Il me fait grand plaisir de laisser la place à Anda Fournel, docteure de l’université de Grenoble, pour le prochain billet. Rapportant un moment vécu en communauté de recherche philosophique à Grenoble en novembre 2015, elle en fait une analyse particulièrement éclairée et riche d’ouvertures.
Quelques élèves du collège Vercors à Grenoble (France) ont vécu en novembre dernier une communauté de recherche « grand public », sur le thème de la pensée. Accompagnés de Michel Sasseville, qui nous a fait l’honneur de venir nous voir dans notre région et d’animer, pour l’occasion, ce dialogue philosophique, ils ont enquêté sur l’origine de leurs pensées. Le résultat est saisissant mais le processus encore plus remarquable car somme toute c’est la constitution même de la communauté de recherche qui est en jeu.
Participants et contexte
Avant de présenter le processus de cette réflexion, quelques mots sur ces élèves qui philosophent et les enseignants qui les accompagnent dans cette aventure. Depuis le début de l’année scolaire 2014-2015, élèves et professeurs pratiquent ensemble la réflexion philosophique. Chrystelle Lanaute, professeur de français, et Maxime Ledieu, professeur d’histoire-géographie, avec six autres professeurs du collège, sont à l’origine d’un projet intitulé « Initiation à la pensée philosophique ». Soutenus par leur chef de l’établissement, Mme Dominique Dichard, les enseignants ont inscrit cette activité réflexive et socialisante dans un projet d’établissement : « La pratique réflexive pour une meilleure implication et réussite des élèves dans leur scolarité ». Entre 150 et 200 élèves sont concernés aujourd’hui par ce projet au collège Vercors, car toutes les classes de 6e en bénéficient ainsi que quelques classes de 5e.
Récemment, ce projet a été sélectionné pour être présenté aux rencontres sur l’innovation organisées par la Cellule Académique de Recherche et Développement pour l’Innovation et l’Expérimentation (CARDIE), le 30 mars prochain à Paris. En outre, Chrystelle et Maxime font vivre au collège un Club philo qui réunit chaque semaine, sur le temps de la pause méridienne, des élèves volontaires.  Agés de 12 à 14 ans et pratiquant pour la deuxième année consécutive la communauté de recherche au club ou en classe, ils sont onze à avoir voulu se prêter à la séance de démonstration. Si l’on peut dire de ces élèves qu’ils sont « bons », ce n’est pas en vertu de leurs résultats scolaires, ni pour les connaissances qu’ils possèdent, mais simplement pour leur volonté de vivre l’expérience de connaître.
Et ce n’était pas une occasion à rater, se disaient certains en attendant la rencontre avec Michel Sasseville, car « c’est avec un vrai philosophe qu’on va discuter ». Cela s’est produit le 18 novembre dernier, dans l’enceinte de l’établissement, en présence d’enseignants et de la principale mais aussi devant un public d’extérieurs : chercheurs, enseignants, animateurs, étudiants. Les jeunes participants ne pouvaient être qu’impressionnés, car ils ne s’attendaient pas à avoir à parler devant autant de monde. Et pourtant, une fois plongés dans la discussion, la scène sur laquelle ils se trouvaient est vite devenue leur espace de jeu.
1.    Leurs questions
Une semaine avant cette discussion, les élèves se sont réunis pour définir ensemble les éléments de leur questionnement. En partant du chapitre 3 du roman « La découverte de Harry Stottlemeier » de Matthew Lipman, les questions qui ont émergées étaient nombreuses. Elles se concentraient autour de quelques thématiques : le rapport entre la pensée et le réel ; entre la réalité du monde et notre réalité ; le primat de la pensée qui ferait de nous et du monde de simples pensées ; la nécessité, la hiérarchie et le sens de nos pensées ; le rapport entre la vérité et la pensée, la liberté de l’être pensant, l’infini dans les rêves. Le choix d’une seule question à traiter se révélait presqu’impossible. C’est pourquoi plusieurs préoccupations ont été retenues pour le jour de la discussion : celle en lien avec un questionnement métaphysique : « est-ce qu’on est dans une pensée ? » voire dans la pensée de quelqu’un d’autre, et « la vie est-elle une pensée ou un rêve ? » ; celles qui ouvrent la voie à la liberté mais aussi aux contraintes : « dans les rêves est-on plus libres que dans les pensées ? » et « y a-t-il des choses impossibles dans les rêves ? », enfin la préoccupation épistémologique : « d’où viennent nos pensées ? ».
C’est avec cette dernière question que la discussion a démarré, à la proposition de Michel. Qu’est-ce qui a pu d’abord motiver ce choix ? Certainement pas l’envie de l’animateur d’orienter les participants vers un sujet maîtrisé. Pour nous, c’est un très bon choix. Parmi les nombreuses habiletés que l’enseignant ou l’animateur doit exercer dans une communauté de recherche, celle de faire de bons choix au bon moment est essentielle. De même, les élèves sont encouragés à se servir des habiletés au bon endroit et au bon moment. Le choix de la question qui ouvre la discussion nous semble en parfait accord avec ce que la communauté de recherche permet d’éveiller chez les élèves : la puissance de connaître, s’intéressant au processus plus qu’aux résultats. Se mettre en recherche par le biais d’une enquête épistémologique c’est un choix pertinent pour la formation du jugement. D’où viennent nos pensées, quelle est leur source, par quel moyen se forment-elles ? – voilà un questionnement philosophique que les participants s’apprêtent à refaire, par eux-mêmes, après que bien de penseurs et de chercheurs soient déjà passés par là .
2.    Le processus de rechercheÂ
Le questionnement est le point de départ d’une recherche. Le plus souvent en philosophie, le questionnement porte sur la question elle-même. C’est ce qu’il a fait Michel pour diriger l’attention des participants sur l’aspect épistémologique du problème à traiter. « D’où vient cette question ou comment elle est venue chez toi ? » – demande-t-il à l’auteur de la question, tout en proposant déjà un modèle de questionnement. Car si la question est une pensée, n’est-elle pas la première à interroger pour enquêter sur les sources de nos pensées ?  Pour répondre à cette question, les participants font des propositions et justifient leur point de vue (spontanément ou invités par l’animateur) ; parfois ils construisent leur proposition en contestant une autre. Nous choisissons de regarder le processus de pensée en étant curieux de savoir comment une proposition individuelle évolue mais aussi quel est son cheminement collectif. Pour répondre à ces questions nous allons prendre chaque hypothèse avancée pour voir comment elle s’approche ou s’éloigne de la question, dans ses différentes variations issues de la mise en relation faite par Michel. Les principales sources explorées par les participants à la question « d’où viennent non pensées ? » sont : le monde extérieur, le hasard, les souvenirs et les envies, l’imagination ou l’esprit. Regardons où ces différents chemins les ont emmenés.
L’hypothèse du hasard
C’est la première proposition avancée: les pensées peuvent venir du hasard. Comment ? Comme la pensée des jeux vidéo qui arrive subitement pendant qu’on est en cours, avoue un des participants. Les pensées « viennent un peu de l’inverse des choses, qu’on ne devrait pas spécialement penser au moment à la chose, pendant qu’on est en train de faire quelque chose ». Mais qu’est-ce que ça veut dire le hasard – interpelle les élèves Michel – et d’où vient-il ? En effet, est-ce une bonne justification d’utiliser un terme aussi vague et flou qui semble encore plus difficile à décrire que la chose qu’il essaie d’expliquer ?  D’où la tâche collective de circonscrire la notion de « hasard ». La piste de questionnement proposée par l’animateur était de se demander si le hasard venait de dehors ou de dedans. L’aspect problématique est immédiatement saisi par les élèves : « ça vient un peu de dehors », vu que c’est l’inverse de l’ordre intérieur (je pense aux jeux vidéo quand je suis en cours) mais c’est aussi « l’inverse de ce qui se passe dehors » qui peut « tout être et rien être en même temps », quelque chose qui « n’a pas vraiment de sens ». Le hasard est encore décrit comme quelque chose qu’on n’a jamais vécu, qui ne laisse place à aucun souvenir et qui ne semble avoir aucune cause.  Dire que les pensées viennent « d’on sait pas où », nous permet-il d’avancer dans la recherche ? Certainement pas, mais l’hypothèse ne s’arrête pas là pour nos élèves. L’un d’entre eux observe : on pourrait tout aussi bien dire « qu’on ne se rend pas compte […] et du coup on va approfondir ce sujet dans notre tête ». Sans doute, le processus de pensée, loin d’être à son terme, ne fait que commencer.
L’hypothèse du « dehors »
L’extérieur peut être les racines sur lequelles on trébuche en marchant, remarque un élève, et qui nous font ainsi penser à l’arbre ; de la même façon, le robinet qu’on ouvre nous fait penser à l’eau, observe un autre. C’est comme cela que le monde extérieur perçu par nos sens nous suggère des pensées. D’autres participants évoquent des actions faites comme étant la source de nos pensées. Les actions nous reviennent sous la forme des souvenirs, et plus l’action réalisée est bonne, plus la pensée qui en résulte sera forte. Après ce premier tour de points de vue, un des élèves n’hésite pas à revenir retoucher sa pensée initiale. Car voilà qu’après la perception des sens qui le fait penser à l’arbre, il associe maintenant le monde extérieur aux souvenirs : « pour moi des fois c’est un élément extérieur qui nous fait penser à un des souvenirs que l’on avait ». Marcher sur une pierre dans la rue, par exemple, serait l’occasion de se souvenir d’un article lu en classe sur les pierres. Les pensées sont donc des perceptions ou des souvenirs des pensées que notre esprit s’est formé lors d’une expérience antérieure.
L’hypothèse du « dedans » : les souvenirs, l’envie, l’imagination, les autres pensées
Une troisième piste de recherche renvoie les élèves vers l’intérieur de leur pensée. Les pensées viendraient aussi des souvenirs. La première étape est de dire que les pensées sont différentes des souvenirs car elles seraient des « souvenirs un peu déformés » et donc plus vraiment des souvenirs.  Tout comme les souvenirs, les envies peuvent être également une source de nos pensées. C’est parce qu’on a envie de quelque chose qu’on y pense (on a soif donc on pense à l’eau). Mais peut-on dire de même pour toutes les envies ? – questionne Michel. Si l’élève reconnait avoir envie d’être là en ce moment, cette envie ne le fait pas pour autant penser à quelque chose. Alors la pensée du groupe évolue et un autre participant propose que la source de nos pensées soit plutôt l’envie d’avoir quelque chose de bien, que nous avons déjà rencontré ou réalisé, et que nous souhaiterions refaire. En intégrant les autres propositions, il conclut en disant que la source peut être à la fois l’envie et le souvenir.  Parfois c’est notre propre imagination qui nous aide à avoir des pensées, rajoute un élève, car « si on regarde un documentaire à la télé on peut penser plus loin que le documentaire, par exemple ». Pour son camarade, les choses peuvent se passer que dans notre tête comme lorsqu’on « va se mettre à penser quelque chose puis il y a quelque chose d’autre qui nous vient à l’esprit ». Michel reformule ainsi leur nouvelle hypothèse : nos pensées viennent d’autres pensées. Nous aurions pu s’attendre à ce que le groupe explore la piste de la pensée des autres. Si dans l’expérience de communauté qu’ils ont vécue, nombreux parmi eux ont clairement développé leurs pensées à partir de celles de leurs camarades, dans l’investigation épistémologique qu’ils ont menée ils ne sont pas parvenus à reconnaître la source de l’altérité.
3.    Conclusion et questionnement : d’où viennent les pensées, dans une communauté de recherche philosophique ? Â
La discussion a été beaucoup plus riche que ce que nous avons pu exposer ici. Le questionnement a porté également sur la possibilité ou l’impossibilité de ne pas penser du tout, sur la différence entre penser et réfléchir, penser et imaginer etc.. Après un travail d’exploration (identifier différentes pistes pour expliquer l’origine de nos pensées), accommodé d’un travail de conceptualisation (faire de nombreuses distinctions et nuancer), les élèves ont conclu leur réflexion par un admirable exercice de comparaison. Michel les a invité à définir la pensée en commençant par la formule « pour moi la pensée c’est comme… ». Les images sont arrivées de plus en plus suggestives : un rouage dans la tête ; une voie lactée ; un nuage à contours flous ; un mystère, parce que nous ne pouvons pas tout connaître.  Cette communauté ouvre, nous semble-t-il, sur une autre réflexion : et si l’on s’interrogeait, à sa suite, sur l’origine même des pensées qui alimentent et forment une communauté de recherche ? Voici trois hypothèses, qui pourraient suggérer à la fois une explication et une évaluation des différents degrés de construction d’une communauté de recherche. Â
Dans une communauté de recherche, les pensées viennent du hasard
Dire que dans une communauté de recherche les pensées viennent du hasard c’est accepter, pour reprendre les mots d’un élève, « que ce n’est pas vraiment conscient qu’on pense à cette chose ». On imagine alors que nos pensées n’ont pas de cause, qu’elles renvoient à des choses qu’on n’a pas vécues, auxquelles habituellement on ne penserait pas. C’est une sorte d’étrangeté qui viendrait tantôt de dedans, tantôt de dehors mais qu’on n’arriverait pas vraiment à habiter, à saisir.
Néanmoins, se rendre compte de cette étrangeté peut être la cause même des pensées à venir. C’est une action lucide, que l’animateur d’une communauté de recherche peut encourager et nourrir chez les participants, comme nous l’avons vu dans l’analyse ci-dessus. Le hasard ouvre alors vers une « fondation » indispensable à toute recherche : prendre conscience de la nécessité de la recherche. A force de vivre des communautés, cette lucidité se forme progressivement aussi chez les participants.
Dans une communauté de recherche, les pensées viennent de nos expériencesÂ
Dire que dans une communauté de recherche les pensées viennent de nos expériences c’est rendre ces expériences significatives. Qu’est-ce qu’il faut entendre par significatif ? Prenons d’abord quelques évocations d’expériences réalisées pendant la discussion : « ça m’arrive », dit un élève, « de penser à des jeux vidéo pendant le cours » ; à un autre, « de rentrer chez moi et faire le chemin mécaniquement sans me souvenir du trajet » ; un troisième avoue « des fois […] je n’écoute plus rien j’écoute pas les cours ». L’expérience, si nous l’envisageons dans une perspective pragmatiste, n’est pas simplement empirique et n’implique pas une posture passive. Au contraire, elle suppose une mise en lien et une mise à l’épreuve active et réflexive de la réalité et des connaissances. Ainsi partager son vécu dans une communauté de recherche, comme le font les élèves dans la discussion, n’est pas simplement un geste cognitif dans la justification des opinions mais aussi un geste de mise en interaction car ils s’exposent, se livrent aux autres avec leurs forces et leurs faiblesses.
Si on va plus loin, la communauté de recherche elle-même est un vécu, et la métacognition a le mérite de rendre cette expérience significative. C’est le moment où les élèves arrivent à poser des actes métacognitifs sur leur manière de penser. C’est pourquoi nous pourrions dire que les expériences sont à la fois l’immeuble lui-même, qui donne corps à une communauté de recherche, mais aussi son toit, lorsque les participants arrivent à donner du sens au processus même de co-construction. Â
Dans une communauté de recherche, les pensées viennent des pensées
Dire que dans une communauté de recherche les pensées viennent des pensées c’est observer qu’une pensée appelle une autre et ainsi de suite. Peut-être plus que partout ailleurs, dans une communauté de recherche on est toujours en train de penser. Mais « est-ce qu’il serait possible de ne pas penser »? C’est peu probable, mais regardons si les arguments des élèves, qui ont enquêté sur la question de la possibilité ou de l’impossibilité de ne pas penser du tout, nous fourniraient des éléments valables aussi pour une communauté de recherche.
On ne peut pas vivre sans penser – avançait un des participants, car si l’on ne pense pas, on ne pourrait pas se poser des questions et par conséquence on ne pourrait pas imaginer ou inventer des choses et notre vie se dégraderait. En outre, penser nous permet d’éviter de faire des bêtises, remarquait un autre élève. Pour vivre une communauté de recherche il est essentiel de poser des questions, imaginer des solutions et s’entraîner à devenir responsable. Pour ce faire, les pensées, les nôtres et celles de nos interlocuteurs, apparaissent comme indispensables.
Interrogés par l’animateur sur la distinction entre penser et réfléchir, les élèves ont dégagé un critère essentiel : réfléchir c’est se questionner, alors que penser pas forcément. Mais ce critère est aussitôt contesté parce que parfois, observe un élève, on réfléchit en se posant peu ou pas de questions. Par exemple dans les mathématiques, selon de degré de difficulté du problème traité, on se pose des questions pour une équation mais pas pour un petit calcul. En réalité, l’élève nous invite à regarder la réflexion non pas à travers le moyen qu’elle nécessite (le questionnement) mais à travers le but qu’elle poursuit : résoudre un problème. Nous pouvons ainsi dire que dans une communauté de recherche, puisqu’on se pose des questions dans le but de résoudre des problèmes, on fait plus que penser ; on réfléchit, autrement dit on pense les pensées.
Pour conclure, nous dirions que les pensées seraient l’âme même de cette construction qu’est la communauté de recherche.
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Diplômée en Philosophie (Roumanie) et en Sciences de l’éducation (France), Anda Fournel est docteure en Sciences du Langage et travaille au laboratoire LidiLEM de l’Université Grenoble-Alpes (France). Ses recherches portent particulièrement sur le questionnement en philosophie pour enfants.
bravo …comme je vous admire de mener à bien ce genre de discussion avec un auditoire…merci de votre partage.
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Loved reeading this thank you
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