«Il faut que tu penses dans tout… tout… Ton cerveau doit toujours rester actif. »
Dominic, 1er cycle du primaire |
Si raisonner semble être une activité naturelle de l’être humain, on raisonne comme on respire dit-on, il ne semble pas que l’acte de bien raisonner soit aussi naturel. Nous nous trompons parfois dans nos raisonnements, et surtout nous nous laissons parfois berner par d’autres qui utilisent ce puissant outil de pensée à des fins économiques, politiques ou autres. Il est donc précieux de pouvoir aider les enfants, aussi tôt que possible, à développer l’art de bien raisonner afin qu’ils puissent non seulement mieux penser mais aussi mieux se défendre contre ceux qui souhaitent les endoctriner ou les manipuler.
On est tellement souvent en train de raisonner ! Ainsi, si je dis : ah ! c’est un Québécois, donc il est Canadien, je suis en train de raisonner ; si je dis : il ne peut voter car il n’a pas 18 ans, je suis encore en train de raisonner ; ou si, répondant cette fois à la question : mais pourquoi veux-tu aller au cinéma ? je dis : parce que j’aime voir des films, je suis encore en train de raisonner. Chaque fois, j’appuie ce que je dis par autre chose, je relie deux choses entre elles par une troisième, par une raison.
Le raisonnement, c’est d’abord et avant tout la rencontre de deux éléments par le biais d’un troisième qui leur est commun. Un peu comme le pont reliant les deux rives d’un fleuve. Parfois le pont est solide, parfois il ne l’est pas. Ainsi en est-il de l’acte de raisonner. Raisonner, c’est, en somme, fournir une raison, c’est-à-dire quelque chose qui permettra de relier le plus solidement possible deux autres choses. Une raison sera d’autant meilleure qu’elle sera solide.
Dans une communauté de recherche, le raisonnement n’est évidemment pas un acte qu’on accomplit tout seul. Chacun, à sa manière, participe à la construction du raisonnement. Tel enfant fournit un élément, tel autre l’élément suivant et de personne en personne, le raisonnement se construit. Dans certains cas, on sera en quête de critères, de définitions ; à d’autres moments il sera question de la valeur même des raisons avancées par tous et chacun.
La pratique du raisonnement en philosophie est un atout important pour la formation de la pensée des enfants. Elle vient structurer la pensée d’une manière qui appelle la cohérence, qui suggère un certain ordre, une organisation lucide qui pourrait exister aussi en dehors de la pensée. En outre, pratiqué dans le cadre social d’une communauté de recherche, le raisonnement se marie aux exigences du dialogue philosophique, lequel est particulièrement approprié pour le développement du raisonnement car il appelle une multiplicité d’actes qui lui sont reliés.
Raisonner est une activité aux multiples contours. Retenons d’abord qu’elle intervient là où on cherche des raisons. Dès l’instant que la question « pourquoi ? » est posée et qu’on tente d’y répondre, on s’engage dans une activité de raisonnement.
Raisonner, c’est passer d’une vérité à l’autre en ayant le souci de préserver ce qu’on estime vrai. Par préserver une vérité, nous voulons dire la conserver et ne pas la gonfler par plus qu’elle ne peut supporter. Raisonner, c’est mettre de l’ordre dans nos idées, faire que certaines choses arrivent avant, d’autres après. Raisonner, c’est argumenter, soutenir une position, la défendre… Raisonner, c’est faire des hypothèses, c’est reconnaître des contradictions…
Et pour y arriver, on pourra mettre en oeuvre une panoplie d’activités mentales : grouper, classifier, employer des critères, découvrir les ambiguïtés, distinguer, juger, relier… La liste est longue… Elle est d’autant plus longue qu’elle se réalise dans un cadre communautaire où chacun, par son originalité, vient enrichir la diversité des actes de pensée associés à la pratique du raisonnement.
Malgré la rigueur du raisonnement et ses règles de procédures très formelles, le résultat n’est que très rarement absolument certain. Si le contenant est en béton, il reste que le contenu, de son côté, n’a pas toujours l’armature pour résister à une investigation approfondie. Avec l’incertitude vient la possibilité de nous tromper et de devoir corriger l’erreur commise. Car, faillibles que nous sommes, nous estimons que nous pouvons nous tromper et qu’il est dès lors nécessaire de nous corriger, tant sous l’angle du résultat que sous celui de la manière dont nous nous y sommes pris pour arriver à ce résultat.
En philosophie, la logique est certainement la sous-discipline la plus immédiatement préoccupée par la nature et les emplois divers de l’acte de raisonner. Les recherches remontent à plus de 2500 ans et elles se continuent car nous sommes en présence d’une activité tout aussi éminemment humaine que difficile à comprendre entièrement.
Pour aider les enfants à progresser dans l’art de raisonner, l’animateur d’une communauté de recherche peut faire appel à des guides d’accompagnement qui contiennent une série d’exercices invitant les enfants à mettre en route l’acte de raisonner et à réfléchir sur la valeur de cet outil dans le cadre d’une recherche. Les manuels d’accompagnement ne servent pas uniquement cet aspect. Ils contiennent aussi des milliers de plans de discussion qui conduiront les enfants à investiguer d’autres aspects de leur expérience, des aspects qui touchent à la dimension esthétique, éthique tout autant que logique. L’expérience humaine est riche, très riche, à chaque instant. Mais la logique a un rôle bien particulier dans l’ensemble des disciplines que recouvre la philosophie. Elle s’intéresse à l’outil des outils, elle propose, par sa pratique, le développement d’un savoir-faire qui porte sur ce que l’on pense savoir. Elle est en quelque sorte un savoir-savoir.
Lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants, on ne leur demande pas uniquement de considérer et de partager les différentes opinions émises par les participants de la discussion. On les invite à fournir et à examiner les critères qui leur permettent de prétendre que les raisons avancées pour supporter ces opinions sont de bonnes raisons. On les invite donc à remonter vers des éléments plus généraux, sortes de lieux communs acquis par l’expérience, afin d’éclairer les différents jugements qu’ils peuvent porter au cours de la discussion. On les invite aussi à envisager des cadres de référence au sein desquels les problèmes se posent et ainsi à voir comment tel ou tel problème, qui semble résolu à une échelle, n’est en fait résolu qu’en apparence, allant à l’encontre d’un réseau de relations dans lequel il s’insère à une échelle plus élevée ou plus compréhensive.
Certes, nous raisonnons tous comme nous respirons, comme nous marchons. Mais le raisonnement peut être amélioré car nous ne raisonnons pas toujours bien, et il arrive bien souvent, trop souvent, que dans le cadre d’un dialogue, nous nous laissons prendre au jeu de ceux qui, connaissant le maniement de cet outil, essaient de nous détourner des fins pour lesquelles il est utilisé : la préservation et la défense de ce qu’on estime être vrai. L’apprentissage du raisonnement devrait commencer au plus tôt dans la vie, car la préoccupation pour le vrai est déjà bien présente chez les très jeunes enfants. Ce que la philosophie apporte à cet apprentissage, c’est la somme des acquis que lui fournit la logique, une sous-discipline de la philosophie. Habituellement enseignée au collégial ou à l’université, elle est ici adaptée pour les enfants sans rien perdre de ses nuances. La pratique de la philosophie offre aux enfants la possibilité d’apprendre l’acte de raisonner dans toute sa rigueur. Ils peuvent ainsi apprécier les liens qui unissent relativisme et cohérence, intersubjectivité et rigueur, pensée créative et pensée critique.