D’année en année, de génération en génération, nous assistons à des débats qui entrainent la polarisation des positions, qui mènent à la division entre la gauche et la droite, entre le bien et le mal, entre des extrêmes qui sont parfois radicalisés, au point où certains sentent alors le besoin d’en appeler au calme! Et qui dit polarisation dit que le dialogue est rompu, car les positions sont arrêtées, l’écoute de l’autre est terminée et il n’y a plus rien à dire sinon conserver sa position qui va à l’encontre de l’autre. Est-ce vraiment dans ce monde que nous voulons vivre? Moi, en tous cas, ce n’est pas celui dans lequel je veux vivre. Je suis fatigué de ces débats stériles! Si ce monde existe, a existé, cela ne veut pas dire qu’il doit continuer d’exister. Rien n’est permanent une fois pour toute. Il existe une alternative à cette polarisation et la philosophie pour enfants en fait partie. Voici pourquoi.
La philosophie pour enfants apprend très tôt aux enfants qu’ils peuvent être d’accord, en désaccord avec une affirmation ou qu’ils ne sont pas en mesure de se prononcer au moment où on leur demande s’ils sont en accord ou non avec cette affirmation (par exemple: Êtes-vous en accord, en désaccord ou vous ne savez pas avec l’affirmation suivante: il est toujours mauvais de mentir?) Cette troisième position (ne pas être en mesure de se prononcer sur le moment) possède de grandes qualités pour qui cherche à avoir un jugement nuancé. Elle est un signe clair pour les enfants que le but de la démarche philosophique n’est pas d’être pour ou contre une position, mais de réfléchir avec les autres sur ce qu’il y a à comprendre de ce qui est proposé Et parfois, on ne sent pas prêt à dire ce que nous pensons car nous avons l’impression de pas avoir une vue d’ensemble du problème en jeu, de ne pas avoir tous les éléments du contexte en tête. Et alors, on suspend son jugement en attendant de se faire une tête sur le sujet. On prend le temps d’écouter les avis de tous et chacun, on examine l’envers des positions, on estime les conséquences, on examine les présupposés. En somme on réfléchit avant de se prononcer. Loin de se retrancher dans une non-position par crainte d’être jugé, on prend le temps de penser. Car en philosophie pour enfants, du moins celle qui en jeu dans l’approche de Matthew Lipman et Ann Margareth Sharp, il y a un espace pour le «peut-être».
Loin du débat où l’on doit prendre position d’une façon ou d’une autre et tenter du coup de soutenir cette position afin de convaincre l’autre que celle-ci est la meilleure, une communauté de recherche philosophique avec les enfants invitent ces derniers à entrer dans un processus de délibération (et qui dit délibération dit recherche) où le but est d’en arriver ensemble à une solution qui soit la meilleure possible pour tous et chacun, avec toutes les nuances alors qui s’imposent.
Certes, il arrivera parfois que des enfants ou des adultes, peu formés à ce genre de dialogue, tenteront de convaincre les autres au détriment de ce qu’ils croient eux-mêmes, uniquement pour montrer à quel point ils sont forts en argumentation. Mais, avec le temps, la répétition, ils en viendront à saisir que le moyen d’une communauté de recherche philosophique n’est pas le débat où une position doit l’emporter sur les autres, mais une délibération où chacun peut, à tout moment, changer d’avis parce que de nouveaux arguments font surface, parce que de nouveaux faits sont mis de l’avant, parce que nouveaux éléments de contexte sont pris en compte. Et alors, loin de s’en tenir à ce qu’on croyait devoir défendre, on se sent prêt à entrevoir les choses selon un autre angle, selon une autre perspective pouvant nous mener à changer d’avis.
Loin d’être dans un cadre conduisant à la polarisation, la communauté de recherche philosophique est un contexte d’enquête commune visant le bien commun, et non le bien individuel que tant de personnes, convaincues qu’elles sont qu’elles ont raison, cherchent à obtenir dans le cadre d’un débat. C’est pourquoi j’insiste pour dire que la philosophie pour enfants ne vise pas à mettre les enfants en position de débat, mais plutôt les dispose à délibérer entre eux avec le souci de la nuance. Quand cela se produit, la polarisation devient inutile, car l’important n’est plus d’avoir raison selon un point de vue, mais de permettre la rencontre de tous les points de vue. Ce qui ne veut pas dire que tous les points de vue se valent, certains étant mieux appuyés que d’autres par de solides raisons par exemple. Mais cela n’a plus d’importance car l’auto-correction aura trouvé sa place dans le processus. Et ce qui comptera vraiment alors c’est l’intersubjectivité qui peut conduire à l’objectivité, laquelle est un signe d’union plutôt que de division.
Vivre ensemble, ce n’est pas se regarder avec de gros yeux, mais s’écouter avec de grandes oreilles! La philosophie pour enfants ne vise pas à faire des enfants des personnes ayant su développer l’art du débat, mais plutôt l’art de la délibération qui permet un vivre-ensemble soucieux de la rencontre des points de vue, dans un climat de bienveillance, de respect empreint du souci de trouver un bien qui nous est commun.