Il est de plus en plus fréquent de lire sous la plume de ceux et celles qui s’adonnent à la pratique de la philosophie pour enfants que cette dernière permet aux enfants de développer, notamment, leur discernement. Par là, les différents auteurs suggèrent peut-être que cette pratique permet aux enfants de développer leur capacité de reconnaitre de fines distinctions et d’agir avec lucidité. Mais ce que bien peu d’auteurs et de praticiens reconnaissent, c’est que la pratique de la philosophie avec les enfants leur permet également de développer leur entendement. Par entendement, il faut comprendre ici leur capacité à utiliser avec justesse les outils de la pensée afin qu’ils deviennent de plus en plus en mesure de se comprendre et de penser par et pour eux-mêmes avec les autres. Voyons d’un peu plus près…
Pour bien saisir la distinction entre discernement et entendement, je m’appuierai à nouveau sur le linguiste Gustave Guillaume qui, au XXe siècle, avait déjà bien entrevu la différence entre ces deux opérations de la pensée dans le langage. J’aurais pu, également, faire appel à plusieurs philosophes (Aristote, Kant, Hume, Descartes, etc.) qui ont longuement réfléchi à l’importance de l’entendement dans la pensée. Mais revenons à Guillaume. Pour lui, tous les mots des langues indo-européennes se construisent à partir de deux opérations: l’une de discernement, l’autre d’entendement. Prenons l’exemple du mot «roi».
Pour que ce mot arrive en discours, il aura fallu préalablement que le locuteur, en langue, opère une activité de discernement lui permettant de distinguer dans tout le pensable ce à quoi il pense. Puis de reverser le contenu de ce à quoi il pense dans une catégorie grammaticale, ici le nom-substantif. Ce renversement correspond à une activité d’entendement permettant à l’idée de roi d’être entendu et comprise dans la langue française sous la catégorie grammaticale du nom. En figure:
Ainsi, au moment de produire le mot «roi», le locuteur doit d’abord s’engager dans une opération de discernement lui permettant de distinguer parmi l’univers du pensable ce qui a trait à ce dont il veut parler. Puis, afin que son propos ait un sens dans la langue française, il se doit de renverser le processus afin que l’idée de «roi» ait la forme grammaticale qui convient, ici le nom-substantif. Autrement, son idée n’aurait aucun sens pour celui ou celle qui parle le français. Il aurait pu également entendre cette idée sous la forme d’un adjectif (royauté), d’un adverbe (royalement), voire d’un verbe (régner). La forme donnée à l’idée ne change pas fondamentalement cette dernière, mais la présente différemment en discours, lui donnant un sens particulier, selon qu’elle se présente dans l’espace (nom) ou dans le temps (verbe).
Analogiquement, il se produit la même chose au moment de pratiquer la philosophie avec les enfants. Si au début de la mise sur pied d’une communauté de recherche philosophique (contexte pédagogique propre à la pratique de la philosophie avec les enfants), comme dans l’apprentissage de toutes langues, les idées produites par les enfants peuvent aller dans toutes les directions et parfois n’avoir que peu de sens dans la recherche à laquelle ils sont invités (l’un dit une chose, un autre dit une autre chose qui n’a pas nécessairement de rapport avec qui vient d’être dit) progressivement et grâce à l’aide d’un.e animateur.trice bien formé.e, ils intérioriseront les outils de la recherche et pourront alors de mieux en mieux parler cette langue qu’est la recherche et donner de plus de plus de structure à la recherche philosophique dans laquelle ils sont engagés. Surtout, ils pourront alors être de plus en plus en lien, l’un proposant une hypothèse qui sera endossée par un autre à l’aide d’une exemple ou remise en question à l’aide d’un contre-exemple, etc.
Quand cela se produit enfin, dans un premier temps, les enfants sont invités à dire ce qu’ils pensent, à partager avec les autres leurs idées. Toutefois, si on s’arrêtait là, nous ne serions pas dans un processus de recherche qui présuppose que ce que l’on partage le soit sous la forme d’une hypothèse, d’un exemple, d’un contre-exemple, d’une analogie, etc. Car il ne suffit pas uniquement de dire ce que l’on pense en communauté de recherche. Encore faut-il l’accompagner, l’entourer, des outils de la pensée qui permettront à la recherche de progresser. En figure:
Ainsi, au moment de dire quelque chose en communauté de recherche, les enfants sont invités, non seulement à partager ce à quoi ils pensent (opération de discernement), mais à le présenter aux autres sous une forme ou une autre à titre d’exemple, d’hypothèse, de contre-exemple, d’analogie, de définition, etc. (opération d’entendement). Chacune de ces opérations est importante si le but visé est d’apprendre à penser par et pour soi-même avec les autres.
C’est ainsi que la philosophie pour enfants n’est pas seulement une pratique visant à ce que les enfants disent des choses à propos de leur expérience, mais qu’ils le fassent avec le souci de l’enquête minutieuse qui a besoin, pour être, d’une maitrise de plus en plus solide des outils de pensée utilisés par les philosophes depuis la nuit des temps. C’est ainsi que l’on peut dire que les enfants dans une communauté de recherche ne sont pas engagés simplement dans une conversation, mais plutôt dans une véritable délibération où chaque outil de la pensée devient un instrument permettant de donner du sens à la recherche qui se construit entre tous. C’est un tissu de relations qui se met alors en place, relations dont la richesse n’a d’égal que l’avancement de la recherche qu’elles permettent de mettre en place! Si le discernement permet de dire ce que l’on pense, l’entendement permet surtout de comprendre ce que l’on dit. C’est pourquoi la pratique de la philosophie avec les enfants est, in fine, une activité visant non pas à vaincre l’autre, mais à comprendre avec lui, grâce, notamment aux outils de la pensée, ce qu’il y a à comprendre du problème qu’ils traitent ensemble.