Cet article est le second d’une série portant sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux. On peut consulter le premier ici.
Cette seconde partie porte sur l’éducation de la Grèce antique et la pratique des arts libéraux.
Pour ceux et celles qui connaissent un peu la Philosophie pour les enfants, nous verrons, peu à peu, que l’histoire de la pratique des arts libéraux montre que la Philosophie pour les enfants est en continuité avec cette pratique et que loin d’être l’incarnation d’une révolution dont il faudrait peut-être se méfier, elle continue, à sa manière, de contribuer au développement de la pensée des enfants.
Tous les passages retenus (et à venir) sont tirés (et parfois adaptés) de ma thèse de doctorat: LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ET LA PRATIQUE DES ARTS LIBÉRAUX, Université Laval, octobre 1993.
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L’éducation de la Grèce antique et les arts libéraux
Si on examine les siècles qui ont précédé la période que nous venons de décrire, on se rend compte que la théorie, de même que la pratique de l’éducation développée à l’époque romaine, est en continuité avec la culture grecque.
Certes, il est toujours dangereux d’entreprendre la description de la culture de l’esprit (alias l’enseignement des arts libéraux) à l’époque de l’antiquité grecque. En effet, les renseignements que nous possédons sont menus et, le plus souvent, de l’ordre du simple détail. Dans ces conditions, on ne sera pas surpris de voir des historiens qui, utilisant des méthodes parfois similaires, adoptent à l’occasion des positions opposées allant jusqu’à la contradiction en ce qui concerne la pratique des arts libéraux à l’époque de la Grèce antique. Notre objectif n’est pas de résoudre ces contradictions, mais de cerner ce qui semble acquis.
La venue des sophistes représente, semble-t-il, la première grande transformation de l’éducation grecque. En effet, avant leur apparition, l’éducation se résume au transfert d’une culture essentiellement littéraire et musicale, de type réceptif. « Elle consistait avant tout à mémoriser des parties plus ou moins grandes du patrimoine épique et lyrique ».[1] Mais avec la venue des sophistes, avec la démocratisation de plus en plus grande de la vie publique, avec la nécessité de pouvoir et de savoir persuader ses concitoyens, l’éducation exige alors de l’élève une attitude active. De l’avis d’un historien, elle
« consistait en effet en un entraînement formel et logique, en une espèce de gymnastique de l’esprit, qui avait pour but la maîtrise de la discussion et du discours. Cet enseignement se fondait sur une analyse assez poussée de la structure du langage et sur une interprétation critique de la littérature : c’était ce qui correspondait à la grammaire, ainsi que sur une théorie logique et formelle de l’argumentation : c’était la rhétorique. »[2]
Certains sophistes tenaient à ajouter des études en mathématiques. Ainsi, Hippias considérait que «…des connaissances approfondies en arithmétique, en géométrie, en astronomie et en musique théorétique étaient également indispensables à l’éducation de l’homme libre. »[3] Mais ce ne sont pas tous les sophistes qui partageaient ces exigences encyclopédiques. « La plupart d’entre eux, dira Hadot, mettaient plutôt l’accent sur l’enseignement de la grammaire (avec les matières qui lui étaient subordonnées : l’histoire et la géographie) et sur l’enseignement de la rhétorique. »[4] Comme ces dernières citations le suggèrent, l’enseignement des arts libéraux semble bel et bien présent au temps des sophistes. Mais la grande absente semble être la dialectique.
Si tel est le cas, alors la venue de Platon vient modifier le visage de l’histoire. Bien que ce philosophe ne conteste pas l’importance de l’art de la discussion, il considère cependant que les sophistes l’enseignent d’une manière prématurée. Car, prétend-il, pour discuter habilement, les gens doivent avoir acquis un certain développement moral. Sans cette maturité acquise, l’art de la discussion ne devient qu’un jeu, plaisant peut-être, mais surtout générateur de scepticisme menant au délire.[5] Platon propose donc de n’enseigner l’art de la discussion qu’à des gens ayant dépassé la trentaine. Mais alors, l’art de la discussion, de rhétorique qu’il est avec les sophistes, devient peu à peu dialectique : par cet art, il ne s’agit plus de persuader son concitoyen, mais de rechercher la vérité. Somme toute, « l’art de la discussion devient alors, pour Platon, l’art de philosopher par excellence. »[6]
À la dialectique, enseignée tard dans le développement, Platon prévoit aussi l’ajout préalable de la grammaire (afin d’apprendre à lire et à écrire et à apprécier les textes des grands auteurs du temps) et des mathématiques par le biais de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l’astronomie.[7] Ces matières lui paraissent tout indiquées pour le développement intellectuel. « Transcendant les préoccupations utilitaires, Platon confie aux mathématiques un rôle avant tout propédeutique : elles doivent non meubler la mémoire de connaissances utiles, mais former une « teste bien faicte » ».[8]
Isocrate, de son côté, soupçonnant un rapport étroit entre l’art de parler et le développement d’habitudes morales, met l’emphase sur les arts du langage, sans toutefois négliger les arts mathématiques chers à Hippias et à Platon. Mais, « professionnels ou hommes privés, tous les élèves d’Isocrate sont avant tout entraînés à bien parler. Si l’éducation platonicienne est fondée, en dernière analyse, sur la notion de Vérité, celle d’Isocrate repose sur l’exaltation des vertus de la parole. »[9] Son programme intègre la grammaire et la dialectique. En ce qui concerne la rhétorique, elle est à nouveau au coeur même de la formation : « alors que chez Platon, comme on le voit dans le Phèdre, la rhétorique n’était qu’une simple application de la dialectique, elle est pour Isocrate un art propre, – l’art suprême. »[10]
Lorsqu’Aristote entre en scène, il semble donc que les arts libéraux soient déjà présents et qu’ils servent à former intellectuellement l’homme libre, le citoyen d’Athène. Dans son traité sur la Politique, Aristote ne mentionne que quatre matières d’enseignement pour l’éducation du citoyen : grammaire (lecture et écriture), gymnastique, musique et dessin, dont deux seulement, la grammaire et la musique, se retrouvent comme telles dans la liste des arts libéraux, bien que le dessin pourrait être ramené à la géométrie. Les remarques d’Aristote à cet endroit, cependant, ne sauraient guère constituer l’énoncé d’une théorie de l’éducation, ni même d’un programme d’étude complet.
De fait, si l’on examine attentivement le début des Topiques, on peut inférer que la dialectique présente aux yeux d’Aristote une valeur éducative importante en ce qui concerne le développement intellectuel. En effet, il y dit du traité des Topiques qu’il « est utile de trois façons : comme exercice, dans les rencontres journalières et pour les sciences philosophiques. Qu’il soit utile comme exercice, cela va de soi : la possession de cette méthode nous rendra plus capable d’argumenter sur le sujet proposé. »[11] C’est dire que la pratique de la dialectique permet le développement de la capacité d’argumenter, et, par voie de conséquence, de la capacité intellectuelle. Il y a tout lieu de croire, même si Aristote ne le dit explicitement nulle part dans ses écrits, que la dialectique, sous une forme ou une autre, pourrait et devrait faire partie d’études visant le développement intellectuel. Et il y a tout lieu de croire aussi qu’il en est de même pour la rhétorique.
Mais qu’en est-il de la mathématique? Aristote ne la mentionne en aucun endroit, du moins dans ce que nous possédons de lui présentement. Cependant, dans la mesure où l’étude de la mathématique faisait partie de l’éducation du citoyen depuis déjà longtemps, il est difficile d’imaginer qu’Aristote l’ait exclue de la liste des matières d’enseignement, d’autant qu’il tient à préciser dans l’Éthique à Nicomaque que
« les jeunes gens peuvent devenir géomètres ou mathématiciens ou savants dans les disciplines de ce genre, alors qu’on n’admet pas communément qu’il puisse exister de jeunes hommes prudents. […] On pourrait même se demander pourquoi un enfant, qui peut faire un mathématicien, est incapable d’être philosophe ou même physicien. »[12]
Ce passage ne laisse aucun doute quant à possibilité d’introduire la mathématique très tôt dans les études. Bref, même si les différents traités d’Aristote ne sont pas explicites à ce sujet, nous y trouvons de nombreux indices à l’effet que les différents arts libéraux contribuent pour lui à l’éducation du citoyen.
En somme, et en tenant compte prudemment de toute l’incertitude qui entoure cette époque en ce qui concerne le type d’éducation reçue, on peut peut-être suggérer, comme le fait André Côté
« qu’à l’époque macédonienne de la Grèce […], un jeune Athénien était apte à recevoir une première instruction en grammaire et littérature, en chant et en musique, de même qu’en gymnastique, avant de fréquenter une école attenante au gymnase, celle d’un sophiste comme Isocrate ou d’un philosophe comme Platon ou Aristote, et de recevoir enfin, entre les âges de dix-huit et vingt ans dans un collège d’État appelé éphébie, son éducation civile et militaire. C’est là l’exemple d’une éducation adaptée à une société donnée ; celui de la formation générale et de la formation professionnelle qui préparent aux tâches et loisirs de la paix comme aux obligations de la guerre le futur pater familias dans son rôle de citoyen-soldat. »[13]
Ce passage suggère que l’éducation au temps de l’Antiquité grecque, tout en faisant place aux arts libéraux, devait se faire sous une forme qui convienne aux besoins de cette société particulière à cette époque. C’est ainsi que ces mêmes arts prendront une tout autre forme et importance des siècles plus tard au moyen âge.
[1]. Hadot, Ilsetraut, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Études augustiniennes, Paris, 1984, p. 13.
[2]. Ibid., p. 13.
[3]. Ibid., p. 13.
[4]. Ibid., p. 13.
[5]. Cf. Platon, République, VII, 539 b 2 – c 8, Bibliothèque de la Pléiade.
[6]. Hadot, Ilsetraut, op.cit., p. 14.
[7]. Cf. Platon, op. cit. , 522 c 8 – 531 c 7, Bibliothèque de la Pléiade.
[8]. Marrou, H-I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité., p. 116.
[9]. Marrou, Ibid., p. 124.
[10]. Marrou, Ibid., p. 127.
[11]. Aristote, Topiques, trad. Tricot, 101 a 25 -30.
[12]. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, 1142 a 12.
[13]. Côté, André, Les lettres et les arts dans la formation des enseignants, Rapport du GEREC préparé sous la direction d’André Côté, CEFAN, janvier 1991, pp.24-28.p.24.