourquoi seuls les seconds sont considérés comme vraiment philosophiques. Il en va de même à l’égard de la prise en compte des autres aspects de la pratique philosophique : il est important que les enseignants en formation parviennent à distinguer le philosophique du non-philosophique et du pseudo-philosophique lorsque ces dimensions sont présentées sous forme de questions – qu’elles soient générales ou spécifiques –, d’inférences, de justifications… De plus, il est nécessaire qu’ils soient capables de distinguer l’épistémologie philosophique de l’épistémologie psychologique. Mais par-dessus tout, ils doivent être préparés de manière à ce qu’ils voient que ces différences peuvent se situer davantage sous l’angle de la fonction que de la forme. Ce qui fait qu’une question est philosophique plutôt que non philosophique ne réside pas nécessairement dans la forme verbale de l’énoncé, mais plutôt à l’intérieur des circonstances (ou des contextes) sous lesquels ces énoncés sont construits. Et c’est seulement en étant appelés à s’engager régulièrement dans des pratiques philosophiques que les enseignants seront de plus en plus en mesure de reconnaître ces circonstances.
Les futurs enseignants de philosophie au primaire désirent rapidement savoir ce qui fait qu’une discussion est philosophique. Par ailleurs, bien que cette préoccupation soit légitime, il semble que les enseignants désirent avant tout mieux comprendre ce qu’est une pratique philosophique. La discussion ou le dialogue n’est qu’une partie de la pratique philosophique. Les exercices et les plans de discussion en représentent une autre composante, laquelle fait partie intégrante de la pratique de la philosophie au primaire, et sans eux, les chances que nous parvenions à nous engager dans des pratiques philosophiques sont grandement réduites. Bien qu’ils soient semblables à plusieurs égards, les exercices ainsi que les plans de discussion poursuivent des visées différentes. Par exemple, l’un des objectifs central poursuivi par les exercices est de permettre aux enfants d’aiguiser et de renforcer leurs habiletés cognitives. Les plans de discussion quant à eux visent, pour l’essentiel, à développer les capacités qu’ont les enfants à conceptualiser en les outillant, par exemple, sous l’angle des critères, des raisons, des arguments ou des définitions. Par ailleurs, qu’il soit question de plans de discussion ou d’exercices, chacun permet de mettre l’accent sur certains aspects de la pratique philosophique : tandis que les exercices s’articulent davantage autour de problèmes individuels et de cas particuliers, les plans de discussion sont conçus davantage sous l’angle de la construction de concepts génériques et universels. Tant les plans de discussion que les exercices sont représentatifs de la tradition philosophique en ce sens où ils se rapportent soit aux théories de la discipline, soit à sa pratique. Bien plus, chacun offre la possibilité d’aller au-delà de cette tradition, ce qui est le propre du philosophe, sans cesse nourri par le désir d’aller au-delà! Ce désir de transcender la tradition fait tout autant partie de la tradition que le fait de s’inscrire dans celle-ci. Faire de la philosophie, c’est appartenir à une communauté dont chacun des membres enseigne aux autres comment s’inscrire dans la tradition et la dépasser. La pratique philosophique implique également de reconnaître et de respecter ceux et celles dont l’ouverture d’esprit et la fraîcheur des idées nous conduit à philosopher de manière créative. Ceux et celles qui refusent de reconnaître l’originalité philosophique d’un penseur simplement parce que celui-ci est un enfant sont coupables de recourir à un argument fallacieux appelé «ad hominem». Si nous désirons renforcer le pont – le pont curriculaire – entre les philosophes et les «philosophes maison», nous pourrions examiner les plans et exercices avec l’intention d’en construire une taxonomie nous permettant de comprendre plus aisément ce que chacun d’eux tente de faire : quelles stratégies ils mettent en place, de quelle manière ces stratégies fonctionnent, comment les plans et exercices font-ils appel à la tradition et en quoi ils sont représentatifs de la philosophie en tant que discipline. Tant et aussi longtemps que nous ne nous prêterons pas à cet examen, les futurs animateurs auront tendance à s’attribuer faussement à eux mêmes une incompétence qui ne serait pas due à eux, mais bien à ceux qui les forment.» Analytic Teaching, Vol. 6, No. 2 (traduction Mathieu Gagnon)
À suivre….