La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux: sixième partie – rhétorique et philosophie pour les enfants

libéraux

Cet article est le sixième d’une série portant sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des arts libéraux.  On peut consulter le premier ici.

Pour ceux et celles qui connaissent un peu la Philosophie pour les enfants, nous verrons, peu à peu, que l’histoire de la pratique des arts libéraux montre que la Philosophie pour les enfants est en continuité avec cette pratique et que loin d’être l’incarnation d’une révolution dont il faudrait peut-être se méfier, elle continue, à sa manière, de contribuer au développement de la pensée des enfants.

Tous les passages retenus (et à venir) sont tirés (et parfois adaptés) de ma thèse de doctorat: LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ET LA PRATIQUE DES ARTS LIBÉRAUX, Université Laval, octobre 1993.

La pratique de la rhétorique et la philosophie pour les enfants

Comme on a pu le constater dans les articles précédents, l’importance accordée au langage dans la tradition des arts libéraux ne se résume pas à la grammaire. En effet, si la connaissance des multiples virtualités dans les modes de signifier d’une langue est nécessaire à celui ou celle qui veut s’en servir dans l’art poétique sous les diverses formes que peut prendre cet art en vue de disposer l’esprit à la vérité, cette connaissance est tout aussi utile dans l’art rhétorique pour persuader autrui de ce que l’on tient pour vrai et dans l’art dialectique pour la recherche de la vérité, arts qui constituent autant de partie de la logique d’Aristote.

Or, si selon cette logique, le mode de la pensée en rhétorique consiste à disposer du langage d’une manière telle qu’il permette de combiner argumentation et émotion afin de persuader, alors ce mode ne semble guère renforcé par le programme de Lipman. Certes, on verra ici et là les personnages des romans utiliser le langage en combinaison avec les émotions. Ainsi, on verra Pixie qui fait appel à la pitié afin de persuader sa meilleure amie d’amener tous ses amis à la maison afin qu’elle puisse leur raconter son histoire à propos de sa visite au zoo. Cependant, ces excursions dans le monde de la rhétorique sont plutôt rares et si les sentiments et émotions interviennent dans la discussion, c’est soit au titre d’objets d’investigation, soit pour évaluer la pertinence de leur présence lorsqu’ils sont présentés comme une raison pour justifier une action.[1] À notre connaissance, il n’existe dans le programme qu’un seul exercice visant à pratiquer le mode de la persuasion.[2] Cette dernière y est alors définie comme une activité qui consiste à offrir de bonnes raisons à quelqu’un pour qu’il croie ce que vous voulez lui faire croire. La meilleure stratégie sera de lui montrer que la croyance à laquelle il devrait adhérer est vraie. Toutefois, si la personne n’a pas l’intention d’agir selon vos espérances, alors la stratégie consiste à lui montrer plutôt qu’il en va de son intérêt de croire ce que vous voulez lui faire croire. Comme on peut le constater, on est loin du registre de persuasion rhétorique dont il est question dans la théorie logique d’Aristote.

En outre, si les outils qui caractérisent fondamentalement l’argumentation rhétorique, l’exemple et l’enthymème, sont introduits de diverses manières dans les romans et guides pédagogiques, ils ne le sont pas parce qu’ils permettraient de développer un mode spécifique de penser. Aucun exercice ne porte directement sur la compréhension de l’enthymème et si des arguments sont introduits comme se présente habituellement l’enthymème, c’est-à-dire tronqués d’une prémisse, ils deviennent plutôt alors l’occasion de pratiquer une habileté jugée fondamentale dans le programme de Lipman : la mise en évidence des présupposés. Cette habileté est indispensable à la pensée philosophique, puisque l’une des tâches de celle-ci consiste à remonter vers ce qui est fondamental, c’est-à-dire vers ce qui sous-tend la plupart de nos arguments.

Néanmoins, à en juger par l’importance accordée à la délibération dans le programme de Lipman, on pourrait croire que ce programme favorise le développement du mode de la pensée propre à la rhétorique. En effet, puisque « la rhétorique ne prend pour sujets que des questions qui sont déjà matière habituelle de délibération »,[3] et que le coeur de la démarche pédagogique dans le programme est, selon les dires de Lipman, la délibération,[4] on pourrait être tenté de conclure que la rhétorique est un mode de la pensée qui est en jeu dans le programme. Mais, il faut noter que la délibération n’est pas le propre de la rhétorique : la dialectique, par son intérêt pour les problèmes pratiques, fait aussi appel à cette forme d’enquête.[5] C’est plutôt de ce côté qu’il faudra se diriger pour saisir le rôle de cette dernière dans la formation intellectuelle préconisée par le programme de Lipman. Nous y reviendrons.

En outre, dans le cadre des arts libéraux, la rhétorique, en tant qu’art de la persuasion, s’exerce dans le contexte où un émetteur, pensant avoir raison, argumente en faisant appel aux émotions de l’auditeur, c’est-à-dire en disposant l’auditeur par un discours qui le mène à éprouver une passion pour palier la faiblesse intrinsèque de l’argumentation.[6] Or justement, Lipman ne tient pas à promouvoir le développement de l’intelligence dans un contexte où l’un aurait raison et l’autre tort. À cet égard, un passage de Pixie est très instructif. À la suite d’une discussion concernant la réalité, Miranda, la soeur de Pixie, demande :

« – Maman, est-ce que Pixie a raison de dire que ce qu’on ne peut ni voir ni toucher n’est pas réel?

– Je crois que cela dépend de ce qu’on entend pas « réel », répondit sa mère.

– Maman, lui dis-je, pourquoi ne peux-tu pas nous dire tout simplement qui a raison et qui a tort ?

Ma mère répondit d’une drôle de voix, comme si elle réfléchissait tout haut.

– Faut-il que l’une de vous ait raison et que l’autre ait tort?

J’essaie toujours de comprendre ce qu’elle voulait dire par là. »[7]

Voilà un passage qui réflète bien, à notre avis, l’esprit qui anime tout le programme de Lipman. Non seulement il ne s’agit pas d’amener les enfants à pratiquer un mode de la pensée permettant de persuader, mais en plus, la possibilité d’avoir raison ou tort n’y est pas quelque chose à rechercher, surtout lorsqu’il s’agit de questions aussi fondamentales que celles qui sont en jeu en philosophie. Or, ces questions, ce sont celles qui tissent la trame de fond de tout le programme. Rappelons que pour Lipman, la philosophie est une oeuvre sisyphéenne, où chaque solution atteinte emporte avec elle le double effet de répondre d’une part à une vue particulière du problème soulevé selon la représentation que chacun s’en fait en raison de sa propre expérience, et d’autre part, à travers les solutions proposées, de poser à nouveau, de reposer pour ainsi dire le problème ainsi résolu, et toujours insuffisamment résolu. La solution en philosophie n’est pas seulement une solution. Elle est aussi, en même temps, une manière nouvelle de voir et d’expliciter le problème soulevé. Autrement dit, une solution, un système philosophique, quelle qu’en soit l’élégance et si réussie soit-elle, apporte avec elle une nouvelle position du problème philosophique qu’elle résout, ce qui appelle un nouvel essai de solution. Il en va ainsi indéfiniment, tel Sisyphe qui, parvenu au sommet de la pente et voyant le rocher retomber, doit recommencer sans fin. C’est ainsi que la communauté de recherche du programme de Lipman ne vise pas à ce que chaque participant puisse émettre son avis dans le but de persuader les autres de penser et d’agir dans telle ou telle direction. La discussion y a plutôt pour but de fournir l’occasion pour chacun de mieux comprendre son propre point de vue de même que celui des autres. Par conséquent, même si les outils de la rhétorique y sont présents, l’objectif de la rhétorique en est absent.

Ceci ne veut pas dire que dans les faits, c’est-à-dire au moment où les enfants construisent le dialogue auquel ils participent, nous ne verrons pas poindre certaines argumentations rhétoriques. Lipman le reconnaît en ces termes :

« Si Saw est correcte, à savoir que l’essence de la conversation réside dans un discours qui est sans but et non manipulatif, alors l’autre bout du spectrum serait occupé par les arts de la persuasion qui sont les matières d’étude de la rhétorique. Évidemment, le dialogue se situe entre les deux, car il n’est pas totalement libre de finalité et il peut bien inclure des arguments dont le but est de persuader. Le dialogue, à l’encontre de la conversation, est une forme d’enquête, et étant donné que nous suivons l’enquête là où elle conduit, notre comportement dialogique ne peut pas être dit sans but. Ceux qui participent à un dialogue ne s’empêchent pas non plus nécessairement de construire des arguments pour persuader les autres participants de la justesse de leurs convictions. »[8]

Certes, un dialogue pourrait permettre l’introduction d’arguments rhétoriques. Mais, s’il le permet, cela n’implique pas du même coup qu’il s’agit d’en favoriser l’émergence au point de vouloir développer l’art qui s’y rattache. Ainsi, dans le chapitre 2 de La découverte de Harry, Lipman introduit un argument rhétorique, mais il est immédiatement suivi d’un jugement de valeur négatif à son endroit (Harry juge que cet argument « n’est pas correct »[9]), ce qui laisse croire que la rhétorique n’est pas un mode de la pensée favorisé dans le programme de philosophie pour enfants. Ce n’est pas l’art de l’avocat que Lipman veut favoriser par son programme, mais l’art de juger dont a besoin chaque membre d’un jury qui prendrait une décision raisonnable.[10] Si le « style est l’homme  », il faut insister pour dire, ajoutera Lipman, que « le jugement est la personne ».[11]

Mais, il faudrait peut-être ici nuancer notre jugement car, d’une certaine manière, il semble y avoir une place qui soit réservée à la rhétorique dans le programme de Lipman. C’est Lipman lui-même qui indique le signe de sa présence au moment où il trace un portrait de l’histoire du mouvement concernant le développement de la pensée critique.[12] En parlant de ceux qui s’intéressent à la logique informelle, Lipman soutient que leur étude ressemble à celle qui est réalisée en rhétorique. Dans les deux cas, il s’agit, dit-il, d’examiner les bases à partir desquelles nous pouvons prétendre à la raisonnabilité. Si les deux courants sont enclins à se concentrer sur l’argumentation, il faut ajouter cependant que le groupe intéressé par la rhétorique mettra l’accent sur sa force persuasive, alors que celui qui privilégie la logique informelle s’attardera davantage à sa force logique. Dans la mesure où le programme de Lipman accorde une attention particulière à la logique informelle, il y aurait donc lieu de croire que la rhétorique, du moins par l’intérêt qu’elle porte aux fondements de la raisonnabilité, est présente dans le programme de Lipman.

Mais, du même coup, on conçoit que la rhétorique dont il est question, sans être totalement étrangère à celle d’Aristote, s’en éloigne suffisamment pour que nous puissions émettre des doutes quant à sa réelle présence dans le programme de Lipman. Si la logique informelle dont parle Lipman s’intéresse à la force logique de l’argumentation, ce n’est pas tant dans le but d’aider celui qui argumente à mieux persuader que de lui permettre plutôt de juger la valeur des raisons qu’il avance (ou qu’il reçoit) afin de se défendre contre la manipulation et de pouvoir avancer solidement dans sa recherche de vérité et de sens. À la lumière de ces considérations, il semble bien que le programme de philosophie pour enfants, par la place qu’il accorde à la logique informelle ainsi définie, soit davantage enclin à promouvoir le mode de la pensée dialectique dont parlait Aristote. Le pas à pas de notre recherche commande donc d’examiner maintenant les raisons qui portent à croire qu’il en est ainsi, en identifiant les rapports que nous entrevoyons entre la dialectique, telle qu’elle pourrait être conçue dans son fondement théorique aristotélicien, et le programme de Lipman.

[1].       Cf. La découverte de Harry, chapitre 10 et les exercices qui sont en relation avec ce chapitre dans le guide d’accompagnement.

[2].       Cf. Lipman, Sharp,Wondering at the World, p. 353.

[3].       Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour, 1357 a 1.

[4].       Cf. Lipman, Thinking in Education.

[5].       Cf., Carlos Alberto Sacheri, Nécessité et nature de la délibération, thèse de doctorat, Québec, Faculté de philosophie, Université Laval, 1968.

[6].       Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour, 1356 a 14. Le jugement de l’auditeur sera différent selon qu’il éprouve amitié ou haine, joie ou peine.

[7].       Lipman, Pixie, p. 27.

[8].       Lipman, Thinking in Education, p. 235.

[9].       Cf. Lipman, La découverte de Harry, trad. de Michel Haguette, Montréal, CECM, 1987, p. 10.

[10].     Cf. Lipman, Thinking in Education, pp. 238-240.

[11].     Cette expression a été employée par Lipman pour la première fois, à notre connaissance, lors d’une conférence qu’il a prononcé à Graz, en Autriche, au mois de juin 1992. Le document écrit qu’il a alors transmis débute par ces mots : « Le style est l’homme – style is the man – an ancient French maxim tells us. A freer and preferable translation might have it that judgment is the person, meaning that one’s judgment represents one’s very self. It also suggests that the cultivation and strengthening of a student’s judgment is tantamount to the improvement of the personhood of that student. » Judgment and Person, p. 1.

[12].     Cf. Lipman, Thinking in Education, pp. 101-113.

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