Quelques conduites à observer dans une communauté de recherche philosophique (2)

 

libéraux

Dans un billet déposé au mois de janvier, j’ai présenté une série d’éléments à observer dans une communauté de recherche philosophique (CRP).  Voici une nouvelle liste d’éléments à observer (elle n’est pas entièrement nouvelle, car certains éléments sont repris, tant ils sont importants pour la mise sur pied d’une CRP.) Ces éléments sont des conduites cognitives, sociales et affectives des enfants engagés dans la recherche. Chacun de ces éléments, comme dans le billet précédent, est présenté.  Le tout est précédé par un prologue qui, je l’espère, montre bien que tous ces éléments sont en relation.

En outre, afin d’aider les enfants à s’engager activement dans ces conduites, l’animateur à un rôle important à jouer. Les points A.1, A.2, A.3, A.4 et A.5 donnent une idée de quelques-unes des conduites de l’animateur.  Mais elles ne sont pas définies dans ce billet. Pour plus de précisions concernant les conduites de l’animateur, vous pouvez consulter le billet: Conduites de la personne qui anime une communauté de recherche.

Toutes les définitions des éléments sont extraites et adaptées de GAGNON, Mathieu et SASSEVILLE, Michel. Penser ensemble à l’école ; des outils pour l’observation d’une communauté de recherches philosophique en action, 2e éd. PUL, 2012.

1.1 Fournir une raison, un argument
1.2 Évaluer une raison
A.1 Demander, si nécessaire, aux participants de fournir des raisons pour ce qu’ils avancent
 
2.1 Contredire
2.2 Proposer une critique raisonnable menant à l’auto-correction
A.2 Inviter, selon le contexte, les participants à revoir leur position
 
3.1 Nuancer
3.2 Reformuler les propos d’autrui
A.3 Encourager à les participants à reformuler les propos d’autrui (lorsque nécessaire)
 
4.1 Poser des questions qui font avancer la recherche
4.2 Dégager des présupposés
A.4 Encourager les participants à se poser des questions
 
5.1 Examiner l’envers d’une position
5.2 Réfléchir sur l’acte de réfléchir en communauté de recherche
A.5 Encourager à considérer la valeur des critères avancés

0- Prologue

Les conduites (cognitives, sociales, émotives…) présentes dans une communauté de recherche philosophique (CRP) ne sont pas des entités qui se laissent aisément placer dans des catégories étanches, isolées les unes des autres. Elles ne se différencient pas aussi bien que le marteau et la scie : l’un permet de cogner des clous, l’autre sert à couper. Dans la vie de la pensée en CRP, les actes et les outils qui en permettent le déploiement sont plus nuancés. Néanmoins, chacun, à sa manière, contribue à la construction de la recherche, à l’acte plus global de penser ensemble avec l’intention de chercher ensemble.

En fait, l’une conduit souvent à l’autre. Car la pensée en action dans une CRP est un réseau de conduites et de dispositions qui s’entremèlent, qui se supersposent. Il arrive même parfois que l’une suppose l’autre. Ainsi, afin de nuancer un propos, il importera de faire une distinction entre les termes que nous employons. Par exemple, si je souhaite faire une nuance entre espérer et souhaiter, il sera précieux, à un moment, de dire la différence, de faire une distinction entre ces deux termes. Et la différence entre les deux pourra, aux yeux de certains, être mince, subtile, délicate… au point de dire : oh mais voilà une nuance à laquelle je n’avais jamais réfléchi.

Mais ces liens qui s’établissent entre les différentes conduites n’impliquent pas pour autant que tout est synonyme, identique. Ainsi, si nuancer présuppose l’acte de distinguer, celui-ci ne mène pas toujours à la nuance. Par exemple, s’il y a lieu de faire une distinction entre une pomme et un sapin (l’une est un fruit, l’autre est un arbre), il serait bien difficile de prétendre qu’il s’agit là d’une nuance. La différence est tellement évidente qu’on ne voit pas pas de confusion possible (à moins d’être dans un mode poétique…). Par contre, si une personne affirme que la liberté d’agir n’est pas la même chose que que la volonté d’agir, on pourra être tenté de croire que la différence entrevue est subtile, délicate, nuancée. De l’une à l’autre, on passe, diront certains, d’une différence de nature à une différence de degré.

Les outils que nous utilisons dans une CRP nous plongent régulièrement dans ce rapport parties/tout. Ainsi, évaluer une raison (partie) est un acte qui consiste à réfléchir sur l’acte de réfléchir (tout), mais réfléchir sur l’acte de réfléchir (tout) va bien au-delà de cet acte (pour y arriver, on peut être en train d’évaluer la valeur d’un exemple, d’un contre-exemple, de la façon dont on s’y prend pour rechercher, etc. : parties). La liste est longue, mais pas infinie. Proposer une hypothèse n’est pas réfléchir sur l’acte de réfléchir, mais en évaluer sa pertinence le sera… À l’instar des poupées russes, il arrive que l’examen d’un outil de la pensée nous en fasse découvrir d’autres qui s’emboîtent en lui, sans pour autant en être l’exacte réplique.

En conclusion de ce prologue, non seulement est-il important de pouvoir distinguer les différents actes de la pensée en CRP, mais aussi de pouvoir reconnaître que certains en supposent d’autres… La vie de la pensée dans une CRP est un vaste réseau de relations entre différentes conduites. Savoir les reconnaître, inviter les participants, au moment d’animer, à les mettre en pratique font partie de l’aventure consistant à créer et animer une communauté de recherche philosophique.

1.1- Fournir une raison, un argument

 On ne saurait contribuer activement à la création d’une communauté de recherche philosophique sans développer cette disposition qui consiste à vouloir dépasser ses affirmations pour examiner ce sur quoi elles reposent. Si une communauté de recherche est un lieu de partages d’affirmations et d’exemples, elle tend peu à peu à devenir aussi un espace de raisons, d’arguments, venant soutenir, appuyer ce que les participants y proposent. C’est pourquoi il ne sera pas rare d’entendre les participants d’une communauté de recherche demander pourquoi on affirme telle ou telle chose, exiger un supplément de clarification, manifester en somme le souci de dépasser ce qu’ils croient pour examiner ce qui fonde leurs croyances. Cet examen fait partie de la recherche. Une communauté de recherche qui se structure en vient toujours à faire une place pour cet autre partage : le partage de raisons, d’arguments, là où on supporte ce que l’on propose. Ce faisant, un dialogue particulier s’instaure entre les participants, conduisant leur regard vers le rapport (et sa qualité) qui existe entre ce qui est avancé et ce qui en garantit (plus ou moins) sa plausibilité.

On reconnaît qu’une personne est en train de donner une raison ou de proposer un argument lorsque ses propos contiennent notamment les mots suivants : «parce que»; «car», «puisque». Ces petits mots sont des signes nous renvoyant non pas à ce à quoi on pense, mais à la manière dont on pense. Ils nous indiquent que la personne qui les prononce va au-delà de l’expression d’une opinion en appuyant, supportant cette dernière d’une raison, voire d’une «preuve» (argument) de ce qu’elle avance.   Fonder son opinion à l’aide d’une raison, d’un argument, c’est appuyer nos propos, nos choix, nos jugements sur des bases que nous considérons solides; c’est répondre à la question, souvent posée en communauté de recherche philosophique: pourquoi dis-tu cela? Quelle raison as-tu de penser que ce que tu viens d’affirmer est vrai, tient la route?

1.2- Évaluer une raison

Comme nous l’avons vu, fournir une raison c’est mettre à jour le «lieu» d’où l’on se place pour dire ce que l’on pense, et ce «lieu» nous l’estimons suffisamment solide pour soutenir raisonnablement nos propos. Fournir une raison traduit une certaine propension à dépasser la simple opinion, et cette disposition est essentielle à la délibération, à la recherche philosophique comme elle l’est à tout processus de recherche d’ailleurs. Fournir une raison, c’est appuyer nos propos, nos choix, nos jugements sur des bases que nous considérons solides; c’est répondre à la question, souvent posée en communauté de recherche philosophique, pourquoi. En avoir développé la disposition, c’est aussi répondre à la question pourquoi, mais par et pour soi-même cette fois, puisque l’on juge que cela est important pour nous; c’est recourir à des conjonctions du type car, puisque, parce que afin d’étayer nos raisonnements.

Dans la mesure où les raisons servent de support à l’expression de nos idées et à nos prises de décision, il devient non seulement précieux de les mettre à jour et de les partager aux autres, mais aussi et surtout de les considérer de manière attentive, en prenant soin de les évaluer afin de déterminer le mieux possible leur solidité, leur force, leur pertinence, leur valeur… En évaluant les raisons avancées, la recherche progresse d’autant dans sa quête de rigueur. En évaluant les raisons avancées, nous faisons bien plus que de simplement exprimer le «lieu» d’où l’on se place; nous examinons la pertinence de ce «lieu». Toutes les raisons ne sont pas équivalentes, et plus nos raisons seront solides, plus il y a de chances pour que ce qu’elles permettent de justifier le soit également.

Pourquoi prendre le temps d’évaluer les raisons? Y a-t-il une raison à cela? Peut-être, comme nous le disions, parce qu’il existe de mauvaises raisons, ou que certaines sont meilleures que d’autres. Mais plus fondamentalement encore, c’est que l’évaluation des raisons est un premier pas vers l’établissement de critères, dans la mesure où un critère est d’abord et avant tout une raison jugée bonne, valable, solide, adéquate, productive… Bien plus, c’est que l’établissement de critères est un premier pas vers l’élaboration de jugements critiques, dans la mesure où ces jugements sont issus de la mobilisation d’une pensée critériée, c’est-à-dire d’une pensée qui prend appui sur des critères pour juger. L’évaluation des raisons serait donc, en ce sens, un espace de réflexion faisant partie de la pratique critique et contribuant à la formation du jugement.

Dans la discussion suivante, nous présentons une communauté de recherche guidée par le souci de donner et d’évaluer des raisons :

Animateur : Alors, que pensez-vous du suicide assisté? Est-ce que ce serait une bonne chose selon vous de le permettre ou non? Pourquoi?

Valérie : Moi, je pense que ce serait une bonne chose parce que si tu souffres tout le temps, je ne vois pas vraiment à quoi ça sert de rester en vie.

Hugo : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, Valérie. Je ne suis pas certain que la souffrance soit une si bonne raison que ça pour demander de mourir. Qu’est-ce qui va se passer si on dit ça? Que si on souffre, ça ne vaut plus la peine de vivre? Mais tout le monde souffre un jour ou l’autre. On va voir la souffrance comme un mal.

Isabelle : Dans mon cas, je ne suis pas d’accord avec le fait de permettre le suicide assisté, parce que je crois qu’il y a des risques que des personnes cachent des meurtres avec ça, ou veuillent se débarrasser de quelqu’un pour mettre la main sur un héritage ou quelque chose du genre.

Animateur : Mais est-ce que vous pensez que c’est une bonne raison ça? Est-ce que parce qu’il y a des risques il faut nécessairement l’interdire pour tout le monde?

Richard :  Moi, je dis que non. On n’interdit pas la conduite automobile parce qu’il y a des gens qui conduisent en état d’ébriété, pas plus qu’on empêche les échanges commerciaux parce qu’il y a des fraudeurs. Il faudrait mettre en place des dispositifs qui permettraient de contrôler le plus possible ce genre de choses. Mais moi, même si ça paraît méchant à dire, je pense qu’il est bien de permettre le suicide assisté parce que ça permettrait de libérer des lits d’hôpitaux et que ça coûterait moins cher que de garder ces personnes en vie.

Animateur : Il y a une raison économique ici. Qu’en pensez-vous? Êtes-vous d’accord avec ça?

Sylvie : Je pense que ça n’a pas vraiment rapport. La vie n’a pas de valeur. Je pense plutôt que si on permet le suicide assisté, c’est plus pour une question de dignité que d’économie d’argent.

Animateur : Intéressant! Qu’en pensez-vous? Permettre le suicide assisté pour une question de dignité, est-ce une bonne raison, selon vous?

2.1- Contredire

Il n’est pas toujours agréable de se faire contredire, que ce soit par des faits ou par d’autres personnes. Certains réagissent même fort négativement dans de telles situations. Tout dépend peut-être de la manière dont nous sommes contredits ou encore du contexte dans lequel ce rapport d’opposition se produit. À l’intérieur d’une communauté de recherche philosophique, la contradiction par les pairs est perçue comme un outil de la pensée nous permettant de progresser dans notre enquête.

L’esprit de coopération qui anime le dialogue philosophique en communauté de recherche fait de la contradiction non pas un point d’attaque, mais bien un instrument nous conduisant à élaborer par nous-mêmes des jugements de plus en plus nuancés. La contradiction nous invite à considérer différemment un problème, à approfondir une question, à évaluer une hypothèse, à dégager des préjugés également. Il semble donc préférable de la considérer comme un moyen de se venir en aide plutôt que comme une manière de se nuire. Cette attitude pose en outre toute la distinction entre un débat et un dialogue…

Les généralisations sont d’excellents supports lorsque nous désirons mettre à profit cette habileté. Il existe aussi plusieurs façons de contredire une idée. Nous pouvons le faire en cherchant des contre-exemples ou des cas contraires, en formulant de nouvelles hypothèses, en variant les contextes…

Supposons, par exemple, qu’une personne émet l’hypothèse que la réussite scolaire dépend du milieu socioéconomique de l’enfant. La recherche d’un cas contraire pourrait, par exemple, nous conduire à identifier une école de milieu socioéconomique jugé «faible» qui performe bien sur le plan académique. Nous serions alors forcés de nuancer notre hypothèse de départ en cherchant des explications alternatives, complémentaires, etc.

Prenons un autre exemple. Supposons que nous pensons qu’un chanteur est extraverti étant donné ses performances en public. Nous pourrions penser qu’à en croire ce que nous voyons, à l’intérieur d’un certain contexte, cette personne est effectivement extravertie. Rien n’indique cependant qu’à l’intérieur d’un contexte différent (v.g. en privé) cette personne n’exprime pas davantage de gêne. Ici, c’est le contexte qui est déterminant et qui permet de remettre en question une idée.

Prenons un dernier exemple. Supposons qu’une personne affirme qu’elle croit au paradis ainsi qu’à la vie après la mort. Cette position peut être viable dans la mesure où la personne qui la soutient s’appuie sur une certaine conception de la vie, de la spiritualité, voire de Dieu. Une autre personne pourrait cependant tenter de contredire cette idée en fondant ses propos sur une hypothèse différente. Cette personne pourrait, par exemple, prendre appui sur certaines théories scientifiques, comme l’évolution, pour soutenir l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de vie après la mort, et ainsi tenter de contredire la position précédente.

Que nous tentions de contredire une idée à l’aide d’hypothèses, de contre-exemples, de contextes différents ou de quelque autre outil de la pensée, que nous parvenions à le faire en totalité ou en partie, il n’en demeure pas moins que l’essentiel est de toujours demeurer à l’affût des occasions où la contradiction peut être mise à profit, puisque que c’est en bonne partie par elle que nous arrivons à prendre en compte différents points de vue ou à formuler des jugements plus nuancés.

2.2- Proposer une critique raisonnable menant à l’auto-correction

L’auto-critique et l’auto-correction sont des valeurs fondamentales dans une communauté de recherche. Or, le fait de participer à une telle communauté permet de développer ces dispositions, car en étant de plus en plus à l’écoute de ceux qui forment cette communauté, il y a de fortes chances que nos positions soient remises en question, nous poussant ainsi à l’auto-correction. Et il est de la responsabilité de chacun d’inviter l’autre vers cette auto-critique, voire l’auto-correction en proposant notamment une critique raisonnable de ce qui est avancé. Mais comment faire pour reconnaître qu’une critique est raisonnable? Examinons quelques situations.

1- Situation où une critique semble raisonnable.

Marie : Tous les animaux peuvent penser. Le cas des castors qui construisent des barrages en est un exemple.

Yves : Comment peux-tu, en te basant sur un exemple, affirmer que tous les animaux peuvent penser? Il me semble que tu généralises hâtivement.

Marie : Tu as raison. Je ne peux me fier qu’à un seul exemple pour conclure que tous les animaux peuvent penser. On en trouve d’autres?

2- Situation où une critique ne semble pas raisonnable.

Marie : Il est clair que tous les animaux peuvent penser. Le cas des castors qui construisent des barrages en est un exemple.

Yves : Comment peux-tu, en te basant sur un exemple, affirmer que tous les animaux peuvent penser? Ta généralisation est trop rapide et montre bien que ce ne sont pas tous les animaux qui peuvent penser, car tu es un animal et ce que tu viens de faire montre clairement que tu ne sais pas penser et donc que tu ne peux pas penser ce que tu affirmes.

Ici, la situation est beaucoup moins claire. Certes, la première partie de la critique de Yves est semblable à celle que nous avions dans le paragraphe précédent. Toutefois, la seconde partie de sa critique vient modifier cette dernière, car au lieu de s’attaquer à la manière dont Marie s’y prend pour conclure, il attaque Marie directement en faisant d’elle un exemple (voire ici un contre-exemple) d’un animal qui ne sait pas penser. L’attaque ad hominem dans une communauté de recherche n’est pas acceptable et ne pourrait donc pas être reçue comme une critique raisonnable. En outre, Yves n’utilise pas les mêmes termes. De pouvoir penser, il passe à savoir penser. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas penser qu’on ne peut pas penser. En outre, il n’est pas clair que l’expression de Yves «tu ne peux pas penser» renvoie au même pouvoir que celui dont parlait Marie. Si une critique doit être acceptée dans une communauté de recherche, encore faut-il s’assurer qu’elle porte bien sur ce que nous avons préalablement avancé.

Il est à noter que la critique peut aussi porter sur les attitudes des personnes qui font partie de la communauté de recherche. Par exemple, supposons qu’une personne est toujours en train de parler à son voisin au moment où une autre personne intervient. Il se pourrait que l’une ou l’autre des personnes faisant partie de la communauté en vienne à lui demander de se taire lorsqu’une personne intervient. Le dialogue pourrait ressembler à celui-ci :

Roxanne :     …. Et puis je pense que….   Pierre, pourrais-tu arrêter de parler pendant que les autres interviennent. Cela nous dérange. En fait, je ne sais pas ce qu’il en est pour les autres, mais moi cela me dérange!

Pierre :  Mais ce que vous dites est tellement intéressant que je ne peux m’empêcher de le partager avec mon voisin. Alors je ne vois pas en quoi cela vous dérange.

Roxanne : Je ne vois pas comment tu peux trouver nos propos intéressants. Pour les trouver intéressants, il faudrait d’abord que tu prennes le temps de les écouter. Mais quand tu parles à ton voisin, tu ne peux pas nous écouter en même temps. Tu peux faire l’un ou l’autre, mais pas les deux à la fois. Et puis, pourquoi ne pas suivre la règle comme nous tous : si tu as quelque chose à dire, tu lèves ta main et à un moment donné, ce sera ton tour de nous parler à tous. Je suis persuadée que ce que tu as à dire est aussi intéressant, mais ce serait chouette que tout le monde puisse en profiter et pas seulement ton voisin.

Pierre :  OK! OK! Je vais me taire. Mais puisque j’ai la parole, je voudrais en profiter pour vous dire quelque chose d’important….

Voici un autre dialogue qui montre une situation semblable mais où il n’est pas certain que la critique venant de Roxanne puisse être considérée comme raisonnable.

Roxanne :     …. Et puis je pense que….   Pierre, pourrais-tu arrêter de parler pendant que les autres parlent. Cela nous dérange. En fait, je ne sais pas ce qu’il en est pour les autres, mais moi cela me dérange!

Pierre :           Mais ce que vous dites est tellement intéressant que je ne peux m’empêcher de le partager avec mon voisin. Alors je ne vois pas en quoi cela vous dérange.

Roxanne :      Je ne vois pas comment tu peux trouver nos propos intéressants. Pour les trouver intéressants, il faudrait d’abord que tu prennes le temps de les écouter. Mais quand tu parles à ton voisin, tu ne peux pas nous écouter en même temps. Et puis, pour tout te dire, si tu arrêtais de parler pendant que les autres parlent, tu deviendrais plus intelligent, ce qui ne serait pas de trop en ce qui te concerne étant donné les résultats que tu as obtenus au dernier examen en mathématique. On le sait bien, les gars qui ne sont pas bons en math ne sont jamais capables d’écouter.

Pierre :          …

Nous avons vu qu’une critique sera raisonnable si elle s’appuie sur de bonnes raisons (lesquelles sont parfois bien discutables). On sera d’autant plus prêt à accepter cette critique raisonnable qu’on aura l’impression d’être considéré comme une personne qui a de l’importance dans le développement des connaissances construites dans la communauté.

3.1- Nuancer

Il arrive parfois qu’au terme d’une session de travail en communauté de recherche, certaines personnes affirment qu’elles sont maintenant plus nuancées dans leur vision du monde. Que veulent-elles dire au juste? Peut-être suggèrent-elles par là qu’elles ont eu la possibilité de constater, grâce à la recherche, que les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le croyaient, que leur jugement concernant tel ou tel sujet était trop rigide, trop vague, trop large ou trop étroit. Peut-être pensent-elles qu’elles ont eu la possibilité de voir plus d’un point de vue et qu’elles ont pris conscience que leur point de vue n’est pas le seul qui puisse être considéré. En somme, elles ont peut-être eu l’occasion de se rendre compte de la myopie de leur regard, surtout si celui-ci était envisagé comme étant, sinon définitif, du moins bien peu modifiable.

Nuancer consiste à pouvoir distinguer, manifester une certaine différence là où l’on croyait que tout était identique. Mais cela ne veut pas dire que toute distinction est une nuance. Ainsi, si je dis : les pommes ne sont pas des oranges, je fais une distinction, mais il y a peu de chance qu’on qualifie cette distinction de nuance, car la différence entre une pomme et une orange ne semble pas vraiment subtile. Par contre, si je dis que tous les enfants sont ceci ou cela et qu’une personne ajoute qu’à son avis, j’ai oublié de mentionner que tel ou tel enfant n’est pas exactement comme je le suggérais, alors elle m’aide à nuancer mon propos, à révéler en somme une différence que je n’avais pas vue et qui vient nourrir mon jugement concernant les enfants (ou tout autre classe de personnes ou d’objets).

Nuancer consiste à pouvoir exprimer un propos en tenant compte de différences subtiles, délicates. C’est un art qui s’acquiert progressivement dans une communauté de recherche. Chaque propos faisant preuve de nuance est une occasion de plus pour intérioriser les habiletés qu’il suppose. Ainsi, si une personne affirme : «je crois qu’il y a une différence entre espérer et souhaiter car lorsque j’espère, je n’ai aucun contrôle sur ce que j’espère alors que lorsque je souhaite, j’ai un certain contrôle», elle introduit dans le discours de la communauté une différence subtile, presque imperceptible, entre deux réalités. Certes, elle n’a pas nécessairement raison de signifier cette différence, mais du moins elle tente de saisir une différence là où d’autres ne verraient que pure synonymie grammaticale.

3.2- Reformuler les propos d’un membre de la communauté de recherche

Dans une perspective de co-construction des savoirs et de collaboration, la reformulation se révèle un outil privilégiée lors d’une CRP. En effet, reformuler ses propos –c’est-à-dire exprimer la même idée mais en utilisant des termes différents- permet de clarifier son idée au profit des autres membres de la CRP. Il peut également s’avérer utile de reformuler les propos d’autrui lorsqu’une intervention fait référence ou s’appuie ce qui a été dit précédemment. Cela permet non seulement de rendre explicite le cheminement de sa pensée (« lorsque tu as dit cela, ça m’a fait réagir parce que… »), mais également de vérifier sa compréhension des propos tenus, voire de donner l’occasion à l’intervenant de les clarifier.

La reformulation est également un outil particulièrement utile pour l’animateur d’une CRP. D’une certaine manière, les multiples fonctions de l’animateur se ramènent toutes à la volonté d’aider les participants à construire la communauté de recherche et les savoirs (savoir, savoir-faire, savoir-être) qui s’y rapportent. Pour y arriver, l’animateur pourra, à l’occasion, tenter de reformuler les propos des participants afin de vérifier un certain nombre de choses. Ainsi, il pourra procéder à une reformulation («Est-ce que je me trompe en pensant que ce que tu dis pourrait se dire de la façon suivante?») afin de vérifier si le participant a bien voulu dire telle ou telle chose, si les autres membres de la CRP ont saisi la subtilité d’un propos d’un autre intervenant, ou encore pour mettre l’accent sur l’outil cognitif utilisé dans une intervention… Les raisons de reformuler sont nombreuses.

Si la reformulation est parfois très utile pour mettre l’accent sur un aspect de la recherche qui semble important, elle peut aussi être très dangereuse si elle devient l’occasion, pour l’animateur, d’introduire ce qu’il pense sans vraiment tenir compte des propos formulés par un participant. En d’autres termes, la reformulation ne devrait jamais être l’occasion, pour l’animateur, d’introduire ce qu’il estime vrai. Le mandat de l’animateur n’est pas de diriger la CRP vers une réponse attendue, mais de la conduire vers des chemins permettant une investigation de plus en plus large du problème qui est traité. En outre, une reformulation qui ne serait pas fidèle à l’esprit des propos tenus par les participants pourrait conduire ces derniers à penser que, peu importe ce qu’ils diront, ce sera finalement à l’animateur de décider si leurs propos sont ou non pertinents. Ainsi, l’intention qui sous-tend la reformulation est tout aussi importante que les habiletés qu’elle nécessite.

4.1 Poser des questions qui font avancer la recherche

L’outil de prédilection de l’animateur d’une communauté de recherche philosophique est le questionnement. C’est par lui qu’il pourra favoriser la rencontre de la diversité, encourager les échanges entre les enfants, pousser plus loin une réflexion. Bref, c’est par le questionnement qu’il pourra inviter les enfants à penser par et pour eux-mêmes au sujet d’une question qui les intéresse. C’est grâce à cet outil également que l’animateur peut créer un climat dans lequel les jeunes sont conduits à développer des habiletés de pensée ainsi que des attitudes.

Par contre, le fait que le questionnement soit l’outil principal de l’animateur n’exclut pas qu’il soit également un instrument précieux pour les participants eux-mêmes. Inciter les participants à se poser des questions entre eux à l’intérieur de la discussion, c’est leur permettre de développer des habiletés relatives à la pensée critique. En effet, par le questionnement, il devient possible d’entreprendre une clarification des idées, d’identifier des problèmes, d’évaluer les fondements d’une position… En fait, lorsqu’il questionne les enfants, l’animateur d’une communauté de recherche ne vise pas tant à faire progresser la recherche qu’à mobiliser un comportement qu’il souhaite voir apparaître chez les participants.

Généralement les participants aiment poser des questions, ils sont curieux et désirent comprendre ce qui les entoure. La CRP est un endroit idéal pour les encourager à conserver et à améliorer cette capacité. Pour ce faire, l’animateur peut utiliser des questions générales d’animation qui invitent les participants à s’engager dans la pratique de cette habileté, que ce soit lors de la cueillette ou à l’intérieur de la discussion. En voici quelques exemples :

Avez-vous des questions sur cette question?

Quelqu’un veut-il poser des questions sur ce que __________ vient de dire?

Comment pourrions-nous questionner cette idée?

L’idéal demeure toujours que les participants mobilisent par et pour eux-mêmes leur habileté à questionner. C’est à ce moment, d’ailleurs, que nous pouvons inférer un comportement stratégique de leur part. Les questions que les participants posent lors de la discussion prennent plusieurs formes. Elles peuvent viser, par exemple, à clarifier une idée ou à définir un concept («Je ne suis pas certain de bien comprendre, pourrais-tu expliquer autrement ton propos?»; «Que veux-tu dire par __________ ?»…), elles peuvent tendre vers l’identification de raisons ou la recherche d’exemples («Sur quoi te bases-tu pour dire que _______ ?»; «Pourquoi penses-tu ainsi?»; «As-tu un exemple?»…), elles peuvent également chercher à établir des comparaisons ou des distinctions («Quelle différence fais-tu entre _____ et _____ ?»; «En quoi ceci et cela se ressemblent-ils?»…), elles peuvent aussi servir à inciter les autres membres à reformuler une idée («Je ne sais pas trop comment expliquer mon point de vue, quelqu’un pourrait-il m’aider? »; « Est-ce que ce que je dis est clair?»), etc. En fait, toutes les habiletés et attitudes reliées à la communauté de recherche philosophique peuvent être formulées de manière interrogative.

Mentionnons, en terminant, que ce désir d’inviter les participants à se poser des questions entre eux durant la discussion est nourri par un objectif central en philosophie pour les enfants : créer une communauté de recherche dans laquelle chacun partage les rôles et ses forces. Ainsi, plus les enfants posent des questions dans la discussion, moins cette tâche revient à l’animateur. De cette manière, les liens entre les membres de la communauté se renforcent et l’animateur dispose d’un contexte dans lequel il peut devenir un participant au même titre que les autres, puisque chacun contribue à l’avancement de la recherche.

4.2- Dégager des présupposés

Les présupposés occupent une place importante, et souvent négligée, dans la plupart des discours, qu’ils soient politiques, scientifiques ou autres, l’une des raisons étant que le présupposé nous renvoie aux fondements de nos opinions ou de nos savoirs. Il va sans dire que tous les présupposés ne sont pas d’égale valeur et que certains semblent plus solides que d’autres. C’est en quoi d’ailleurs il semble plus que précieux de les identifier, puisque c’est seulement de cette manière que nous parviendrons à juger de manière plus critique de la force ou de la faiblesse d’une position. En ce sens, identifier des présupposés est un pas essentiel si nous désirons effectuer une lecture critique ainsi qu’une évaluation judicieuse de nos propres pensées ou de celles des autres.

Un présupposé est un principe, une prémisse ou encore une idéologie sur laquelle reposent une opinion, une théorie, un jugement… La plupart du temps, ces bases demeurent implicites. C’est pourquoi le présupposé est souvent de l’ordre du non-dit et qu’il nécessite un certain effort, pour ne pas dire un effort certain, pour le mettre au jour. Dégager un présupposé, c’est s’engager dans la recherche de ce qui est sous-entendu, avec tout ce que ce processus comprend d’attention et de risques. Il n’en demeure pas moins que cette tâche paraît essentielle, du moins en philosophie et sous l’angle de la réflexion critique, puisque ce qui demeure caché est toujours susceptible de nous tromper bien malgré nous…

Il faut toutefois se garder de confondre présupposé et préjugé. Si l’un et l’autre se ressemblent en ce qu’ils comportent une grande part de non-dit et en ce qu’ils teintent, souvent inconsciemment, nos jugements, ils se distinguent toutefois en ce que le présupposé ne doit pas être perçu comme quelque chose de « négatif », qu’il faudrait traquer éliminer. En fait, il semble qu’aucun raisonnement ou aucune assertion ne serait possible si on ne présupposait un certain nombre de choses. Par exemple, l’auteur de ces lignes doit présupposer que ses lecteurs comprennent le français écrit. Si je dis « vous pouvez sortir de la pièce », cela présuppose que vous êtes à l’intérieur de la pièce (présupposé contextuel). Autre exemple : apporter en faveur de l’euthanasie l’argument de la fin de la souffrance présuppose que la souffrance est un mal, et présuppose également que tout mal doit être évité (présupposé logique). Enfin, nos convictions et prises de position reposent également sur un vaste réseau de présupposés, dont l’explicitation se révèle souvent très éclairante lorsque vient le temps de défendre ces convictions. Par exemple, se dire en faveur de la nationalisation de l’eau présuppose toute une vision sur la pérennité de la ressource, une certaine conception de la nationalisation et de la privatisation, du bien commun, une position sur l’économie de marché… (présupposés théoriques).

En somme, les présupposés sont les différents éléments d’informations sous-entendus par une action, une assertion ou un raisonnement. Si leur présence est inévitable – et, à ce titre, souhaitable- leur dévoilement peut se révéler des plus pertinent lors d’une recherche philosophique. En effet, il arrive souvent qu’un présupposé, qui semble par tous admis d’emblée (par exemple, « toute souffrance physique est un mal »), révèle la faiblesse –ou la richesse- d’un raisonnement ou d’une idée lorsqu’il est mis au jour et questionné. Prendre le temps de dégager des présupposés c’est se donner la chance d’aller au-delà de ce qui est dit pour rendre explicite l’ensemble des éléments permettant de structurer et de supporter une position.

5.1- Examiner l’envers d’une position

Les discussions philosophiques en communauté de recherche donnent lieu à de nombreux échanges d’idées qui conduisent, à moins que nous ne prenions la décision de suspendre notre jugement, à des prises de positions. De fait, s’il n’y a personne qui pose de jugement, qui risque une hypothèse ou qui cherche des explications, il ne peut y avoir à proprement parler de dialogue philosophique. Ceci étant, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’on doive tenir mordicus à nos positions: celles-ci peuvent très bien servir d’hypothèses de départ ou d’alternative, d’informations à examiner. Dans le cadre de la communauté de recherche philosophique, toutes les positions sont les bienvenues, non pas en tant qu’elles doivent toutes être acceptées – puisqu’il demeure des positions qui ne «passent» pas le «test» de l’examen raisonnable -, mais en tant qu’elles contiennent toutes un potentiel de réflexion et d’analyse.

Examiner et évaluer une position, c’est lui porter un regard attentif et critique qui nous permet d’en apprécier la valeur et d’en évaluer la force, les limites ou la portée. Il arrive par ailleurs qu’une position soit implicitement admise par l’ensemble des membres de la communauté, sans qu’elle ait été considérée attentivement. Et si elle l’est, il n’est pas rare que cet examen prenne la forme d’un exercice de confortation visant à justifier encore davantage cette prise de position.

Dans les deux cas, que nous nous affairions à examiner attentivement et de manière critique une position ou que nous nous rendions compte que l’une d’elles est admise de facto pour «vraie», il existe une stratégie qui nous permet d’apporter à cette recherche un regard nouveau. Cette stratégie se situe à mi-chemin entre la pensée divergente (qui est un mode de la pensée créatrice) et la pensée critique. Elle consiste à prendre un temps d’arrêt pour examiner l’envers de la position discutée ou admise.

Il existe plusieurs moyens d’examiner l’envers d’une position. Nous pouvons le faire en ayant recours à des énoncés contradictoires, en niant une affirmation ou encore en niant une négation (c’est-à-dire en transformant une négation en une affirmation), en convoquant des concepts opposés ou contraires… En fait, c’est un renversement de perspective qui s’opère lorsque nous décidons d’examiner l’envers d’une position, renversement qui s’articule autour de points de vue qui sont posés comme viables. Ce nouvel angle apporté à la recherche nous conduit à examiner des points de vue différents qui pourraient nous permettre de proposer des alternatives, de raisonner par hypothèses, de trouver des contre-exemples à nos propres positions ou même de valider encore davantage nos pensées d’origine. Dit autrement, examiner l’envers d’une position est une stratégie, parmi d’autres, qui nous permet de construire un processus de recherche qui se veut ouvert à la multiplicité des perspectives et qui vise parfois à éviter le mode de la pensée unique.

5.2- Réfléchir sur l’acte de réfléchir en communauté de recherche

Lorsque nous réfléchissons, lorsque nous pensons, lorsque nous raisonnons ou lorsque nous parlons, nous faisons des actes cognitifs. En fait, tout ce qui se rapporte à l’acte de penser est considéré comme de la cognition. Ainsi, les habiletés de pensée (faire des hypothèses, dégager des conséquences, fournir des critères, synthétiser…) sont de l’ordre de la cognition. Cependant, lorsque nous parlons de la métacognition, nous faisons référence à un mode de pensée qui est un peu différent. Effectuer des actes métacognitifs, c’est faire un retour (la plupart du temps critique) sur la manière dont nous avons réfléchi sur un sujet, sur la manière dont nous nous y sommes pris pour résoudre un problème, répondre à une question ou arriver à telle ou telle conclusion. Nous pourrions réfléchir sur un sujet, arriver à une certaine opinion et nous demander comment nous en sommes venus à penser ainsi. Lorsque nous faisons un retour sur ce qui nous a conduits à penser de telle ou telle manière, nous faisons des actes métacognitifs.

C’est la même chose lorsque nous faisons une activité ou un travail. Dans un premier temps, nous l’effectuons un peu à notre manière en utilisant ce que nous croyons être le plus approprié. Par la suite, lorsque le travail est terminé et que nous nous demandons comment nous avons procédé pour arriver à ce résultat, nous sommes dans une perspective métacognitive. Il en va de même lorsque nous tentons d’évaluer la qualité de notre travail. Se demander si un travail est bien fait, s’il y a possibilité de l’améliorer ou s’il y a d’autres manières de faire, c’est s’engager dans une activité de métacognition. En fait, la métacognition est un retour sur nos propres processus de pensée, sur nos propres manières de faire.

La métacognition, le fait de prendre nos processus cognitifs comme objet de réflexion, revêt un aspect éminemment critique lorsqu’elle consiste en une évaluation des outils cognitifs (ou outils de raisonnements) utilisés lors de la délibération. Lorsque nous parlons des outils de raisonnement, nous faisons allusion à plusieurs habiletés de pensée qui s’exécutent et se pratiquent à l’intérieur des discussions philosophiques en groupe. Nous pensons alors à des habiletés aussi diverses que raisonner, inférer, faire des analogies, dégager des conséquences, fournir des raisons et des exemples, proposer des contre-exemples, définir… En philosophie pour les enfants, ces outils constituent des objectifs de formation, puisqu’ils se rapportent tous, de près ou de loin, au jugement. En outre, chacun d’eux se caractérise par son caractère générique. Ainsi, nous croyons que si les enfants apprennent à mobiliser ces outils dans le contexte de la communauté de recherche philosophique, il y a plus de chances (quoique cela ne se produit pas nécessairement) qu’ils les utilisent à l’intérieur de contextes différents, pour ne pas dire dans leur vie de tous les jours.

Bien que les outils de la pensée soient d’une importance capitale lorsque nous nous engageons dans l’exploration d’un concept ou encore à l’intérieur d’une formation au jugement raisonnable, il n’en demeure pas moins que leur utilisation doit être efficace et effectuée convenablement. Il se pourrait, par exemple, que nous nous y prenions mal pour définir, ou encore que nous usions de ces outils pour tromper la vigilance des autres, pour faire des sophismes… Il devient donc primordial de porter une attention particulière à la manière dont ces outils sont utilisés, et d’inciter les participants à faire preuve d’esprit critique lorsque ceux-ci sont mobilisés par les autres. Réfléchir sur l’acte de réfléchir en communauté de recherche consistera donc, pour nous, à prendre le temps d’évaluer si les outils que nous employons (utiliser des exemples et contre-exemples, considérer différents contextes, définir les termes employés, etc. sont correctement employés. Voici quelques cas:

1- Utiliser des exemples: ce n’est pas parce que nous pensons avoir un exemple qu’il sera bon pour illustrer ce dont nous parlons. Encore faut-il qu’il soit en lien avec ce qu’il est sensé illustrer. S’il ne semble pas le faire, il y a lieu de questionner sa valeur.

2- Utiliser des contre-exemples: un contre-exemple devrait remettre en question l’hypothèse proposée, la conception avancée. S’il n’y arrive pas, il s’agit probablement d’un mauvais contre-exemple qu’il importe d’examiner.

3- Considérer différents contextes: s’il n’y a qu’un seul contexte qui est présenté, cela ne saurait suffire pour affirmer que nous considérons différents contextes.

4- Définir les termes employés: bien qu’il y ait plusieurs façons de définir un terme, cet acte doit respecter certaines règles. Par exemple, si on utilise le terme à définir (ou son dérivé dans la définition (La liberté est tout acte que l’on pose librement…), on se retrouve en présence d’une définition circulaire. Normalement, une définition a pour fonction de nous faire comprendre le terme à définir. Si la définition ne nous éclaire pas, pire nous rend encore plus confus, il y a lieu de questionner sa valeur.

5- Reformuler les propos d’autrui: ce n’est pas parce que nous disons que nous reformulons les propos d’un membre d’une communauté de recherche que nous sommes effectivement en train de le faire. Il est bon de s’assurer que la reformulation est précise en demandant par exemple: a-je bien compris ce que tu as dit si je reformule tes propos de la façon suivante…?

6- Identifier un critère: bien que plusieurs éléments peuvent servir de critères, il arrive que ce qui est proposé comme un critère n’en soit pas un, ou demande du moins d’être évalué comme tel. Par exemple, si j’avance que mon critère pour déterminer si un acte est bon est qu’il soit au moins le fruit d’une bonne intention, il y a de forte chance que ce critère (fruit d’une bonne intention) soit retenu. Par contre, si j’avance que mon critère pour déterminer si un acte est bon est qu’il respecte ma manière de voir les choses, là il se pourrait que le critère soit très discutable et qu’on découvre finalement que s’il peut s’agir d’une raison, cela n’en fait pas (peut-être pas) une bonne raison et ne pourrait donc pas servir de critère.

7- Examiner le rapport partie/tout: Quand on examine ce rapport, il arrive fréquemment qu’on infère que les propriétés du tout sont celles des parties (ou l’inverse). Mais ce n’est pas toujours le cas. Il importe donc de porter une attention à cette inférence du tout vers la partie ou l’inverse et de se demander si la qualité d’une partie que nous inférons de celle du tout (ou l’inverse) est viable.

8- Dégager un présupposé: cet acte suppose qu’on identifie clairement le présupposé qui est sous-entendu. Il importe donc, au moment où une personne affirme qu’elle voit un présupposé dans un propos, de se demander: mais est-ce bien le cas? Et si le présupposé a bien été identifié, on peut aller plus loin et se demander: est-ce que le présupposé tient la route?

9- Fonder ses affirmations à l’aide de raisons ou d’arguments. Nous raisonnons habituellement assez bien. Cependant, lorsque les problèmes deviennent complexes, comme cela peut être le cas dans une délibération en communauté de recherche, il arrive que nos ayons de la difficulté à produire de bons raisonnements. Il est donc précieux d’être attentifs, tant à la forme des arguments (pour cela un bon cours de logique est très utile ou une longue pratique en philosophie pour enfants) qu’à la vérité des énoncés qu’ils contiennent (on ne peut conclure le vrai à partir du faux). En outre, ce n’est pas parce que nous avançons une raison que cette raison est nécessairement une bonne raison.

Enfin l’acte de réfléchir sur l’acte de réfléchir peut porter, disions-nous plus haut, sur nos propres manières de faire. La communauté de recherche a ses manières de faire, tant par la communauté qu’elle est, que par la recherche qui s’y déploie, Se questioner sur cette manière de faire – de vivre – qui allie à la fois la dimension sociale et cognitive, c’est aussi réfléchir sur l’acte de réfléchir. C’est se dire: «nous sommes rendus ici, nous avons passé par ici et là, mais sommes-nous dans la bonne voie? Avons-nous oublié une étape, un espace de recherche qui nous permettrait d’avoir le sentiment, l’impression que nos progressons? Se pourrait-il que nous n’ayons pas pris suffisement de temps pour définir les termes que nous employons? Avons-nous tenté de voir le problème dans son ensemble? Avons-nous pris le temps de nous écouter attentivement avant de proposer une nouvelle idée? Etc. Si non, comment devrions-nous nous y prendre, corriger le tir? L’auto-correction de groupe est un pas de géant dans la construction d’une communauté de recherche. Et une voie royale pour l’auto-correction de soi.

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