Autre texte qui sera publié dans la troisième édition de Penser ensemble à l’école: des outils pour l’observation d’une communauté de recherche philosophique en action.
En philosophie pour les enfants, le point de départ est l’intérêt des enfants. On leur demande, après la lecture d’un chapitre de l’une ou l’autre des histoires écrites par Lipman (ou autre): Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce qu’on vient de lire ensemble? Qu’est-ce qui vous rend perplexe? Qu’est-ce qui est important pour vous? Avez-vous une question que vous aimeriez poser suite à cette lecture? Du coup, on part de ce qui les intéresse et non pas de ce que nous avons décidé pour eux de ce qui pourrait être intéressant de discuter. Certes, c’est déséquilibrant pour celui ou celle qui est habituée.e à préparer son programme des mois à l’avance. Ici, pas question de savoir en août ce qui sera traité en décembre. Ce sont les enfants, eux-mêmes, qui déterminent le point de départ de l’enquête.
En cela, on rejoint l’invitation de John Dewey qui, ayant longuement réfléchi à la question, estimait que l’intérêt des enfants doit être le point de départ d’une leçon en classe. Mais le point de départ ne veut pas dire qu’il faut s’arrêter là. Afin d’aller plus loin, de mettre les enfants au défi de penser de plus en plus philosophiquement, la personne qui anime un dialogue philosophique avec les enfants a beaucoup à faire. Par des conduites appropriées, elle pourra les aider à préciser de plus en plus un centre d’intérêt important qui leur donnera l’occasion d’entrer encore plus profondément dans une enquête philosophique. Ce faisant, elle leur donnera la possibilité d’entrevoir les critères fondamentaux qui régissent nos activités de tous les jours. Du coup, elle leur donnera la possibilité de donner une signification de plus en plus riche à leur expérience quotidienne. C’est aussi pour cela que la philosophie pour les enfants existe.
Prenons un exemple pour mieux comprendre ce qu’il en est. Supposons que le point de départ de l’enquête est la question suivante proposée par une enfant de la classe : Quelle est la couleur du chat de Kio ? Imaginons, maintenant un dialogue.
Julie (animatrice) : Marie, peux-tu nous dire ce qui t’intéresse vraiment dans cette question?
Marie : Ben, j’aimerais vraiment savoir quelle est la couleur du chat de Kio. J’aime les chats!
Julie : Marie, y a-t-il dans le texte que nous venons de lire des indications qui pourraient t’aider à connaître la couleur du chat de Kio ?
Marie : Non, je ne vois rien, et c’est pour cela que j’aimerais être aidée pour connaître la couleur de son chat. J’aime tellement les chats noirs.
Frédéric : Mais Marie, puisque le texte ne dit rien à propos de sa couleur, comment veux-tu qu’on puisse t’aider ?
Julie : Bonne question Frédéric ! Y aurait-il un moyen, à partir des informations que nous possédons, qui permettrait d’aider Marie ?
Frédéric : Je n’en vois aucun, sinon supposer ou deviner. Mais rien ne pourra nous dire que nous avons raison.
Julie : Frédéric, es-tu en train de dire que si l’on suppose ou devine, on n’aura jamais la preuve que nous avons raison ?
Frédéric : Oui !
Charlotte : Je ne suis pas d’accord avec toi Frédéric ! On pourrait deviner correctement, puis vérifier ensuite ce qu’il en est et en avoir la preuve.
Julie : Quand tu dis le mot «preuve» Charlotte, que veux-tu dire ?
…
Dans ce petit dialogue, on voit un.e animateur.trice qui, au lieu de repousser du revers de la main une question d’un enfant, parce que, pense-t-elle, cette question ne mènerait éventuellement à rien, a pris le temps, par ses questions, d’introduire les enfants à une dimension philosophique que comportait cette question : la dimension épistémologique. Que faut-il entendre par une preuve ? Comment pouvons-nous être certain de ce que nous croyons savoir ? Et cette personne aurait pu pousser les enfants encore plus loin en posant éventuellement la question suivante : Est-ce que la certitude peut exister dans tous les domaines ? Certes, cela nous éloigne de la question de départ mais permet de centrer l’attention des enfants vers des éléments importants dans une enquête philosophique. En philosophie pour enfants, le point de départ n’est pas le point d’arrivée.
Reprenons cette même question, mais cette fois, regardons comment la personne qui anime une communauté de recherche philosophique avec les enfans pourra aider ces derniers à diriger leur regard vers la dimension esthétique de leur expérience.
Julie (animatrice) : Marie, peux-tu nous dire ce qui t’intéresse vraiment dans cette question?
Marie : Ben, j’aimerais vraiment savoir quelle est la couleur du chat de Kio. J’aime les chats!
Julie : Marie, y a-t-il dans le texte que nous venons de lire des indications qui pourraient t’aider à connaître la couleur du chat de Kio ?
Marie : Non, je ne vois rien, et c’est pour cela que j’aimerais être aidée pour connaître la couleur de son chat. J’aime tellement les chats noirs.
Julie : Bien Marie ! Tu aimes les chats qui sont noirs. Supposons que le chat de Kio est noir, est-ce que cela ferait de ce chat un chat plus beau qu’un chat gris ?
Marie: C’est certain ! Les chats noirs sont beaucoup plus beaux que les chats gris !
Julie : Pourquoi ?
Frédéric : Je peux répondre pour Marie ? (silence) Je pense que les chats noirs sont plus beaux parce que leurs yeux brillent plus que ceux des chats gris.
Charlotte : Je ne suis pas d’accord avec toi Frédéric ! Les chats gris sont plus beaux parce qu’il y a plein de nuances dans le gris alors que le noir n’a pas de nuances!
Julie : Charlotte, veux-tu dire que la beauté d’un chat est déterminée par les nuances de couleurs dans son pelage ?
Charlotte : Oui, c’est ça !
Frédéric : Mais la beauté peut se trouver dans une seule couleur !
Julie : Bon il semble y avoir plusieurs points de vue concernant la beauté ici ce matin. Prenons le temps d’examiner un peu plus profondément ce qu’on entend par beauté… en identifiant les critères qui nous font dire qu’une chose (la couleur d’un chat, ou autre chose) est belle… qui veut débuter ?
On le voit, l’animateur.trice ici, au lieu de conduire les enfants vers un questionnement d’ordre épistémologique, les invite plutôt à envisager la dimension esthétique contenue implicitement dans la question de départ. Ainsi, non seulement cette personne invite les enfants à approfondir leur questionnement, mais à diriger leur attention vers des éléments hautement importants lorsqu’il s’agit de s’engager dans une recherche philosophique.
Aucune question initiale ne devrait être mise de côté au moment de faire de la philosophie avec les enfants. On a parfois de la difficulté à imaginer jusqu’à quel point cela demande du courage de poser une question. La rejeter d’emblée parce qu’elle ne semble pas philosophique est un geste qui peut avoir de grandes conséquences néfastes pour l’enfant qui, prenant son courage à deux mains, a osé enfin poser sa question. Partant des questions des enfants, l’important, c’est ce que fera l’animateur.trice avec ces questions, comment elle permettra, par les questions qu’elle introduira en cours de recherche, aux enfants de voir que sous la banalité d’une question se cachent la grandeur et la complexité des critères qui gouvernent notre quotidien: le vrai, le beau, le bien, le juste, etc.