Les premiers moments de la Philosophie pour enfants: lecture et questionnement

« Le livre de philosophie… à chaque phrase, tu peux avoir une question. C’est un livre pour les questions. » 

Samuel, 3e cycle du primaire

L’architecture de la classe n’est pas étrangère à ce qui s’y passe. Les classes les plus appropriées pour faire de la philosophie avec des enfants sont des lieux dans lesquels le mobilier est placé en cercle. La disposition en cercle permet un meilleur partage de la voix que les rangées de pupitres traditionnelles.

Ce partage commence par la lecture d’une histoire philosophique écrite pour les enfants, du moins selon l’approche de Lipman et Sharp.

En lisant une histoire, les enfants découvrent que celle-ci est riche de significations. Qui plus est, elle colle à leur réalité, elle offre des idées, des façons de faire, des exemples, des modèles qui aident les enfants à voir comment ils peuvent s’y prendre pour donner du sens à leur expérience, elle suggère des questions qui pourront devenir, à l’occasion, les questions des enfants de la classe.

C’est dire, du même coup, l’importance que le programme de Philosophie pour enfants accorde à la lecture (et même à l’écriture, puisque les manuels d’accompagnement comportent de nombreux exercices impliquant des activités d’écriture). À vrai dire, la lecture constitue une étape essentielle de la démarche prescrite par le programme. Pourtant, son rôle premier n’est pas d’amener les enfants à mieux lire (bien que ce soit là une conséquence inévitable de l’exercice), mais de les conduire à vivre une première situation d’échange, celle de partager un texte, premier pas dans un processus qui, plus tard, les amènera à échanger et à partager leurs questions, leurs idées, leurs points de vue et leurs sentiments à propos d’une question ou d’un problème que la lecture du texte aura suscité.

Mais la lecture du roman ne sert pas uniquement de tremplin pour la discussion. En effet, les romans sont des agents médiateurs entre les enfants et la culture dont ils font partie. Ils permettent aux enfants d’acquérir une certaine connaissance de leur culture. Toutefois, au lieu d’être une culture essentiellement littéraire, comme cela est le cas habituellement dans un cours de français, il s’agit ici d’une culture essentiellement philosophique. Sous les traits d’un Harry, d’une Elfie ou d’un Romane, c’est une partie de la pensée des philosophes qui est présentée aux enfants (Lipman et ses successeurs n’ont jamais prétendu avoir couvert l’ensemble des philosophes dans les histoires écrites pour les enfants). Si les noms et les dates ne présentent guère d’importance, la pensée des auteurs, par contre, est un élément clé pour l’acquisition d’une culture philosophique. Il importe donc que les romans ou textes choisis puissent présenter, sous une forme adaptée pour les enfants, la pensée des philosophes dont ils sont les héritiers en même temps que les éventuels successeurs. Mais dans ce processus d’acquisition de la culture, il est essentiel que l’enfant soit bel et bien celui qui assimile la culture et non l’inverse, c’est-à-dire celui qui est assimilé par la culture. Il importe que cette connaissance de la culture puisse aussi influencer la «performance» de l’enfant dans le monde. D’où la nécessité de se servir d’une littérature qui permet aux enfants de réfléchir sur la culture qu’elle transmet, et d’être ainsi en mesure de prendre une position critique à son égard afin de contribuer à la transformer selon les besoins actuels ou futurs de la société.

Ce qui précède pourrait nous donner l’impression que Lipman tient à séparer clairement la littérature de la philosophie. Il n’en est rien. Les premières pages de son livre Philosophy in the Classroom montrent à quel point la littérature et la philosophie sont étroitement reliées dans son esprit. Comme il le souligne en cet endroit, la philosophie, avant la venue d’Aristote, était pratiquement toujours présentée sous une forme littéraire, dans un récit. Qu’il s’agisse des aphorismes d’Héraclite, de la poésie de Parménide ou des dialogues de Platon, la philosophie, par son mode de présentation, était en étroite relation avec la littérature. Les romans utilisés en philosophie pour les enfants reprennent à leur compte ce mode de présentation. Ce sont des récits qui font appel à la prose, à la poésie, au théâtre et qui permettent de voir des enfants qui s’étonnent, découvrent, questionnent, réfléchissent et discutent de la relation qu’ils expérimentent avec l’univers au sein duquel ils se savent être.

Par ailleurs, l’un des buts de la littérature utilisée en philosophie pour les enfants est de permettre à ces derniers de se dépasser au plan cognitif. Quel que soit l’état plus ou moins chaotique de l’esprit des enfants au départ, cette littérature devrait leur présenter des modèles de rationalité et de « raisonnabilité » susceptibles d’être atteints, voire même dépassés. Mais, au lieu de faire appel à de grands textes, ceux des classiques, il est préférable d’utiliser des histoires construites spécifiquement pour les enfants, dans lesquelles les problèmes discutés dans les grands textes classiques reçoivent un traitement philosophique adapté pour les enfants. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’introduire les enfants au thème de la justice par exemple, mais de les introduire déjà, par les romans utilisés, à une discussion du sens que l’on peut donner à ce terme. En d’autres mots, la littérature utilisée en philosophie pour les enfants vise non pas à amener principalement les enfants à découvrir les virtualités de leur langue et à acquérir un ensemble de connaissances au sujet de leur culture. Elle vise plutôt à leur présenter un ensemble de connaissances dans un contexte de discussion où la plupart des concepts présente un caractère problématique et où chaque enfant du roman, en face de cette problématique, s’engage dans un processus de recherche auto-correctif afin de mieux cerner le sens de tel ou tel concept, sans jamais toutefois présenter une avenue comme étant celle qui doit être suivie nécessairement. Par là, non seulement les histoires philosophiques informent-elles les enfants de la culture philosophique dont ils sont les héritiers, mais en plus, elles modélisent des attitudes et exemplifient la pratique d’habiletés susceptibles d’être renforcées lors de la discussion en communauté de recherche. Les histoires philosophiques ne sont pas des livres de philosophie pour enfants. Ce sont plutôt des livres qui invitent les enfants à faire de la philosophie. Il ne s’agit pas de le faire pour eux, mais de les encourager, par ces livres, à en faire eux-mêmes.

Il importe d’amener très tôt les enfants à avoir une connaissance approfondie de la langue qu’ils utilisent, car les pouvoirs qu’elle présente pour l’expression de la pensée sont à la hauteur des dangers qu’elle entraîne. En soi, apprendre un nouveau mot n’est pas plus important que d’apprendre qu’un mot familier peut avoir plusieurs significations selon les contextes où il se présente. Reconnaître la polysémie des mots, préciser le rôle des pronoms personnels au moment de raconter une histoire, comprendre les rôles des prépositions (et, car, donc…), standardiser, traduire, voilà quelques-unes des activités qui concernent l’étude du langage en grammaire et qui sont présentes dans l’approche de la philosophie pour les enfants.

Aussi, loin de suggérer qu’il faille éliminer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, il y a plutôt lieu d’affirmer que ces activités sont fondamentales pour le développement intellectuel. Mais, en même temps, soulignons que leur caractère fondamental peut être enrichi si on supporte leur apprentissage par des activités permettant d’aider les enfants à raisonner. Car la capacité de lire un texte et d’en dégager le sens exige la capacité de réaliser correctement soi-même les inférences que ces activités nécessitent. Or, bien que la lecture puisse, par elle-même, permettre de perfectionner la capacité des enfants de faire des inférences valides, elle n’y suffit pas entièrement. Il faut aller plus loin et permettre aux enfants d’intérioriser les habiletés logiques qui gouvernent leur capacité de dégager les significations de ce qu’ils lisent, par des activités portant sur les rapports logiques entre les différentes idées qu’un texte peut exprimer. C’est ainsi qu’au lieu de voir la grammaire comme un préalable à l’ensemble des matières qui pourraient constituer un programme de formation intellectuelle, il faut plutôt la voir comme une activité qui doit se pratiquer en même temps que celle – la philosophie – qui consiste à amener les enfants à penser rigoureusement par et pour eux-mêmes.

Une fois la lecture terminée, les enfants sont invités à formuler les questions que la lecture a pu susciter. Ce sont les enfants qui donnent le point de départ de l’enquête par les questions qu’ils posent. Partant de l’intérêt des enfants, ces questions traduisent aussi leur ignorance, leur étonnement. Pratiquer la philosophie avec les enfants, c’est ouvrir la porte à l’étonnement, à la reconnaissance de sa propre ignorance – parce qu’on est faillible –, au besoin d’aide qu’on pourrait avoir et à l’aide qu’on pourrait offrir en participant à la construction du projet. L’animatrice prendra soin d’inscrire les questions des enfants au tableau. Elle aura aussi le souci d’inscrire le nom de l’enfant qui a posé la question.

La question, point de départ de la rencontre, est un élément pédagogique fondamental dans la pratique de la philosophie avec les enfants. Les guides pédagogiques qui accompagnent chacun des romans présentent deux composantes principales : les plans de discussion (qui servent principalement à la clarification de concepts) et les exercices (qui visent le développement d’habiletés intellectuelles). L’unité de base dans les deux cas est la question. Or, certaines des questions que nous posons ne visent pas simplement à trouver des réponses, mais aussi et peut-être surtout à connaître l’ampleur du problème qu’elles sous-tendent. La question de départ est donc l’occasion d’engager les enfants dans une pratique dirigée visant à identifier, dans une zone particulière de la réalité, le ou les problèmes qu’elle sous-tend.

Les premiers moments d’une communauté de recherche sont très importants. L’histoire nous offre un cadre commun de rencontre, des personnages qui peuvent être imités ou non. La lecture permet d’en initier l’existence commune. La lecture est une expérience communautaire beaucoup plus importante qu’on pourrait le croire à première vue. Les romans sont riches en questionnements, en hypothèses, mais n’offrent jamais la voie définitive à suivre, sinon celle d’envisager le dialogue comme un instrument de rencontre, de reconstruction et de développement.

 

 

 

Tiré de Penser ensemble à l’école: Des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique en action.

Une réponse

  1. Bonjour Michel, Merci pour cet extrait (je me suis d’ailleurs procuré le livre). Il tombe à point pour l’expérimentation que je ferai sous peu car il résume de façon très claire pour les enseignantes de 3e année touchées par l’expérience, le propos de la philosophie pour enfants selon Lipman. En passant, j’apprécie dans ce livre et celui que tu as dirigé, la finesse de l’analyse et la simplicité de l’explication, ce qui rend cette pratique accessible à tous, tout à fait dans l’esprit de la philosophie pour enfants.

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