Note au lecteur: article publié dans la défunte revue Médiane il y a déjà presque 20 ans. Le considérant toujours actuel, je le publie ici à nouveau avec quelques parenthèses pour le mettre à jour et l’espoir qu’il continuera de nourrir la réflexion et l’action.
La naissance de la philosophie se perd dans la nuit des temps. Mais on devine que des êtres humains, à un moment donné de notre histoire, ont commencé à se poser des questions essentielles sur le sens de leur vie. Ce questionnement a franchi les siècles, il s’est précisé avec la venue de la Grèce Antique et en ce début de 21e siècle, nous nous posons les mêmes questions essentielles que l’homme de l’âge préhistorique sur le sens de ce que nous faisons quotidiennement. Cela ne veut pas dire que nos réponses soient exactement les mêmes que les siennes.
Jusqu’à très récemment, on estimait que ces questions étaient réservées à l’homme ou à la femme ayant un âge plus ou moins avancé. Mais depuis 1969, ce préjugé fait l’objet d’un examen qui remet en question notre conception non seulement de la philosophie, mais des capacités des enfants à s’interroger sérieusement sur le sens de leur expérience. C’est à la fin des années ’60, en effet, qu’un philosophe américain, Matthew Lipman, a commencé à redessiner la pratique de la philosophie. Il a voulu la rendre accessible aux enfants, afin qu’elle serve à former leur jugement, qu’elle les rende plus critiques, plus créatifs, qu’elle les habitue à réfléchir avant d’agir, notamment lorsqu’ils sont au cœur même de situations conflictuelles.
Une histoire toute simple
Comment fait-on pour redessiner l’enseignement de la philosophie afin qu’elle devienne une pratique accessible aux enfants? En la présentant d’abord dans une histoire toute simple qui met en vedette des enfants et des adultes formant une petite communauté. On les voit discuter, agir, penser ensemble et chercher les meilleures façons de résoudre des problèmes qu’ils partagent[1].
Faire de la philosophie avec les enfants, c’est d’abord prendre le temps de lire avec eux cette histoire. Loin de présenter une philosophie, elle donne plutôt l’occasion d’accéder à la pratique de la philosophie, c’est-à-dire à cet effort humain qui consiste à tout mettre en œuvre pour que nous puissions donner du sens à notre expérience qui, même si elle est parfois très jeune, est déjà remplie de problèmes et de mystères. Une fois la lecture terminée vient le moment où les enfants sont invités à dire ce qu’ils ont trouvé intéressant, intrigant, dans le bout d’histoire qu’ils viennent de lire ensemble. On prend soin de noter tout cela. Puis, une discussion commence autour de l’un, de plusieurs, voire de l’ensemble des thèmes, des questions ou problèmes que les enfants ont choisi d’identifier dans l’histoire. C’est alors que la classe se transforme en une communauté de recherche philosophique.
Le douzième juré
À quoi ressemble cette communauté de recherche philosophique dans les faits? Je pourrais toujours vous demander d’imaginer un groupe d’enfants en train de discuter d’un sujet qui les intéresse, aidés en cela par un adulte qui sait intervenir au bon moment afin de susciter la pratique du jugement articulé. Mais j’ai plutôt le désir de faire appel à un film que probablement plusieurs d’entre vous ont eu l’occasion de voir étant plus jeunes. J’ai vu ce film pour la première fois alors que j’avais dix ou onze ans. Il m’avait fasciné à l’époque. En le revoyant récemment, je crois avoir mieux compris pourquoi je l’avais tant aimé.
Son titre: Douze hommes en colère. D’entrée de jeu, on entend un juge qui invite douze membres d’un jury à s’engager dans une délibération visant à déterminer si une personne a ou non tué son père. Ayant entendu les témoins et les avocats des parties en cause, les douze hommes se retirent pour délibérer. Au début, onze jurés sur douze sont absolument certains que l’accusé est coupable. Mais, un des jurés, s’adressant au président du jury, dira qu’il ne le sait pas, qu’il n’est pas certain. Cela soulèvera la colère de certains membres du jury, car pour eux, le cas est clair et il n’y a pas lieu d’en discuter. Mais, plus le film avance, plus on se rend compte que le cas n’est pas aussi clair qu’on le croyait au début. Cette discussion leur permettra non seulement de mieux comprendre ce qui s’est probablement passé dans les faits, mais aussi d’apaiser la colère de ceux qui ne voulaient pas s’engager dans la discussion. Elle leur donnera aussi l’occasion:
1- de se connaître les uns les autres en tant que personnes;
2- de constater que les préjugés font partie de leur bagage et qu’il importe de reconnaître leur présence pour saisir le rôle qu’ils jouent dans nos jugements;
3- de formuler des hypothèses, des exemples, des contre-exemples, des questions, des réponses;
4- de distinguer ce qui relève de l’imagination et ce qui provient des faits;
5- de saisir que des gens qui délibèrent ne sont pas là pour gagner, mais pour comprendre;
6- d’accepter qu’ils doivent prendre le temps de s’écouter;
7- de respecter une procédure acceptable lors d’une délibération;
8- de reconnaître que la vérité est une chose bien difficile à cerner;
9- de constater qu’ils sont responsables d’en arriver par eux-mêmes à découvrir cette vérité, s’ils y arrivent;
10- d’admettre que s’il reste un doute raisonnable dans leur esprit, ils doivent s’abstenir de juger d’une manière qui serait préjudiciable à une personne innocente;
11- de voir qu’ils ont tous des valeurs personnelles, mais qu’ils peuvent en discuter dans un cadre qui accorde une importance primordiale à la justice, au droit de chacun d’être entendu, au respect de ce droit, à l’équité, à la liberté, à la vie;
12- de saisir qu’il importe d’asseoir ses opinions sur des raisons;
13- d’entrevoir que l’objectivité se développe dans la rencontre des raisons qui sont avancées par tous et chacun;
14- de considérer l’importance des circonstances dans l’élaboration d’un jugement.
En somme, cette délibération donnera aux jurés la possibilité d’apprendre à se corriger eux-mêmes et de reconnaître que le premier jugement n’est pas toujours bien fondé. La fin du film est remarquable à cet égard: si, au début, onze jurés sur douze affirmaient sans aucun doute que l’accusé était coupable, à la fin, ils seront douze à dire le contraire. Non pas parce qu’ils sont certains que l’accusé est innocent, mais parce qu’ils ont appris à dialoguer avec l’incertitude.
Délibérations en classe
C’est de cela, notamment, dont nous avons besoin si nous souhaitons accéder à un jugement raisonnable. Voilà, notamment, ce qui est en jeu lorsqu’on transforme la classe en une communauté de recherche philosophique. Chaque enfant devient membre actif d’un processus de délibération qui le conduit peu à peu à nuancer son jugement. Un jugement pratique dont il a besoin quotidiennement et dont il aura toujours plus besoin dans une société démocratique.
L’une des grandes différences avec le film réside dans le fait que les enfants pratiquant la philosophie dans une communauté de recherche n’ont pas à subir la pression, parfois très forte, qui pèse sur la chambre des jurés. En outre, les enfants sont aidés par un animateur qui sait questionner dans le but de faire émerger les habiletés et les attitudes nécessaires à la bonne délibération. L’animateur met cependant les enfants au défi de penser d’une manière critique et créatrice. Il agit en cela comme un président de jury qui, ne sachant pas plus que les autres quel sera le verdict, aide tous les membres à s’engager minutieusement dans la recherche.
Armés contre la manipulation
En mars 1998, l’UNESCO a organisé une réunion d’experts de la pratique de la philosophie avec les enfants. Une série de recommandations ont été adoptées. Elles visent à favoriser l’introduction de la pratique de la philosophie de la pré-maternelle à l’université.
Le rapport de cette rencontre a été publié en 1999. On y lit ceci: «Au-delà de toute participation médiatique à une nouvelle vogue, l’intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l’UNESCO. En vue de la promotion d’une culture de la paix, de la lutte contre la violence, d’une éducation visant l’éradication de la pauvreté et le développement durable, le fait que les enfants acquièrent très jeunes l’esprit critique, l’autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes, les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur destin.»[2]
De plus en plus de gens provenant d’horizons de plus en plus différents voient dans cette pratique un moyen souhaitable de former le jugement des jeunes. Présente sur tous les continents, la pratique de la philosophie avec les enfants, reconnaît l’UNESCO, peut être considérée comme une avenue importante pour le développement de la démocratie. Et aussi comme un instrument particulièrement approprié pour faire respecter les droits des enfants. Une organisation internationale qui a vu le jour en 1985, l’ICPIC, regroupe toutes les associations et centres de formation qui existent actuellement. On compte actuellement environ 70 projets internationaux (projets de recherche, activités de formation, etc.) faisant intervenir une cinquantaine de pays[3].
Dans les écoles québécoises
Quand le jugement fout le camp, comme l’écrivait récemment J. Grand’Maison, observateur de la scène québécoise depuis plus de 40 ans, il importe de mettre en place des moyens qui donneront l’occasion de pratiquer la juste mesure. Au Québec, la pratique de la philosophie avec les enfants a commencé au début des années ’80 sous l’initiative d’Anita Caron, alors professeur à l’Université du Québec, à Montréal. Intéressée par la formation morale des enfants, elle a vu rapidement le potentiel d’une telle approche. Depuis ce temps, on observe un engouement certain pour l’introduction de la philosophie dans les écoles élémentaires. Examinée à la loupe par de nombreuses recherches universitaires, elle n’est toutefois pas encore introduite officiellement dans le programme d’éducation de l’école québécoise.
Mais à en juger par la réforme que contient le nouveau programme du ministère québécois de l’éducation, par la place qu’il accorde au développement du jugement critique, je ne serais pas surpris que la prochaine réforme fasse une place officielle à la pratique de la philosophie dès la maternelle. Le ministère prévoit la mise en place d’un Programme des programmes faisant appel au développement de compétences transversales, présentées comme des apprentissages essentiels. Il identifie quatre compétences transversales: intellectuelle, méthodologique, personnel et social, communication[4].
L’apport de la philosophie
La pratique de la philosophie avec les enfants permet, notamment, le développement du jugement critique, du jugement créatif et l’intériorisation d’une méthode de recherche. Elle offre à l’enfant la possibilité d’affirmer son identité personnelle et sociale, d’interagir et de s’engager positivement dans le respect de la diversité et de développer un sens éthique dans ses rapports avec autrui. Enfin, elle permet d’apprendre à communiquer clairement ses idées, de façon appropriée[5]. Ceci va directement dans le sens des réformes proposées par le ministère de l’Éducation lorsqu’il est question du développement des compétences transversales.
En outre, ce ministère soutient que le renouvellement des pratiques pédagogiques actuelles devrait conduire les enfants à créer une communauté d’apprentissage. La classe deviendra une telle communauté dans la mesure où les élèves seront des membres reconnus, actifs et engagés. « Lieu d’accueil et d’intégration de tous les élèves, la classe doit favoriser les liens personnels et affectifs entre les élèves et avec leur enseignant ainsi qu’avec tous les intervenants de l’école. Cela nécessite l’empathie, la tolérance, l’engagement personnel et l’interaction constante et positive entre tous.»[6]
Réflexion critique et créative
Transformée en communauté de recherche, la classe devient un lieu où les enfants sont invités à construire un contexte socio-cognitif. Ils pourront ainsi s’engager dans la recherche de solutions à des problèmes qui sont en lien étroit avec un domaine ou l’autre de leur expérience de vie (vision du monde, identité personnelle, orientation ou développement socio-relationnel).
La pratique de la philosophie offre ainsi aux enfants la possibilité de réfléchir de façon critique et créative à des idées, problèmes, réalités qui les intéressent dans le cadre d’une recherche commune fondée sur la coopération et le dialogue. Mais ce processus ne se résume pas uniquement à l’intériorisation de compétences cognitives. Le dialogue suscite une dynamique qui favorise une prise de conscience de ses propres sentiments et de ceux des autres, un accroissement de la sensibilité aux relations interpersonnelles et le développement d’un juste sens des proportions conduisant à faire la part des choses entre ses propres besoins et aspirations et ceux des autres.
Ce dialogue est le lieu où s’intègrent des apprentissages qui sont de l’ordre du savoir (les sujets de discussion et du même coup la culture philosophique vieille d’au moins 2500 ans), du savoir-faire (les habiletés de pensée : raisonnement, recherche, organisation de l’information, etc.) et du savoir-être (les attitudes permettant l’émergence de l’impartialité, de l’objectivité, de l’écoute attentive, d’un sens éthique et esthétique)[7].
La formation du personnel enseignant
De tels changements appellent des actions spécifiques touchant la formation du personnel enseignant (actuel ou futur). Il est plausible de penser que les enseignants du primaire ne transformeront leur classe en communauté de recherche philosophique que dans la mesure où ils auront eux-mêmes vécu cette activité. Comme le rappelait P. Meirieu, « ce qui est reproduit par les enseignants, c’est d’abord la structure de leur propre formation, le modèle implicite qu’elle constitue et non pas ce qui leur est conseillé de faire»[8]. Ainsi, il serait important que les enseignants puissent vivre personnellement la création de communautés de recherche lors de leur formation.
C’est ainsi qu’est conçue la formation offerte depuis une douzaine d’années (depuis 1995) par la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Des séminaires proposent aux étudiants la possibilité de vivre la création d’une communauté d’apprentissage et d’éprouver ainsi personnellement – et de façon réflexive – le pouvoir du dialogue sur la stimulation de la pensée. Il s’agit de séminaires qui visent l’apprentissage de l’art d’animer une communauté de recherche philosophique. L’intériorisation de cette compétence exige une pratique répétée et intensive d’un ensemble d’habiletés et d’attitudes.
Un meilleur jugement
En éducation, le nœud de la question est le jugement. «C’est sur ce point que nous devons faire porter l’essentiel de nos efforts», écrivait M. Lipman il y a quelques années. Il ajoutait: «Nos jeunes doivent apprendre à distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas ; ce qui est profond de ce qui est superficiel; ce qui est justifié de ce qui est injustifié. Ils doivent apprendre que dans le monde où ils vivent, la bonté n’est pas souvent de mise, de sorte que la violence envers l’innocent et le faible est considérée à contrecœur comme injustice et que les victimes sont régulièrement accusées d’être les auteurs de leur propre malheur. Si l’école enseignait à nos jeunes l’exercice d’un meilleur jugement, elle les protégerait contre ceux qui veulent les convertir à leurs préjugés et les manipuler en les endoctrinant. Nos jeunes seraient alors de meilleurs travailleurs, de meilleurs consommateurs et de meilleurs citoyens et ils seraient susceptibles de devenir de meilleurs parents. Pourquoi l’éducation ne devrait-elle pas viser un meilleur jugement?»[9]
C’est à cela que nous travaillons lorsque nous pratiquons la philosophie avec les enfants. Le chansonnier québécois Félix Leclerc disait de la pomme qu’elle est «une fleur qui a connu l’amour». Belle définition que j’ose reprendre à mon compte, en la modifiant légèrement: un citoyen raisonnable, c’est un enfant qui a connu le dialogue. Le dialogue, et en particulier le dialogue philosophique, est un instrument particulièrement approprié si on souhaite une éducation qui aspire à l’épanouissement de personnes raisonnables, capables de juger par elles-mêmes, de faire face à l’endoctrinement et d’agir paisiblement avec les autres dans une société démocratique vouée aux droits et libertés de tous, y compris des enfants.
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[1]. On compte actuellement une douzaine d’histoires philosophiques spécialement conçues pour permettre aux enfants de pratiquer la philosophie. Ces histoires couvrent la période allant entre 3 et 18 ans.
[2].Rapport de l’UNESCO : La philosophie pour les enfants, Division de la Philosophie et de l’Éthique, Paris, 1999, p. 7.
[3]. Sasseville, M. « The state of International Cooperation in Philosophy for Children », dans Rapport de l’UNESCO : La philosophie pour les enfants, Division de la philosophie et de l’éthique, Paris, 1999.
[4]. MEQ, Programme de formation de l’école québécoise, pp. 13-16.
[5]. À ce sujet, on consultera le livre de L. Guilbert, J. Boisvert et N. Ferguson Enseigner et comprendre, Québec, PUL, 1999. Plusieurs chapitres de ce livre présentent les résultats de recherches fondamentales manifestant que la pratique de la philosophie avec les enfants a des effets significatifs sur le développement des compétences transversales, notamment de la pensée critique.
[6]. MEQ, Programme de formation de l’école québécoise, p. 43. C’est nous qui soulignons.
[7]. Cf. M. Sasseville et al. La pratique de la philosophie avec les enfants, Québec, PUL, 2Eédition, 2000.
[8]. J-J. Scheffnecht, Le métier de formateur, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1975, p. 10. Cité dans P. Meirieu, Enseigner, scénario pour un métier nouveau, ESF, Coll. pédagogique, Paris, 1992, p. 105.
[9]. Lipman, M., “ L’éducation au jugement ”, dans Michael Schleifer (dir.), La formation du jugement, Montréal, Les Éditions Logiques, 1992, p. 100.