La Philosophie pour les enfants et la pratique des arts libéraux: quatrième partie

libéraux

Cet article est le quatrième d’une série portant sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux.  On peut consulter le premier ici.

Pour ceux et celles qui connaissent un peu la Philosophie pour les enfants, nous verrons, peu à peu, que l’histoire de la pratique des arts libéraux montre que la Philosophie pour les enfants est en continuité avec cette pratique et que loin d’être l’incarnation d’une révolution dont il faudrait peut-être se méfier, elle continue, à sa manière, de contribuer au développement de la pensée des enfants.

Tous les passages retenus (et à venir) sont tirés (et parfois adaptés) de ma thèse de doctorat: LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ET LA PRATIQUE DES ARTS LIBÉRAUX, Université Laval, octobre 1993.

Le prochain article de cette série portera sur les liens étroits entre la pratique de la philosophie pour les enfants et la pratique des arts libéraux, à commencer par la grammaire.

L’époque contemporaine et la pratique des arts libéraux

En 1993, l’enseignement des arts libéraux est encore présent dans l’effort éducatif de l’humanité visant le développement intellectuel.  Certes, cet enseignement n’a plus le visage qu’il présentait au moyen âge, et on ne saurait nier, comme l’a remarqué A. Bloom, le déclin de la culture générale offerte dans les écoles du continent nord-américain.[1]  Malgré ce constat, on remarque toujours la présence des arts du discours (trivium) et des arts du nombre (quadrivium) dans les programmes des écoles primaires et secondaires.  Encore aujourd’hui, on y enseigne la grammaire et les mathématiques et cet enseignement cherche à déboucher, dans certains cas, sur une formation libérale, dont le programme d’études du St-John College de l’État du Nouveau Mexique aux États-Unis fournit un bon exemple.

Dans le cahier de présentation de l’année scolaire 1986-1987 de l’institution, on lit que l’éducation libérale qui y est offerte a pour but de développer des hommes et des femmes raisonnables qui s’engagent dans la poursuite de la connaissance, qui peuvent apprécier d’une manière intelligente leur héritage culturel et qui sont conscients de leur obligations sociales et morales.[2]

À cette fin, le collège propose un programme d’études original fondé principalement sur la lecture des Great Books, une collection sélective des écrits des plus grands esprits de notre civilisation.  Pour tirer plein profit des textes, la lecture en est faite en groupe dans des séminaires dirigés où la discussion entre les participants est privilégiée.  De cette façon, outre la culture absorbée, l’on compte développer des habiletés et habitudes de penser qui serviront pour toute la vie.

Le programme comprend quatre parties.  Une première est consacrée au développement des habiletés reliées au langage naturel.[3]  Une seconde concerne l’enseignement des mathématiques.[4]  Une troisième, en étroite relation avec la seconde, a trait à l’enseignement de la musique.[5]  Enfin, une quatrième partie introduit les étudiants au monde du laboratoire et des différentes disciplines qui font usage de la science expérimentale.[6]

En ce qui concerne les moyens utilisés, le programme du St-John’s College n’est pas représentatif de ce qui se fait dans l’ensemble des universités et collèges américains, mais il met en lumière de façon particulièrement consciente et explicite des racines anciennes et profondes de l’éducation libérale que tous visent à réaliser d’une façon ou d’une autre.

Au Québec, avant la profonde réforme scolaire initiée par les recommandations du Rapport Parent,[7] l’éducation libérale élitiste qui ouvre la porte de l’université, et partant des professions dites libérales, prend la forme des humanités classiques héritées de la Renaissance, qui privilégient les arts du trivium au dépend de ceux du quadrivium.  Depuis, la réforme a renversé cette tendance, mais non sans provoquer certaines inquiétudes.  Comme l’indique la conclusion du rapport émis par le Conseil supérieur de l’éducation du Québec, il semble bien que la pendule ait basculé à nouveau vers l’un des pôles de sa trajectoire et qu’il faille, dans un effort pour penser l’éducation d’aujourd’hui, redéfinir à nouveau les places respectives des arts du nombre et des arts du langage : « … le nouvel humanisme qu’il faut prôner aujourd’hui intègre, certes, la science et la technologie, mais il doit retrouver des aspects, relégués dans l’ombre, de ce qu’on appelait l’humanisme classique. »[8]  Toutefois, comme celle d’hier, l’école d’aujourd’hui, tout commune et polyvalente qu’elle soit, poursuit à tous les niveaux une éducation générale et fondamentale qui contient, à sa manière, les vestiges des arts libéraux traditionnels, même si la dialectique et la rhétorique se sont, somme toute, fondues dans la littérature, si l’astronomie y est approchée comme partie de la science physique et la musique, à titre de l’un des beaux-arts apte à développer la créativité.

* * *

Bref, comme le suggèrent les différents moments historiques qui précèdent (voir premier article, second, troisième), la pratique des arts libéraux a transcendé les époques.  Pendant deux mille ans de civilisation en Occident, l’éducation intellectuelle s’est fondée sur la pratique d’arts, soit du discours (les arts du trivium), soit du nombre (les arts du quadrivium), au début en opposition aux arts serviles, mais aujourd’hui, comme pré-requis à la poursuite de la science et de la technologie.

Mais, malgré cette continuité, il est également important de souligner les différences qui ont marqué cette pratique au cours des âges.  Car, bien que s’inscrivant dans un ensemble, chacun de ces arts n’a pas toujours eu la même importance selon les époques et selon les sociétés.  Ainsi, par exemple, au temps des Pères de l’Église, il semble bien que la grammaire ait été l’art libéral par excellence et que les autres arts, bien que présents dans le programme scolaire,  aient été laissés dans l’ombre de cette dernière.  Par contre, à une époque antérieure, celle de Cicéron par exemple, la grammaire cédait le pas à la rhétorique.

C’est que ce développement intellectuel ne se fait pas in abstracto.  Toujours, il se présente dans le contexte d’une société donnée, laquelle exige de son système d’éducation, même rudimentaire, qu’il réalise les fins qu’elle poursuit.  Or, au temps des Pères de l’Église, le citoyen cultivé, c’est-à-dire celui qui reçoit une éducation libérale, est celui qui aura pour fonction essentielle de comprendre et d’interpréter les textes sacrés.  D’où l’importance accordée à la grammaire dans la formation intellectuelle, au détriment des autres arts libéraux.  Mais au temps de Cicéron, les besoins de la société ne sont pas les mêmes.  Celle-ci exige du professionnel, de l’homme cultivé, qu’il soit capable de parler en public, qu’il soit en mesure de construire un discours politique.  D’où l’importance accordée à la rhétorique, au détriment des autres arts libéraux.  En général, comme le souligne André Côté :

« la formation libérale est apte à prendre plusieurs formes différentes selon que l’on privilégie les arts du trivium plutôt que ceux du quadrivium ou l’inverse, et à l’intérieur de chaque groupe, tel art plutôt que tel autre. […]  Historiquement, ces variations seront en grande partie déterminées par les besoins nouveaux de formation professionnelle qui accompagnent le progrès des connaissances et l’évolution des sociétés. »[9]

L’étude que nous venons de réaliser aura permis de préciser un peu mieux de quoi on parle lorsqu’il est question des arts libéraux et aura permis aussi de constater qu’une tradition des arts libéraux existe bel et bien et qu’elle se continue encore aujourd’hui, au Québec comme ailleurs en Occident, même si l’enseignement de ces arts a pris plusieurs formes différentes.  Nous avons aussi vu qu’à l’apogée de cette tradition, ces arts sont au nombre de sept et se divisent en deux voies distinctes, celle des arts du nombre (quadrivium) et celle des arts du discours (trivium), pour constituer un véritable programme de développement intellectuel.

Reste à voir plus précisément les liens entre cette pratique et celle qui est en jeu en philosophie pour les enfants.  Ce sera le sujet du prochain article de cette série.

[1].       Bloom, A. L’âme désarmée, Montréal, Julliard, Guérin littérature, 1987.
[2].       St. John’s College, Statement of the St. John’s Program, Annapolis, Santa Fe, 1986-1987, pp. 6-7.
[3].       Cf. St. John’s College, Ibid., p. 11.
[4].       Ibid., pp. 13-14.
[5].       Ibid., p. 15.
[6].       Ibid., p. 16.
[7].       Cf. Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement, sous la présidence de Mgr Alphonse-Marie Parent, 1964.
[8].       Cf.  Conseil supérieur de l’éducation, Rapport annuel 1987-1988 sur l’état et les besoins de l’éducation : Le rapport Parent, vingt-cinq ans après, Québec, Les publications du Québec, 1988.    p. 150.
[9].       Côté, A., Les lettres et les arts dans la formation des enseignants, Rapport du GEREC préparé sous la direction d’André Côté, CEFAN, janvier 1991, p.27.

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