Analyse d’un dialogue en communauté de recherche philosophique

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Il me semble important que les personnes qui font de la philosophie avec les enfants prennent régulièrement le temps d’analyser les dialogues qu’elles animent. Grâce à cette analyse, ces personnes pourraient ainsi affiner leurs interventions et aider les enfants à devenir de plus en plus capables de penser par et pour eux-mêmes. À quoi peut ressembler une telle analyse? Afin de donner un exemple, je m’appuierai ici sur un dialogue tiré de l’un des romans de M. Lipman, soit l’une des parties du chapitre 6 de La découverte de Harry. Les enfants sont sur le point de s’endormir, mais une discussion s’engage sur la nature de l’esprit.  Le passage, un peu long, me semble particulièrement révélateur des caractéristiques d’une bonne recherche intellectuelle en communauté de recherche.  Une fois le dialogue présenté, j’en ferai l’analyse.

  1. « Mais qu’est-ce que « l’esprit »? Et comment sais-tu que tu en as un? » demanda Julie.
  2. Laura bâilla et parvint à s’étirer tout en agitant ses orteils sous les draps.« Je sais que j’ai un esprit, » répondit-elle, « de la même manière que je sais que j’ai un corps. »
  3. Le père de Julie frappa à la porte et dit aux filles qu’il était passé minuit et que c’était l’heure de dormir.Elles promirent de s’arrêter de discuter (en fait seule Julie le fit, les autres se contentèrent de pouffer).  Mais très vite elles revinrent au même sujet.
  4. France insista sur le fait qu’on peut voir et toucher son corps, mais qu’on ne peut ni voir ni toucher son esprit; comment dire que l’esprit est réel si on ne peut le voir ou le toucher? Elle conclut:
  5. « Quand on dit « esprit », tout ce dont on parle, c’est de notre cerveau. »
  6. « Mais il y a des tas de choses qui sont réelles, même si on ne peut pas les voir ou les toucher. » objecta Laura. « Par exemple, si je vais faire de la nage, existe-t-il réellement une chose appelée nage?Si je vais faire de la marche ou de l’équitation, la marche et l’équitation existent-elles réellement? »
  7. « Que veux-tu dire? » demanda France.
  8. « A mon avis, » reprit aussitôt Julie, « Laura estime que ce que nous appelons penser est quelque chose que nous faisons, au même titre que marcher, nager ou chevaucher. »
  9. « C’est juste, » approuva Laura, « c’est exactement ce que je veux dire.  Quand je disais il y a un instant, j’ai un esprit, cela signifie que je pense à des choses.  Je pense au téléphone, à ma petite soeur, ou sim­plement à mes propres affaires.  Car « avoir un esprit », ce n’est rien d’autre que « se représenter des choses en pensée ». »
  10. Cependant France n’était pas complètement satisfaite de la définition donnée par Laura et Julie. « Je suis d’accord avec vous, l’esprit n’est pas tout à fait la même chose que le cerveau.  Je le pensais auparavant, puis j’ai changé d’avis. »  Toutes sourirent, puis France reprit: « Ce que je veux dire, c’est que je ne peux voir l’électricité, et pourtant c’est une réalité.  Donc pourquoi nos pensées ne seraient-elles pas quelque chose d’électrique dans le cerveau? »
  11. Cette fois ce fut la mère de Julie qui vint annoncer aux filles qu’elles auraient à poursuivre la conversa­tion le lendemain matin.
  12. « Maman, » demanda Julie « qu’est-ce qu’un esprit? »
  13. Madama Portos réalisa qu’elle se faisait entraîner dans une conversation qui était déjà supposée être ter­minée. Mais elle n’aimait pas esquiver les questions de Julie, aussi répondit-elle:  « Lorsque j’avais ton âge, Julie, je pensais que l’esprit était un truc éthéré, vaporeux comme un souffle. »
  14. « Pensais-tu que tu pouvais le voir par temps froid, comme tu peux voir ton souffle par temps froid? » l’interrompit Julie.
  15. « Non » répondit sa mère « je pensais que c’était quelque chose de réel mais d’invisible. On ne pouvait ja­mais le voir, mais il était le siège des pensées, des sentiments, des souvenirs et des images, tous faits de la même matière, fine comme une pellicule. »
  16. « Oh, c’est si juste! C’est exactement comme ça que l’esprit est fait! » s’exclama Julie.
  17. « Peut-être. » dit madame Portos en souriant.
  18. « Et bien, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre? » demanda Julie.
  19. « Je ne sais vraiment pas. » dit madame Portos en posant sa main sur la tête de Julie. Puis, après un moment, elle ajouta: « Je ne dis pas cela parce qu’il est tard et que je préfèrerais ne pas en discuter.  C’est la vérité; je ne sais réellement pas.  Parfois je pense que ce n’est rien d’autre que du langage. »
  20. « Du langage? » questionna Julie.
  21. « Lorsque les enfants commencent à parler, ils parlent aux autres personnes. » dit madame Portos « Quand il n’y a personne à qui parler, les enfants continuent à parler comme s’ils avaient un auditoire.En d’autres termes, ils se mettent à parler à eux-mêmes. Puis ils se parlent à eux-mêmes de plus en plus doucement jusqu’à ce qu’ils n’émettent plus de sons.  C’est ce qu’on appelle penser. »
  22. « Alors vous voulez dire, » poursuivit France « qu’au début les enfants voient seulement les choses présentes, puis, quand les choses disparaissent, ils s’en souviennent et les imaginent.Ainsi les pensées de notre esprit sont seulement les traces des choses dans notre mémoire? »
  23. « Oh là là, France, je ne sais pas, je n’ai jamais réfléchi à cela de cette façon, » répliqua madame Portos.

Qu’apercevons-nous dans ce petit dialogue? À un niveau très général d’analyse, on y voit des enfants discutant d’un sujet que la plupart des philosophes ont abordé: l’esprit.  Ces enfants, ainsi que des adultes, cherchent à définir cette réalité.  Ils se posent des questions qui tendent à mettre en évidence ce qui est présupposé, ce que les dires de l’autre impliquent.  Ils demandent les raisons motivant l’opinion de l’autre. Au lieu d’imposer leur point de vue, elles essaient plutôt de comprendre celui de l’autre, de voir comment ce point de vue peut s’accorder ou non au leur. Elles refusent des réponses toutes faites, elles refusent des réponses fermées.  Au contraire, elles tendent à ouvrir la discussion.  Elles conçoivent la possibilité de se tromper et de changer d’opinion.  Elles s’efforcent de penser rigoureusement et de traduire dans un langage compréhensible pour les autres ce qui trotte dans leur tête.  Elles semblent émerveillées parce qu’elles sont devant quelque chose qu’elles ne comprennent pas.

Qu’observons-nous dans ce petit dialogue en communauté de recherche? Dès l’intervention 1, on voit un enfant qui demande une définition (la question: qu’est-ce que… appelle une réponse qui sera présentée comme une définition).  Mais, elle va plus loin, car elle veut savoir comment on fait pour savoir si on en possède un.  Ce à quoi répond Laura en proposant une comparaison avec la connaissance de son corps. Elle parle de la connaissance de son esprit et de la connaissance de son corps en nous les présentant sous la forme d’une analogie.

France, lors de l’intervention 4, remet en question l’analogie de Laura, et proposant le fait qu’on peut voir et toucher le corps, questionne la réalité même de l’esprit.  Il ne s’agit donc pas seulement de parler du corps qu’on peut voir ou toucher, mais de présenter ceci comme un contre-exemple à l’hypothèse avancée par Laura.  Ce qui l’amène, on ne sait trop par quel chemin, à proposer, dès l’intervention 5, une définition de l’esprit.  D’un propos présenté comme contre-exemple, elle passe à un dire prenant la forme d’une définition.

Laura, à son tour, en réponse à ce que vient d’avancer France, propose à l’intervention 6 une série de contre-exemples et questionne le propos de France.  Encore une fois, son propos (ce dont elle parle: faire de la nage, de la marche, de l’équitation) se présente d’une certaine manière: en tant que contre-exemple.

France revient et engage, par sa question, son amie à approfondir ce qu’elle avance.  C’est Julie qui dégage ce que Laura présuppose ici en précisant qu’elle estime que penser est quelque chose que nous faisons.  Encore une fois, il ne s’agit pas uniquement de dire quelque chose, mais aussi de le dire d’une certaine manière (à la manière d’un présupposé de ce qui venait avant.)

À l’intervention 9, on voit Laura qui nous présente son propos sous l’angle d’une définition («ce n’est rien d’autre…») en affirmant que l’esprit c’est se représenter des choses en pensée.

À la dixième intervention, France propose une nouvelle hypothèse.  Mais, il n’y a pas de signe manifeste nous permettant de voir que son propos est une nouvelle hypothèse.

La douzième intervention pousse Madame Portos à offrir une définition.  Sa réponse est acceptable dans le contexte puisqu’elle fournit un essai de définition.  Ainsi, son propos n’est pas seulement une phrase, mais une phrase qui répond à la demande de Julie concernant une définition de l’esprit.  Poussant plus loin l’investigation, Julie demande à sa mère de déployer les conséquences, ce qu’elle fait aussitôt mais en précisant qu’à la différence du souffle, l’esprit ne peut se voir.

L’intervention 19 nous montre à nouveau un propos présenté à la manière d’une définition (Parfois, je pense que ce n’est rien d’autre  que du langage).

À la vingt-deuxième intervention, France propose une pensée vue comme une suite aux propos de madame Portos, suite qui pourrait être une conséquence de ces propos.  Mais Madame Portos, à l’intervention 23, signifie qu’elle n’est pas certaine du rapport que France établit.

Ainsi qu’on peut le constater, les propos des enfants qui participent à cette communauté de recherche ne sont pas présentés seuls.  Ils sont habillés, pour ainsi dire d’une manière de dire, une manière qui donne un sens à la recherche et qui lui permet de progresser.   D’une manière de dire qui répond à un dire, lui aussi adossé à une manière de dire.  Il y a ainsi, non seulement ce que les enfants disent, mais aussi les rapports qui se tissent entre ce qu’ils disent.  Rapports qui, de leur côté, naissent non seulement de ce qui est dit, mais de la forme que prennent ces dires dans la bouche des enfants.

Ce dialogue ne présente qu’une petite partie des nombreuses manières que nous avons, en communauté de recherche, d’exprimer ce que nous disons.  La liste est longue et pourra peut-être un jour, lorsque nous aurons découvert les principes d’intégration de toutes ces manières, faire l’objet d’une description entière.  En attendant, on peut avancer que les propos qui sont exprimés dans le dialogue d’une communauté de recherche contiennent habituellement, et de plus en plus au fur et à mesure que la création de la communauté de recherche progresse, non seulement l’indice de rapports entre eux, mais en plus une manière de considérer ce que chacun des propos soumet au dialogue.  Ainsi, participer à un dialogue en communauté de recherche ne consiste pas seulement à dire quelque chose à propos de quelque chose à d’autres que soi, mais à le dire d’une certaine manière, manière qui signifie non pas ce à quoi nous pensons, mais la façon dont nous nous représentons les choses dont on parle.  C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que le dialogue contient un langage, car il ne révèle pas seulement un dire, mais aussi une manière de dire, manière à son tour qui ne révèle pas seulement une façon de prendre, de comprendre ce que nous avançons dans le dialogue, mais aussi le rapport que nous établissons avec ce qui s’est dit auparavant.

 

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