Cet article est le cinquième d’une série portant sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux. On peut consulter le premier ici.
Pour ceux et celles qui connaissent un peu la Philosophie pour les enfants, nous verrons, peu à peu, que l’histoire de la pratique des arts libéraux montre que la Philosophie pour les enfants est en continuité avec cette pratique et que loin d’être l’incarnation d’une révolution dont il faudrait peut-être se méfier, elle continue, à sa manière, de contribuer au développement de la pensée des enfants.
Tous les passages retenus (et à venir) sont tirés (et parfois adaptés) de ma thèse de doctorat: LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ET LA PRATIQUE DES ARTS LIBÉRAUX, Université Laval, octobre 1993.
La grammaire
Comme nous l’avons vu dans les articles précédents, la grammaire des arts libéraux remplit théoriquement trois fonctions. Premièrement, les enfants y apprennent les règles qui régissent l’utilisation correcte de leur langue maternelle. Cette fonction de la grammaire semble indispensable car il paraît extrêmement difficile de pouvoir exprimer clairement sa pensée si on ne sait pas comment organiser correctement les mots dans les phrases qui servent à cette fin. Mais bien plus encore, la connaissance des virtualités structurelles de la langue est nécessaire à la formulation même de nos pensées, tant langue et pensée sont étroitement reliées. « L’étude de la langue, disait Gustave Guillaume, ne nous instruit pas, comme on l’a supposé à tort, à la connaisance de la pensée et de ses démarches, mais à une connaissance d’un autre ordre, qui est celle des moyens que la pensée a inventés, au cours des âges, en vue d’opérer une saisie quasi immédiate de ce qui se produit en elle. »[1] La langue constitue donc un outil fondamental pour la pensée puisqu’une pensée impuissante à se saisir elle-même « ne serait pas une pensée ».[2] De plus, dans la mesure où ces règles révèlent l’organisation de la représentation commune des choses qu’offre la langue, elles doivent être connues afin de pouvoir un jour les distinguer d’autres organisations plus savantes qui proposent, dans les diverses disciplines, une autre représentation de l’expérience que nous avons de l’univers au sein duquel nous sommes et où nous nous savons être.[3]
Par ailleurs, en même temps qu’ils apprennent ces règles, les enfants apprennent aussi à lire et à écrire.[4] Ils élargissent ainsi leur utilisation du langage en acquérant la possiblité d’aller au-delà du cadre exclusivement oral qui lui était réservé jusqu’alors. Or, comme le remarque O. Reboul, il semble bien que « savoir lire est la condition nécessaire – le « pré-requis » – pour apprendre tout le reste, ainsi que pour se débrouiller dans la vie moderne. »[5] Savoir-lire permet de dépasser l’espace et le temps, permet d’entrer en communication avec des interlocuteurs lointains dans l’espace et dans le temps. L’écriture servant de mémoire, savoir-lire, c’est pouvoir aussi relire et ainsi avoir l’occasion de revenir sur ce qui paraît difficile à saisir. Enfin, savoir-lire, c’est aussi se donner le moyen de prendre une distance entre le savoir et soi. Ce savoir-faire permet, ajoute Reboul, « la prise de distance par rapport au message, l’analyse conceptuelle, l’esprit critique et objectif, le changement. »[6]
Deuxièmement, dans la mesure où la grammaire permet d’introduire à la littérature, elle offre aux enfants l’occasion d’acquérir une connaissance plus large et plus approfondie de la culture dans laquelle ils se trouvent. En outre, par le biais de la poésie par exemple, la littérature procure un plaisir susceptible de disposer l’esprit de l’enfant à entrevoir ce qui est considéré comme vrai dans cette culture.[7] Cet éveil est indispensable si l’on souhaite pouvoir un jour participer non seulement à la conservation de cette culture, mais aussi à son évolution.
Enfin, troisièmement, grâce à la littérature, les élèves sont mis en présence de modèles de cohérence littéraire et cognitive à imiter, les incitant à toujours se dépasser. Imiter le mieux, en effet, apprend à faire mieux, car le modèle n’est pas là uniquement pour qu’on le suive servilement, mais plutôt pour inviter à penser sur ce que l’on fait.[8]
Voyons maintenant comment se situe le programme de Lipman par rapport aux objectifs que poursuit la grammaire des arts libéraux. En philosophie pour enfants, il n’existe pas de matière qui a pour objectif d’amener les enfants à connaître et à comprendre les virtualités structurelles qui gouvernent l’utilisation de leur langue. Le programme débute à la maternelle[9] et ne présuppose pas que l’enfant sache lire et écrire. Basé sur le dialogue et donc sur la seule capacité de parler, une connaissance approfondie des règles grammaticales qui gouvernent le correct emploi de la langue maternelle n’apparaît pas indispensable. Dans cette ligne de pensée, Lipman soutient que l’on ne doit pas voir l’apprentissage de la lecture et de l’écriture comme préalable à la conversation, mais bien plutôt comme une excroissance de celle-ci.[10]
Cependant, en invitant avec le temps les enfants à lire à tour de rôle les romans utilisés, on conçoit aisément que la connaissance grammaticale qui rend apte à lire et à écrire puisse devenir alors un présupposé au dialogue philosophique qui s’ensuit. Mais c’est dire, du même coup, l’intérêt que porte ce programme à la lecture (et même à l’écriture, puisque de nombreux exercices dans les manuels d’accompagnement impliquent des activités d’écriture). À vrai dire, la lecture constitue une partie essentielle de la démarche prescrite par le programme. Pourtant, son rôle n’est pas d’amener les enfants à mieux lire (bien que ce soit là une conséquence inévitable de l’exercice), mais de les amener à vivre une première situation d’échange, celle de partager un texte, premier pas dans un processus qui, plus tard, les amènera à échanger et à partager leurs idées, leurs points de vue et leurs sentiments à propos d’une question ou d’un problème que la lecture du texte aura suscité.
Mais l’intérêt pour la connaissance des virtualités du langage ne se résume pas ici au caractère instrumental que ce dernier présente pour la lecture des romans ou l’écriture éventuelle d’histoires, de poèmes, etc. Il importe, dira Lipman, d’amener très tôt les enfants à avoir une connaissance approfondie de la langue qu’ils utilisent car les pouvoirs qu’elle présente pour l’expression de la pensée sont à la hauteur des dangers correspondants qu’elle entraîne du même coup. En soi, apprendre un nouveau mot n’est pas plus important que d’apprendre qu’un mot familier peut contenir plusieurs significations selon les contextes où il se présente. Être en mesure de reconnaître la polysémie des mots, de préciser le rôle des pronoms personnels au moment de raconter une histoire, de comprendre les rôles des prépositions (et, car, donc…), de standardiser, de traduire, voilà quelques-unes des activités qui concernent l’étude du langage en grammaire et qui sont présentes dans le programme de Lipman.
Aussi, loin de suggérer qu’il faille éliminer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, Lipman affirme plutôt que ces activités sont fondamentales pour le développement intellectuel. Mais, en même temps, il tient à souligner que leur caractère fondamental peut être enrichi si on supporte leur apprentissage par des activités permettant d’aider les enfants à faire des inférences correctes. Car la capacité de lire un texte et d’en dégager le sens exige la capacité de réaliser correctement soi-même les inférences que ces activités nécessitent. Or, bien que la lecture puisse, par elle-même, permettre de perfectionner la capacité des enfants de faire des inférences valides, elle n’y suffit pas entièrement, dit Lipman. Il faut aller plus loin et permettre aux enfants d’intérioriser les habiletés logiques qui gouvernent leur capacité de dégager le sens de ce qu’ils lisent, par des activités portant sur les rapports logiques entre les différentes idées qu’un texte peut exprimer. C’est ainsi qu’au lieu de voir la grammaire comme un préalable à l’ensemble des matières qui pourraient constituer un programme d’étude selon la théorie des arts libéraux, il voit plutôt la grammaire comme une activité qui doit se pratiquer en même temps que celle – la philosophie – qui consiste à amener les enfants à penser rigoureusement, par et pour eux-mêmes.
En outre, Lipman ne croit pas que l’étude du langage doive servir uniquement à saisir comment on peut utiliser ce dernier de façon univoque, en évitant les contradictions et les ambiguités. La présence de la poésie, dans chacun des modules de son programme en est la preuve. Cependant, loin de constituer un préalable à l’avènement d’autres utilisations du langage, comme cela est le cas dans la tradition des arts libéraux, la poésie, en tant que matière principale, n’apparaît qu’au milieu du cours secondaire avec le roman Suki qui vise justement à faire naître le désir d’écrire. Or, ce roman, de même que le guide pédagogique qui l’accompagne, n’ont pas non plus pour but d’introduire les enfants aux grands modèles de poésie qui ont marqué l’histoire. Lipman dira plutôt que l’un des buts du module Suki est d’amener les enfants (et ici il serait plus juste de parler d’adolescents) à vaincre la peur qu’ils pourraient avoir d’écrire et même à retrouver le goût de le faire par le biais d’une forme d’écriture moins structurée au départ que celle de la prose. Si la poésie permet de créer des significations, elle n’est toutefois pas vue ici comme étant un moyen permettant de disposer l’esprit à la vérité, comme cela semble être le cas dans la tradition des arts libéraux.
Si la poésie, en tant que matière principale, apparaît seulement au milieu du secondaire, cela ne veut pas dire cependant que le mode de la pensée propre à la poésie est complètement absent des autres romans et guides pédagogiques qui composent le programme de Lipman. Ainsi, que ce soit dans Elfie, Kio et Augustine, Pixie ou Harry, les enfants sont introduits à un ensemble de fables, de contes, de poèmes et d’allégories qui permettent le développement de ce mode de la pensée. Mais celui-ci, encore une fois, n’est pas considéré comme un préalable à l’avènement d’autres modes. Son introduction dans les différents modules du programme repose plutôt sur l’idée que la pensée qui se manifeste en poésie permet d’exprimer des choses à propos de ce que l’on connaît d’une manière tout à fait différente de celle qui est en jeu lors d’une discussion à caractère dialectique ou d’un exposé écrit sous forme de prose. En outre, elle rend l’expression de la pensée plus facile, procure du plaisir et, sous sa forme écrite, permet aux enfants de revenir sur leurs idées afin de les enrichir.
La deuxième fonction de la grammaire dans la tradition des arts libéraux semble se retrouver aussi dans le programme de Lipman. En effet, les romans sont des agents médiateurs entre les enfants et la culture dont ils font partie. Ils permettent donc aux enfants d’acquérir une connaissance de leur culture. Toutefois, au lieu d’être une culture essentiellement littéraire, comme cela est le cas dans la tradition des arts libéraux, il s’agit ici d’une culture essentiellement philosophique. Sous les traits d’un Harry ou d’une Elfie, c’est une partie de la pensée des philosophes[11] qui est présentée aux enfants. Si les noms et les dates ne présentent guère d’importance aux yeux de Lipman, la pensée des auteurs, par contre, est un élément important pour l’acquisition d’une culture philosophique. Il importe donc que les romans ou textes choisis puissent présenter, sous une forme adaptée pour les enfants, la pensée des philosophes dont ils sont les héritiers en même temps que les éventuels successeurs. En outre, Lipman ne soutient pas qu’il faille réduire la transmission de la culture uniquement à la philosophie. L’enfant devrait avoir la possibilité d’avoir accès à toutes les formes de culture, au sein desquelles se trouve la culture philosophique[12]. Mais dans ce processus d’acquisition de la culture, il est essentiel, dira Lipman, que l’enfant soit bel et bien celui qui assimile la culture et non l’inverse, c’est-à-dire celui qui est assimilé par la culture. Il importe, continue-t-il, que cette connaissance de la culture puisse aussi influencer l’éventuelle performance de l’enfant dans le monde.[13] D’où la nécessité de se servir d’une littérature apte à permettre aux enfants de réfléchir sur la culture qu’elle transmet, et d’être ainsi en mesure de devenir des personnes capables de prendre une position critique quant à elle afin de contribuer à la transformer selon les besoins actuels ou futurs de la société.
Ce qui précède pourrait nous donner l’impression que Lipman tient à séparer clairement la littérature de la philosophie. Il n’en n’est rien. Les premières pages de son livre Philosophy in the Classroom montrent bien jusqu’à quel point la littérature et la philosophie sont étroitement reliées dans son esprit. Comme il le souligne là, la philosophie avant la venue d’Aristote était pratiquement toujours présentée sous une forme littéraire, dans un récit. Qu’il s’agisse des aphorismes d’Héraclite, de la poésie de Parménide ou des dialogues de Platon, la philosophie, par son mode de présentation, était en étroite relation avec la littérature. Les romans de Lipman reprennent à leur compte ce mode de présentation. Ce sont des récits qui font appel à la prose, à la poésie, au théâtre et qui permettent de voir des enfants qui s’étonnent, découvrent, questionnent, réfléchissent et discutent de la relation qu’ils expérimentent avec l’univers au sein duquel ils se savent être.
« Si la philosophie commence par l’étonnement, on peut dire qu’elle apparaît comme un dialogue réflexif dont les vues pénètrent et enrichissent l’expérience de la vie. Mais il faut ménager des transitions, et peut-être y aura-t-il un jour une littérature qui aidera les enfants à franchir l’abîme entre l’étonnement et la réflexion, entre le réflexion et le dialogue, entre le dialogue et l’expérience. »[14]
Enfin, s’il est une fonction remplie par la grammaire dans la tradition des arts libéraux qui trouve son analogue dans le programme de Lipman, c’est bien la troisième et dernière que nous avons identifiée. En effet, l’un des buts de la littérature utilisée dans le programme de Lipman est justement de permettre aux enfants de se dépasser au plan cognitif. Quel que soit l’état plus ou moins cahotique de l’esprit des enfants au départ, Lipman soutient que cette littérature devrait leur présenter des modèles de rationalité et de raisonnabilité susceptibles d’être atteints, voire même dépassés. Mais, au lieu de faire appel à des grands textes, ceux des classiques, Lipman soutient qu’il vaut mieux utiliser des histoires construites spécifiquement pour les enfants dans lesquelles des problèmes discutés dans les grands textes classiques reçoivent un traitement philosophique adapté pour les enfants. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’introduire les enfants au thème de la justice par exemple, mais de les introduire déjà, par les romans utilisés, à une discussion du sens que l’on peut donner à ce terme. En d’autres mots, la littérature utilisée dans le programme de Lipman vise non pas à amener principalement les enfants à découvrir les virtualités de leur langue et à acquérir un ensemble de connaissances au sujet de leur culture, mais à leur présenter un ensemble de connaissances dans un contexte de discussion où chaque concept (ou presque) présente un caractère problématique et où chaque enfant du roman, en face de cette problématique, s’engage dans un processus de recherche auto-correctif afin de mieux cerner le sens de ce concept sans jamais toutefois présenter une avenue comme étant celle qui doit être suivie nécessairement. Par là, non seulement Lipman informe-t-il les enfants de la culture philosophique dont ils sont les héritiers, mais en plus il modélise les attitudes et exemplifie les habiletés susceptibles d’être renforcées lors de la discussion en communauté de recherche. Les romans de Lipman ne sont pas des livres de philosophie pour enfants. Ce sont plutôt des livres qui invitent les enfants à faire de la philosophie. Il ne s’agit pas de le faire pour eux, mais des les encourager, par ces livres, à en faire eux-mêmes.
Le prochain article portera sur les rapports entre la rhétorique et le programme de philosophie pour enfants.
[1]. G. Guillaume, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1947-1948, série C, P.U.L., pp. 14-15.
[2]. G. Guillaume, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1948-49, série C, P.U.L., p. 231.
[3]. À ce sujet, on pourra à nouveau consulter les écrits de Gustave Guillaume et, en particulier, son Essai de mécanique intuitionnelle, dans lequel il expose sa théorie du rapport entre la représentation de la pensée commune offerte par la langue et les représentations de la pensée savante offertes par les diverses sciences. Cf. aussi Principes de linguistique de Gustave Guillaume, recueil de textes inédits préparé en collaboration sous la direction de Roch Valin, Québec : PUL, Paris : Klinchsieck, 1973, en particulier le chapitre 6.
[4]. On peut imaginer un aller-retour où la lecture et l’écriture leur permettent d’apprendre les règles qui, en retour, leur offrent la possibilité de mieux lire et écrire.
[5]. Reboul, O. Les valeurs de l’éducation, Paris, P.U.F., 1992, p. 14. Il ajoute un peu plus loin : « dans une culture comme la nôtre, c’est le savoir rationnel, objectif, communicable qui a valeur de fin en soi. L’écrit est donc un moyen privilégié de communication et d’enseignement. » p. 15.
[6]. Reboul, Ibid., p. 18.
[7]. « …le poète a touché son but quand le public a pris plaisir à son texte, dans le domaine du poétique le plaisir de l’autre (le public, le spectateur, le lecteur) achève l’art. » Anne Cauquelin, Aristote, Le langage, Paris, PUF, 1990., pp. 94.
[8]. Cf. Reboul, O. Les valeurs de l’éducation, P.U.F., 1992, p. 179.
[9]. et même avant si l’on inclut le roman écrit par A. M. Sharp : L’hôpital des poupées, qui s’adresse à des enfants âgés entre 3 et 5 ans.
[10]. Cf. Lipman, Philosophy Goes To School, p. 24 et pp. 101-102.
[11]. Lipman ne prétend pas avoir couvert l’ensemble des philosophes dans son programme.
[12]. Cf. Lipman, Thinking in Education, première édition, p. 251. Ce qui caractériserait plus spécifiquement la culture philosophique, c’est son potentiel exceptionnel pour le dévelopement intellectuel. Nous y reviendrons.
[13]. Cf. Lipman, Judgment and Person, document distribué lors de la 4e conférence internationale de l’ICPIC, à Graz en Autriche au mois de juin 1992, p. 3.
[14]. Lipman, Préface de la traduction française de La découverte d’Harry Stottlemeir, Paris, Vrin, 1977.