Cet article est le premier d’une série portant sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux. Ces derniers ont plus de 2500 ans d’existence. Quand on entrevoit les rapports qui unissent ces deux pratiques, on comprend assez rapidement que la Philosophie pour les enfants ne remonte pas à hier et qu’il ne faut pas s’étonner qu’elle soit bienvenue dans le monde de l’éducation.
Cette première partie porte sur l’éducation Romaine et la pratique des arts libéraux.
La seconde partie examinera cette pratique à l’époque de la Grèce antique.
La troisième partie se concentrera sur l’époque médiévale.
La quatrième partie nous conduira à l’époque contemporaine.
La cinquième partie permettra de faire le pont entre la grammaire et la Philosophie pour enfants.
La sixième partie nous conduira aux liens entre la rhétorique et la Philosophie pour les enfants.
La septième partie visera les rapports entre la dialectique et la Philosophie pour les enfants.
Pour ceux et celles qui connaissent un peu la Philosophie pour les enfants, nous verrons, peu à peu, que l’histoire de la pratique des arts libéraux montre que la Philosophie pour les enfants est en continuité avec cette pratique et que loin d’être l’incarnation d’une révolution dont il faudrait peut-être se méfier, elle continue, à sa manière, de contribuer au développement de la pensée des enfants.
Tous les passages retenus (et à venir) sont tirés (et parfois adaptés) de ma thèse de doctorat: LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ET LA PRATIQUE DES ARTS LIBÉRAUX, Université Laval, octobre 1993.
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Plusieurs articles et livres ont été écrits au sujet des arts libéraux. Des colloques ont été organisés à leur sujet. Et pourtant, on cherche encore parfois le sens même de l’expression « art libéral ». Afin de préciser la nature de ces arts, jetons d’abord un bref regard sur quelques moments de l’histoire qui ont marqué l’enseignement – la pratique – des arts libéraux en nous tournant premièrement vers l’époque romaine, puisque celle-ci, s’appuyant sur les épaules de la Grèce antique, annonce et prépare l’avènement de la systématisation à laquelle nous assisterons au cours du moyen âge. Comme nous pourrons le constater, les arts libéraux semblent être des arts de l’éducation visant le développement intellectuel.[1]
« Ces arts, nous renseigne André Côté, étaient appelés libéraux à partir du latin liberi-orum qui désignait les enfants dans la famille antique. L’éducation de ces enfants, en effet, se devait d’être une éducation libérale comme la seule qui convenait à leur futur rôle de citoyens libres, c’est-à-dire une formation essentiellement intellectuelle et qui excluait les arts dit serviles, justement parce que ces derniers étaient pratiqués par les servi-orum ou esclaves rattachés à la famille, et qu’ils se transmettaient d’esclave à esclave. »
Nous verrons que ces arts forment un ensemble dont les parties n’ont pas toujours eu la même importance selon les époques et les selon les sociétés. Mais nous verrons aussi que la présentation de ces différents moments de l’histoire des efforts visant le développement intellectuel ne permet pas de comprendre la nature des arts libéraux. Sachant mieux de quoi on parle lorsqu’il est question des arts libéraux, nous devrons, pour en approfondir la nature, faire appel alors à une théorie explicative des différents modes de la pensée. Mais n’allons pas trop vite et examinons d’abord ce que l’histoire révèle au sujet des arts libéraux.
L’éducation Romaine et les arts libéraux
L’éducation dans l’antiquité romaine présente un caractère essentiellement pratique et la responsabilité en revient d’abord à la famille.[2] L’obéissance aux lois et aux coutumes, le maintien de la religion et des principes moraux sont les principaux objectifs de cette éducation de base que les parents se doivent de transmettre aux enfants. Acquérir les vertus morales et sociales, par exemple la piété, la justice, la franchise et la courtoisie, tels sont les objectifs qu’on dessine pour le jeune enfant.[3]
Lorsque les écoles s’établiront un peu plus tard, l’attention se dirigera alors vers l’enseignement de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. Le degré suffisamment grand d’uniformité des exercices scolaires qui prévalent entre 100 avant J.-C. et 100 après J.-C. conduit les historiens à prétendre que nous assistons lors de ces siècles à l’avènement du tout premier système organisé d’écoles avec en son sein trois niveaux distincts : l’élémentaire, le secondaire et le supérieur. En fait, selon Marrou, « l’apparition de cet enseignement nouveau s’est effectuée, pour chacun des trois degrés, à une époque et dans un contexte historique différents. L’école primaire appraît dès le VIIe-VIe siècle, l’enseignement secondaire au IIIe, le supérieur au Ier seulement. »[4] L’éducation élémentaire commençe vers l’âge de sept ans sous la surveillance du ludi magister, le maître de l’école de jeu, qui enseigne aux garçons à écrire et à lire. « Rien de plus », dit Marrou, « tout ce qui est au-delà relève du secondaire ».[5]
L’éducation secondaire donne lieu à l’école de grammaire. On y reçoit les enfants à l’âge de 10 ans environ, semble-t-il, et on leur enseigne le latin et le grec. Mais cette école vise aussi l’enseignement de la littérature. Souvent même, le nom de grammaire est transformé explicitement en celui de littérature. « Malgré les progrès de la grammaire « méthodique », l’essentiel de l’enseignement du grammairien reste l’explication des auteurs, des poètes. »[6]
Enfin, l’enseignement supérieur se retrouve à l’école de rhétorique, où on y utilise tout aussi bien le latin que le grec. L’appellation de rhétorique cependant ne doit pas nous amener à réduire le tout à l’une de ses parties. En effet, en plus des techniques de la rhétorique, l’enseignement porte sur plusieurs sujets comme la mathématique, la musique, l’astronomie, l’histoire, le droit et ainsi de suite.
« Cicéron, sans doute sous l’influence du philosophe stoïcien Philon de Larissa, avait dépensé un grand effort pour arracher la jeunesse romaine à cette conception, naïvement utilitaire, des études rhétoriques et pour élargir l’idéal de l’orateur, retrouvant ainsi, dans sa noble simplicité, l’idéal premier d’Isocrate. Il voulait asseoir la formation de l’orateur sur la plus large culture, insistant en particulier […] sur la nécessité d’une solide préparation philosophique, à laquelle il joignait, en bon Romain, la connaissance du droit et celle de l’histoire, cet enrichissement de l’expérience humaine, si précieuse en leçons pour l’homme d’État. »[7]
Il semble que les écoles romaines ont atteint leur plus haut point de développement avec le premier siècle. Puis advint un certain déclin dont l’importance n’apparaît vraiment qu’un siècle plus tard. En outre, en raison du caractère plutôt pratique de l’époque romaine, les Romains ne voient que peu d’intérêt dans les sciences. Cette absence d’intérêt influence grandement l’éducation. Rome ne produit aucun grand scientifique, mais il existe quand même un certain nombre d’auteurs qui élaborent des écrits au sujet des sciences. La plupart de ces derniers traitent de sujets pratiques (l’agriculture, la médecine, l’architecture, etc.). D’autres, encyclopédistes, font plutôt l’effort de regrouper l’information disponible.
Parmi ces encyclopédistes, l’un des premiers, Varron présente un intérêt particulier pour notre sujet, car c’est à ce Romain, semble-t-il, que revient la première encyclopédie des arts libéraux dont il présente dans son Disciplinarum Libri IX la liste suivante : grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, astrologie, musique, médecine et architecture. Cet ouvrage devient le modèle pour la plupart des traités ou manuels du moyen âge concernant l’éducation libérale.[8] Cette dernière s’adresse par ailleurs à un groupe d’étudiants choisis « aristocratiques, pour la plupart des enfants des citoyens hauts placés. » [9]
Avec Auguste, qui devient empereur en 27, ce qui existe de l’éducation libérale va, semble-t-il, peu à peu s’écrouler. L’absence de liberté de parole rend la rhétorique de plus en plus artificielle. À la fin du règne de César, les questions d’actualité concernant la politique de l’époque ne peuvent plus être traitées ouvertement dans les écoles. Une réponse adéquate à ce genre de situation aurait été de les fermer, puisqu’elles ne répondaient plus à une fonction propre. Mais tel n’est pas le cas. On y poursuit l’art de parler de questions civiles dans une sorte d’esprit ludique. Le programme est celui de Quintilien, qui est pourtant tout orienté vers la formation de l’orateur. Divisé en deux cycles, grammaire et rhétorique, et en deux cours, celui du grammairien et celui du rhéteur, le programme réserve à ce dernier la tâche d’enseigner la logique ou dialectique. Quant au grammairien, il lui revient la fonction d’enseigner la musique, la géométrie et l’astrologie. L’enseignement est surtout littéraire et classique et la forme semble compter beaucoup plus que le contenu.
Le Ve siècle voit, semble-t-il, la phase finale de l’éducation romaine. Dans les grandes villes, les écoles continuent pendant un autre siècle, mais l’enseignement y est purement formel. On voit ici et là des hommes comme Théodose II qui essaient de le maintenir en vie en fondant à l’Est le centre d’étude de Constantinople.
« Son enseignement demeure fixé par les normes classiques : à la base les arts libéraux ; au sommet, la rhétorique, la philosophie et le droit. Son rôle dans la société demeure le même : former une élite où l’Empire pourra recruter son personnel de fonctionnaires. » [10]
Enfin, seul l’empire byzantin, qui résiste à l’envahissement, conserve dans son système d’éducation les fondements du système romain dans son ensemble. Passons maintenant à l’examen de la place qui était réservée aux arts libéraux à une autre époque, plus ancienne et qui semble avoir inspiré l’éducation romaine.
[1]. Côté, André, Les lettres et les arts dans la formation des enseignants, Rapport du GEREC préparé sous la direction d’André Côté, CEFAN, janvier 1991., p.23. Quinze siècles plus tard, la formation libérale est encore présente, mais les sociétés ayant évolué, elle a dû s’adapter à cette évolution. Aux côtés d’un enseignement organisé en universitas et visant l’apprentissage des métiers, c’est maintenant aux universitates magistrorum et scholarium qu’est réservé le champ de l’apprentissage intellectuel, lequel conduit à l’enseignement et à la pratique des professions dites libérales. On consultera aussi la thèse de doctorat de Marie I. Georges, Paideia and Liberal Education in Aristotle, faculté de philosophie, université Laval, Québec, 1987, en particulier le chapitre 1 de la première partie et le chapitre 2 de la troisième partie.
[2]. « Aux yeux des Romains, la famille est le milieu naturel où doit grandir et se former l’enfant. » Marrou, H-I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, p. 317.
[3]. Ibid., p. 317.
[4]. Ibid., p. 339.
[5]. Marrou, Ibid., p. 364. Il ajoute : « On commence bien entendu par l’alphabet, et par le nom des lettres avant d’en connaître la forme […] Des lettres on passe aux syllabes […] puis à des noms isolés. […] Ensuite, avant d’aborder la lecture des textes suivis, on s’exerce sur des petites phrases. » pp. 364-365.
[6]. Marrou, Ibid., p. 373.
[7]. Marrou, Ibid., p. 381.
[8]. Au Ve siècle, la médecine et l’architecture seront retranchées de la liste qu’offre Capella.
[9]. Cf. McGrath, Earl J., Liberal Education in the Professions, New York, Bureau of publications, Teacher college, Columbia University, 1959, p. 9.
[10]. Marrou, op. cit., p. 449.