Pour ce 300e billet sur ce blogue, quoi de mieux qu’un article écrit par Tony Johnson en 1984 et traduit en français en 1986. Mais, à ma connaissance, cet article n’a jamais été publié dans cette langue. Et pourtant, il est si riche. Alors, je ne peux m’empêcher de le publier sur ce blogue en pensant qu’il pourra vraisemblablement servir à plusieurs personnes qui s’intéressent à la philosophie pour enfants, son histoire, son matériel (Tony fait référence à plusieurs reprises dans son article à une histoire pour enfants très importante en philosophie pour enfants : La découverte d’Harry Stotélès), ses fondements, l’importance du dialogue et la place de la communauté de recherche dans cette perspective éducative.
J’ai rencontré Tony lors de ma première formation au Montclair State University (à l’époque Montclair State College), plus précisément à Mendham au New Jersey, en 1985. Encore aujourd’hui, l’Institut pour l’avancement de la philosophie pour enfants (IAPC) offre des formations à cet endroit. Tony était alors mon «coach», une personne qui n’est surtout pas là pour vous dire quoi faire, mais pour vous montrer comment on peut le faire. J’ai beaucoup appris avec Tony! Il m’a même montré comment devenir un coach! Je ne sais pas ce que Tony est devenu. Il a tout mon respect!!!
La philosophie pour enfants: une façon d’entrevoir la pensée critique
Johnson, Tony W. Philosophy for Children: An Approach to Critical Thinking, Phi Delta Kappa, Educational Foundation, Bloomington, Indianna, 1984.
Au moment d’écrire ces lignes, Tony W. Johnson était assistant-professeur à l’Université du Texas à San Antonio. Il enseignait la philosophie de l’éducation.
QUI EST HARRY STOTÉLES ET QU’A-T-IL DÉCOUVERT?
Harry Stotéles est un élève de cinquième année, dont l’esprit vagabonde un jour durant le cours de sciences de monsieur Martin. Après avoir écouté monsieur Martin expliquer le mécanisme complexe du système solaire, Harry se met à imaginer le « grand soleil ardent et toutes les petites planètes tournant régulièrement autour de lui. » Soudainement, le professeur lui pose une question: « Qu’est-ce qui a une longue queue et contourne le soleil tous les 77 ans? » Ne connaissant pas la réponse, Harry essaie d’en trouver une. Comme il sait que toutes les planètes tournent autour du soleil, Harry déduit que cette chose avec une longue queue, qui tourne autour du soleil, doit être une planète.
Sa réponse est accueillie par des rires, car tous les autres élèves ont entendu monsieur Martin dire que les comètes (et dans ce cas la comète de Halley) tournent autour du soleil tout comme les planètes, mais qu’elles ne sont pas des planètes. Embarrassé par la réaction de ses camarades de classe et perturbé par le fait de n’avoir pas pu répondre correctement à la question, Harry se demande où il s’est trompé. En repensant à ce qui s’est passé, Harry réalise qu’il a fait une erreur en prenant pour acquis que puisque toutes les planètes tournent autour du soleil, toutes les choses qui tournent autour du soleil sont des planètes.
Excité par cette nouvelle découverte, que les phrases débutant par « tout » ne peuvent être renversées, Harry se hâte d’en parler à Lisa. Lisa est une de ses amies de classe, mais elle ne faisait pas parti de ceux qui avaient ri de lui. Avec l’aide de Lisa, d’autres découvertes sont faites, y compris la révision de leur première trouvaille. Ensemble ils définissent qu’une phrase vraie commençant par le mot « aucun » est également vraie lorsqu’elle est renversée; mais si elle débute par le mot « tout », alors son inverse est faux.
Enthousiasmé par leurs découvertes, Harry court chez-lui et trouve sa mère et une voisine, Madame Bédard, engagées dans la conversation suivante:
Madame Bédard disait: « Laissez-moi vous dire quelque chose, madame Stotéles. Cette madame Bard, qui fait partie du comité de parents, chaque jour je la vois entrer à la succursale de la Société des alcools du Québec. Vous savez combien me préoccupe le sort de ces pauvres alcooliques qui ne peuvent arrêter de boire. Et bien, ils visitent eux aussi quotidiennement la succursale de la Société des alcools. J’en viens donc à me demander si madame Bard n’est pas, eh bien, vous voyez ce que je veux dire… »
« Si madame Bard n’est pas un peu comme eux? » demanda poliment la mère de Harry.
Madame Bédard approuva. Soudain une lumière se fit dans l’esprit de Harry.
« Madame Bédard, » dit-il « ce n’est pas parce que selon vous, tous les alcooliques sont des personnes qui entrent à la Société des alcools qu’il est vrai que toutes les personnes qui y entrent sont des alcooliques. »
« Harry » dit sa mère « cela ne te regarde pas et en plus, tu nous interromps. »
Harry cependant senti bien à l’expression du visage de sa mère qu’elle était contente de sa réflexion. Aussi prit-il tranquillement son verre de lait et s’assit-il pour le boire, se sentant plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps.
Ces échantillons du premier chapitre du roman de Matthew Lipman, s’intitulant La découverte d’Harry Stotéles définissent Harry comme un personnage sensible et imaginatif qui cherche à comprendre les choses. Pris sur le fait en état de rêverie, il essaie sans succès de réfléchir pour se sortir de cette fâcheuse position. Subissant la honte de son échec, il concentre son attention aux fondements de son problème et tente de cerner la cause de son erreur. A travers ses réflexions, et avec l’aide de ses amis, il commence à débrouiller les mystères de la pensée et à appliquer par la suite ses découvertes au monde de tous les jours.
Ce roman est destiné à encourager les élèves des classes du 3e cycle à l’élémentaire et du début du secondaire à réfléchir à la pensée. Alors que les personnages d’Harry et des autres romans de la série découvrent à la fois les règles formelles et informelles de la pensée, les élèves de la classe sont stimulés et assistés dans l’épanouissement de leurs capacités de réflexion. A mesure que les élèves discutent des idées amenées par les personnages du roman, ils commencent à penser à leur propre manière de penser et s’intéressent à son amélioration.
Dans les années ‘70, conscient de la difficulté qu’éprouvent les étudiants de son collège à comprendre et à suivre les règles du raisonnement, Matthew Lipman, professeur de philosophie à l’Université Columbia, commence à explorer des voies alternatives dans l’enseignement du raisonnement. Voyant que les étudiants ont besoin de soutien dans le développement de leurs habiletés de pensée bien avant les années d’études universitaires, quelqu’un suggéra à Lipman la possibilité d’introduire aux enfants les règles à la fois formelles et informelles de la pensée en utilisant le roman comme medium. Intrigué par le potentiel d’une histoire racontée comme un enfant pourrait le faire, qui baliserait la découverte des règles du raisonnement, Lipman écrivit La découverte d’Harry Stotéles et, avec l’aide d’une subvention du « National Endowment for the Humanities », enseigna aux élèves de 5ième année de Rand School, à Montclair au New-Jersey en 1970-71.
Lors de sa première rencontre avec les élèves, il lut le premier chapitre puis demanda: « Qu’est-ce qu’Harry a découvert? » S’attendant à des réponses hésitantes, tâtonnantes au mieux, Lipman fut renversé par la toute première réponse, lucide et complète. La quasi-totalité de la classe réagit d’une manière remarquable. Lipman réalisa bientôt que les élèves préféraient lire le chapitre à tour de rôle et prit plaisir à la mise en scène des personnages lorsque cela s’avérait approprié. Avec l’aide des élèves, les lacunes du roman furent identifiées et les révisions nécessaires effectuées. Plus tard, Lipman reçut une autre subvention de la NEH, ce qui lui permit de développer un manuel de références pour Harry et d’écrire un autre roman pour les élèves plus avancés.
Lipman et ses associés fondèrent « l’Institut pour l’Avancement de la Philosophie pour Enfants » au collège Montclair en 1974, innovant en développant les matériaux de ce programme, et en enseignant des méthodes destinées à accroître les habiletés de pensée des élèves des classes primaires et intermédiaires. L’Institut continue à s’engager dans la recherche et à préparer des enseignant.e.s, ainsi que des consultant.e.s pour les enseignant.e.s, à utiliser correctement les matériaux proposés.
L’Institut a développé un programme destiné à encourager et à étendre les capacités de raisonnement, qui débute à l’enfance en se concentrant sur la compréhension du langage et qui est suivi par le développement d’aptitudes à raisonner portant sur l’éthique, le langage poétique et les études sociales. Les programmes ne sont pas dilués, ou préliminaires aux études universitaires, pas plus qu’ils ne visent à enseigner aux enfants l’étude de la philosophie ou un jargon technique. Il encourage les enfants à examiner des manières différentes de voir les choses et les appuie dans leurs découvertes et dans l’application des règles de la raison, au long de leur quête de sens.
La plupart des éducateurs sont d’accord pour affirmer que les habiletés de pensée de nos élèves ont besoin d’être améliorées, mais pourquoi alors la Philosophie pour enfants? Après tout, le développement des habiletés de pensée a été pendant longtemps une fonction de l’éducation. Dans le passé, de tels efforts se concentrèrent dans l’entraînement mathématique ou scientifique, avec la présomption que la rigueur de tels sujets disciplinerait suffisamment l’esprit pour permettre aux enfants de tracer des inférences logiques, à partir de ce qu’ils entendent ou lisent. Aujourd’hui, plusieurs programmes bâtis afin de développer des habiletés de pensée particulières sont accessibles. Mais, que l’on utilise des méthodes traditionnelles ou du matériel plus moderne, les élèves qui apprennent à raisonner de manière abstraite ne transfèreront pas nécessairement ces habiletés dans leur vie quotidienne. C’est seulement en approfondissant le sens que penser à la pensée peut avoir dans leur vie, que les élèves s’engageront dans une réflexion autonome et commenceront à intérioriser réellement les règles définissant le raisonnement.
Les règles de la raison sont nombreuses, mais les enfants peuvent les apprendre. À partir du moment où ils pénètrent dans une classe en étant capables de communiquer, ils possèdent déjà de considérables habiletés à raisonner. Mais comme tout le monde, ils peuvent les améliorer.
Pour nourrir le développement de telles habiletés, le programme de Philosophie pour enfants utilise les personnages des romans afin de modéliser devant eux la découverte à la fois de la logique formelle et de la logique informelle, présentes dans la pensée. Dans ces romans, Harry et ses amis cherchent à définir les choses. La logique formelle constitue un des outils utilisés au long de cette quête mais, comme le découvrent les enfants, ce n’est pas suffisant. Les règles de la logique formelle ne nous disent rien de la vérité d’une affirmation particulière. Dans de telles situations on doit chercher les évidences ou les bonnes raisons qui supporteront ou réfuteront les affirmations. Même si aucune règle absolue ne dicte ce qui constitue une bonne raison, une raison donnée pour supporter une affirmation doit être réelle, pertinente et plausible.
Les enfants des romans tentent de se figurer les choses en cherchant des raisons aux choses qu’ils ne saisissent pas et en évaluant les raisons qui leurs sont données. L’exemple suivant, pris dans le chapitre 15 de La découverte d’Harry Stotéles illustre non seulement un dialogue plein de sens entre un père et son fils, mais aussi la persévérance de l’enfant à essayer de comprendre les choses qui le rendent perplexe. Harry et son père rentrent du magasin quand Monsieur Stoléles allume un cigare:
« P’pa » dit Harry, « pourquoi fumes-tu? »
« Parce que j’aime ça » répondit son père.
« Mais on dit que fumer donne le cancer » insista Harry.
« Seulement si l’on fume trop » répondit le père de Harry.
« Je ne vois pas comment on peut être certain de ne pas trop fumer », dit Harry. « En plus, j’ai essayé de tirer une bouffée de ton cigare, et ça a un goût si affreux. »
« Et bien » dit monsieur Stotéles, « tant mieux. Peut-être ainsi n’en prendras-tu pas l’habitude. »
« P’pa », dit Harry après un instant, « tu dis que tu fumes parce que tu aimes ça. Mais est-ce que tu as aimé ça dès le début? »
« Je ne me souviens pas très bien. C’était il y a longtemps. Il me semble que je n’aimais pas trop cela au début, mais j’ai continué, et assez vite j’y ai pris goût. »
« C’était il y a combien de temps? » voulut savoir Harry, « Quand tu étais au collège? »
Le père de Harry se mit à rire. « Non, en fait ce fut bien plus tard; quand j’étais à l’armée. »
« Quand tu étais en Corée? »
Le père de Harry hocha la tête. Il ne voulait que très rarement parler du temps où il était à l’armée.
Un moment après, Harry demanda: « Tiens, au fait, comment les guerres commencent-elles? »
« Oh », dit monsieur Stotéles, »tu sais comment cela se passe. Les gens se détestent, et tout d’un coup ils se mettent à se battre. »
« Détestais-tu les Coréens? »
« Tu veux dire les Coréens du Nord? » reprit monsieur Stotéles. « Nous nous battions contre les Coréens du Nord, mais aux côtés des Coréens du Sud. A vrai dire, je n’ai jamais vu une grande différence entre eux. »
« Mais tu haïssais bien les Nord-Coréens? » insista Harry.
« Non, je ne le pense pas », répondit son père. « Peut-être les ai-je haïs, de temps en temps, vers la fin, mais jamais au début. »
Harry sembla perplexe. « Papa, » dit-il finalement « tu as dit tout à l’heure que d’abord les gens se mettent à détester le voisin, puis qu’ensuite ils se battent. Mais dans ton cas, cela s’est passé dans l’autre sens. Tu étais engagé dans le combat, puis ensuite tu en es venu à haïr tes adversaires. Comment ça se fait? »
« Je ne sais pas comment ça arrive, Harry, » dit monsieur Stotéles « je ne me le suis jamais demandé; je ne sais pas comment ça se produit. »
Ils s’arrêtèrent à un croisement de rues et attendirent que le feu devienne vert.
« Papa, » dit Harry au moment où ils traversaient la chaussée « je ne voudrais pas que tu me trouves trop casse-pieds… »
« Mais tu as encore une autre question à poser! » dit le père de Harry en riant. « Eh bien, qu’est-ce que c’est? Allez, vas-y, casse-pieds! »
« Je réfléchissais. Tu dis que tu fumes parce que tu aimes fumer. Mais tu m’as dit également que quand tu t’es mis à fumer, étant militaire, tu as fumé avant d’aimer fumer. Je ne comprend pas très bien. »
« Que veux-tu dire? » demanda son père.
« Je veux dire, qu’est-ce qui est venu en premier: fumer ou aimer fumer? »
« Fumer. »
« C’est bien ce que je pensais. » dit Harry.
Au cours du développement du chapitre, Harry et ses amis découvrent la différence entre une cause et une raison. Et en conclusion, Harry devient quelque peu contrarié parce que son père lui a donné la cause – et pas la raison de son habitude du tabac. Harry découvre aussi que si les lois de la logique formelle sont importantes, la recherche des bonnes raisons l’est également.
Une emprise sur ces règles du raisonnement (ainsi que d’autres) est importante si nous voulons que les enfants apprennent à penser à leur propre pensée. Afin d’intérioriser ces règles, les enfants doivent prendre une part active dans l’exploration des problèmes qui signifient quelque chose pour eux. On apprend la philosophie en faisant de la philosophie.
Les romans utilisés dans le programme de Philosophie pour enfants apportent aux élèves des exemples de problèmes qui leurs importent, tout autant qu’ils présentent le modèle d’une communauté d’égaux cherchant des solutions à des problèmes communs. Tout en s’identifiant lentement aux personnages des romans, les élèves commencent à découvrir les règles du raisonnement et, plus important encore, à intérioriser ces nouvelles habiletés à raisonner afin d’examiner leurs propres pensées et actions.
LES BASES PHILOSOPHIQUES DE PHILOSOPHIE POUR LES ENFANTS
Les enfants sont naturellement attirés et s’engagent naturellement dans l’art de philosopher. Cela ne devrait pas être surprenant car, après tout, qu’est-ce que la philosophie, dénudée de son jargon technique et de son érudition académique, si ce n’est une envie tenace de penser clairement? Qui d’entre nous n’a pas expérimenté la ténacité d’un enfant demandant répétitivement « Pourquoi? » Une telle curiosité est le principal instrument de l’enfant pour découvrir le sens des choses dans notre monde.
Cependant, bien avant que ces enfants avides de signification atteignent l’âge adulte, ils ont trop souvent été socialisés jusqu’à en perdre ce sens du questionnement et de l’émerveillement. Peu à peu des adultes bien intentionnés, y compris certain.e.s enseignant.e.s, répriment la curiosité naturelle de l’enfant. Comme plusieurs adultes se sont arrêtés de penser à pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, ils ignorent souvent et quelquefois même déprécient les enfants lorsqu’ils cherchent des explications aux choses qu’eux-mêmes ne comprennent pas vraiment. Les adultes ne comprennent pas toujours que l’expérience et la compréhension d’un enfant sont limités. Pour les enfants, beaucoup de ce que les adultes prennent pour acquis est nouveau et intriguant. En tenant compte de la rareté de leurs expériences, il est normal qu’ils se posent tant de questions sur leur monde.
Quelque chose est merveilleux quand notre connaissance ou notre expérience ne peuvent l’expliquer. Dans ce sens, poser des questions est une étape nécessaire à l’expansion de la connaissance et de l’expérience. Pour parvenir à une plus grande compréhension, le sens de l’émerveillement de l’enfant, sa curiosité naturelle, doivent être sauvegardés. Les enfants devraient être encouragés à penser par eux-mêmes, plutôt que de laisser les autres penser pour eux. Plutôt que d’obliger les enfants à accepter inconditionnellement la perception du monde des adultes, les éducateurs devraient encourager et assister les enfants dans leur recherche pour découvrir et comprendre le sens d’un monde merveilleux.
Les enfants naissent philosophes, naturellement. Ils possèdent la capacité d’apprendre la logique et les autres habiletés de raisonnement. Comme l’a noté Frederick Oscanyan, les enfants ont déjà développé des habiletés de pensée plutôt sophistiquées avant d’entrer à l’école.(1) Selon Oscanyan, les enfants comprennent le sens de la formulation logique « si…alors », même s’ils ne savent rien des règles formelles gouvernant ces formulations. Par exemple, les enfants comprennent que la phrase « Si tu touches à cela, tu vas te faire mal » signifie que faire attention à ne pas se blesser (rejetant les conséquences), nécessite de ne pas toucher l’objet spécifique (rejetant les antécédents). Même si les enfants ne peuvent pas comprendre les règles gouvernant ces modèles logiques, ils comprennent les modèles parce qu’ils sont directement reliés à ce qu’ils font. Il n’est pas possible de déterminer le moment exact où l’enfant commence à raisonner, mais il apparait évident que les enfants font des inférences avant de faire appel au langage. L’objectif du programme de Philosophie pour enfants est d’accroître les habiletés naturelles de l’enfant à raisonner en l’assistant dans sa découverte des lois de la raison et de leurs applications.
Bien que les enfants semblent posséder une tendance naturelle à comprendre, à chercher pour le sens et la vérité, de telles tendances doivent être nourries si on veut qu’elles deviennent prédominantes. Tout en présupposant que penser est naturel, le programme de Philosophie pour les enfants considère que cela peut être perfectionné. Le programme vise à l’amélioration des facultés rationnelles naturelles, afin de transformer la capacité de penser en une aptitude à bien penser.
Bien penser nécessite une réflexion autonome, et une réflexion autonome est stimulée par le dialogue au sein d’une communauté d’égaux en quête de solutions à des problèmes communs. Pour que les enfants s’engagent dans un apprentissage philosophique, on doit créer une atmosphère qui encouragera les échanges entre chaque enfant particulier et son environnement. Cet environnement comprend les compagnons, les enseignant.e.s ainsi que les autres adultes, tout autant que l’emplacement physique.
Afin d’encourager ces échanges, l’enseignant doit véritablement respecter l’opinion de chaque enfant. Si les élèves sentent que leur tâche est de découvrir les bonnes réponses telles que définies par l’enseignant.e, il y a peu de chances qu’ils ne risquent une interprétation ou n’offrent une explication qui différera en quoi que ce soit de ce qui est attendu. Pour que la philosophie soit significative, l’enseignant.e doit s’associer aux élèves dans la collecte du maximum d’explications sensées, sur des problèmes qui les intéressent tous. Cet éducateur.trice doit reconnaître alors que la connaissance est continuellement générée et étendue par les êtres humains au long de la recherche incessante d’une plus grande compréhension. Le programme de Philosophie pour les enfants est véritablement dépendant de l’enseignant.e. Si le modèle d’un individu éduqué offert par l’enseignant.e est une personne qui connait toutes les réponses, les élèves ne sont pas susceptibles de valoriser et de se plonger dans la recherche philosophique. Par contre, si les élèves sont exposés à un.e enseignant.e ouvert.e intellectuellement, curieux.se, à l’esprit critique, et n’ayant pas peur de dire « je ne sais pas », la tendance naturelle de l’élève à se questionner est stimulée. Le programme de Philosophie pour les enfants considère qu’un engagement à ouvrir son esprit, et une recherche honnête, gouvernée notamment par les règles du raisonnement, devraient avoir priorité dans une classe.
En utilisant le matériel de Philosophie pour les enfants, les éducateurs doivent se garder d’imposer leurs propres valeurs aux esprits impressionnables des enfants. Imposer la vision d’un.e enseignant.e à un enfant, peu importe à quel point l’enseignant.e tient ses positions comme justes, équivaut à un endoctrinement et est à l’opposé d’une recherche philosophique. Cependant, même si les enseignant.e.s doivent être attentif.ve.s à ce que leurs vues n’interfèrent pas trop souvent dans la discussion en classe, aucun contenu et aucune méthode d’enseignement n’est libre de toute valeur. Tout comme le programme n’appuie aucune sorte d’endoctrinement, il n’accepte pas non plus l’attitude du « tout est relatif » si répandue aujourd’hui. Pas plus que le programme n’est apparenté aux diverses techniques de classification des valeurs si populaires aujourd’hui. Le programme de Philosophie pour les enfants fait plus que simplement amener les élèves à être capables de clarifier et de classer leurs valeurs. En modelant pour eux la signification de la cohérence, de la consistance et de la compréhensibilité de leur pensée, le programme cherche à aider les élèves à apprendre comment penser, et non pas quoi penser. À mesure que les élèves développent leurs habiletés de pensée, au travers de la découverte et de l’application concrète des règles du raisonnement, ils deviennent aptes à déterminer quand et pourquoi une raison est meilleure qu’une autre.
Tout en amenant l’importance de distinguer un bon raisonnement d’un mauvais, le programme de Philosophie pour les enfants est tout aussi concerné par l’alimentation de la conjonction entre la pensée et l’action. En prenant comme fondement que l’intégrité de quelqu’un se fonde sur l’uniformité de ses pensées et ses actions, les romans donnent des exemples d’enfants aux prises avec les incohérences contenues dans leur propre vécu. Lisa, par exemple, adore le poulet rôti mais est consternée par l’idée de quelque animal que ce soit, y compris un poulet, blessé ou tué. Elle comprend que son goût pour le poulet rôti entre en conflit avec son intérêt pour la vie animale, mais une simple conscience de cette contradiction ne suffit pas pour éviter les affres du dilemme.
Le conflit intérieur de Lisa illustre un autre postulat de base sur lequel se fonde le programme de Philosophie pour enfants. Les enfants des romans découvrent répétitivement que la logique formelle et les règles du raisonnement ne sont que des outils consolidant la distinction entre un bon raisonnement et un mauvais. Ils n’offrent pas de garantie que les problèmes complexes peuvent être résolus par l’application des règles. Quelqu’un qui écrit correctement comprend nécessairement les règles de la grammaire, mais comprendre les règles de la grammaire ne fait pas de quelqu’un un bon écrivain. Dans un même esprit, une conscience des règles du raisonnement ne fait pas nécessairement de quelqu’un un meilleur penseur. Cette compréhension doit être intériorisée et combinée à l’imagination alors que les enfants travaillent à découvrir et à créer du sens dans leur monde.
Le programme de Philosophie pour enfants, contrairement à d’autres efforts visant à encourager le développement des habiletés à raisonner, considère que la logique et la créativité vont de pair. La logique ne suffit pas toujours pour résoudre des problèmes humains complexes. Le programme encourage occasionnellement les enfants à dépasser les frontières de la raison pure et à utiliser leur imagination, afin de les aider à conceptualiser d’autres mondes possibles. Même si la logique formelle et de bons raisonnements sont tous les deux essentiels à la rationalité, les facultés de la pensée humaine sont multiples, et il est certain que l’imagination, la créativité et l’ingéniosité en font partie. En démontrant aux élèves les forces et les faiblesses de la logique, et la nécessité de l’utiliser en rapport étroit avec sa propre créativité et ingéniosité, le programme de Philosophie pour les enfants offre une approche compréhensible au développement d’une existence réfléchie.
Le développement d’enfants curieux et réfléchis est important, mais il se trouvent d’autres avantages plus pratiques. Les enfants qui ont été encouragés à être réfléchis et curieux tendent à appliquer ces attitudes dans d’autres apprentissages. Enseigner la philosophie aux enfants comme discipline distincte a un effet d’entraînement sur d’autres disciplines.
Certains pré requis doivent être présents pour introduire la philosophie à des enfants relativement jeunes. Tout éducateur cherchant à établir la philosophie dans la classe doit être convaincu des principes de base du programme. L’éducateur doit générer une atmosphère où les enfants se manifestent réciproquement de respect. Pour ce faire, l’enseignant.e doit respecter les enfants comme des individus uniques, capables de comprendre et de saisir le sens de ce qui les entourent. Plutôt que l’endoctrinement, une volonté éclairée de suivre les règles du raisonnement doit primer. La Philosophie pour les enfants présuppose un engagement à ouvrir une recherche qui doit être partagée tout autant par l’enseignant.e que par les membres de la classe.
LA COMMUNAUTÉ DE RECHERCHE ET LA SIGNIFICATION DU DIALOGUE
Au centre de la Philosophie pour les enfants se trouve l’utilisation du dialogue comme stratégie d’enseignement. Le dialogue devrait être en étroite relation avec le vécu des enfants et les idées qui leur tiennent le plus à coeur. La tradition du dialogue peut être retracée jusqu’aux anciens Grecs du 6ième siècle avant J.C., alors que les philosophes se sont systématiquement engagés dans une réflexion sur la pensée. Ce fut à ce moment que le champ de la philosophie émergea, se servant des formes littéraires comme d’un véhicule pour la présentation de concepts philosophiques. Que ce soit dans les aphorismes d’Héraclite, la poésie de Parménide, ou les dialogues de Platon, la littérature de l’Antiquité contient souvent du matériel philosophique. En l’introduisant de cette manière, la recherche philosophique devient plus qu’une entreprise académique ou professionnelle. Incorporée aux formes littéraires, elle se fait alors accessible à toute personne éduquée.
Socrate, tel que dépeint dans les dialogues de Platon, nous donne un excellent modèle de la manière dont la découverte et la compréhension s’épanouissent dans le dialogue. Conversant souvent avec de jeunes gens, Socrate modèle un processus de recherche intellectuelle qui est rigoureux mais jamais condescendant. Il n’impose jamais à ses compagnons les résultats de sa propre recherche disciplinée. Socrate démontre que penser est un dur labeur que personne ne peut réaliser pour quelqu’un d’autre. Il expose pour ses amis la différence entre penser et bien penser, et son enthousiasme à apprendre est contagieux. Mais son habileté à instaurer chez ces jeunes personnes la confiance qu’elles peuvent elles aussi maîtriser l’art de bien penser est peut-être encore plus significative.
Socrate demande à ses pupilles de penser mais, mieux encore, et d’une manière plus importante, il illustre comment penser. Il démontre que le dialogue nous contraint à être intellectuellement en alerte; dans cette activité il n’y a pas de place pour un badinage insouciant, ou un raisonnement négligé. Lorsque nous sommes engagés dans une conversation sérieuse, écouter est penser parce qu’il faut comprendre, puis évaluer d’autres points de vue. Parler est penser car on doit soupeser soigneusement chaque mot afin de s’assurer qu’il transmet le sens désiré. S’engager dans un dialogue, c’est repasser dans notre esprit ce qui a été dit par les autres, évaluer la pertinence et la signification de ces remarques, reconnaître d’autres perspectives que la nôtre, et explorer des possibilités qui auparavant nous étaient inconnues. Comme le démontre Socrate, le véritable dialogue évite l’endoctrinement en considérant tous les points de vue, y compris le sien, à la lumière du même examen rigoureux. La pensée, la pensée de tout le monde, est sujette à un test de logique et d’expérimentation des plus minutieux. Ce n’est pas facile mais, en suivant l’exemple de Socrate, nous voyons que l’établissement d’une communauté de recherche illumine cette quête « coopérative » vers une plus grande compréhension.
Même si les dialogues de Platon sont encore adéquats pour les jeunes adultes d’aujourd’hui, peu de discours philosophiques sont encore présentés sous une forme dramatique. Lors des dernières années, le discours philosophique est devenu plus technique et scientifique, et de là n’intéresse plus que le spécialiste, le philosophe académicien. Toutefois ce que les Grecs ont découvert et Socrate modelé concrètement il y a plus de 2000 ans – qu’une existence irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue – est tout aussi vrai aujourd’hui. C’est seulement en pensant, que les êtres humains peuvent saisir quelque compréhension et signification à ce monde. Et comme Socrate l’a démontré dans les dialogues dramatisés de Platon, les conversations entre les participants d’une communauté de recherche stimule une réflexion sur la réflexion.
Établir une communauté de recherche est le plus important des ingrédients nécessaires à l’épanouissement d’une pensée juste, mais ce n’est pas assez. Les enfants ont besoin de quelque chose sur quoi réfléchir si on veut les encourager à bien penser, et s’ils n’ont pas accès à du matériel littéraire qui stimule l’intérêt envers les idées philosophiques, ils sont peu susceptibles de développer ou de soutenir une véritable communauté de recherche.
Pour transformer une classe en une communauté de recherche, les enfants ont besoin d’un modèle socratique afin de l’imiter d’une manière appropriée à leur niveau de maturité. Ils ont besoin de lire et de parler à propos d’enfants qui, comme eux, travaillent afin de comprendre les choses. Les enfants d’aujourd’hui ont besoin de matériel philosophique présenté sous la forme d’une histoire si on veut les encourager à être réfléchis. Les romans de Philosophie pour enfants rencontrent ce besoin. Ils offrent aux enfants un modèle d’une communauté de recherche en action. Exactement comme Socrate a modelé un processus de recherche pour ses élèves, et exactement comme les dialogues de Platon offre ce modèle aux adultes, les personnages des romans amènent aux élèves des classes élémentaires et secondaires des modèles appropriés à la fois pour penser et pour bien penser. En même temps que la plupart des élèves trouve les romans intéressants, ce sont beaucoup plus des ouvrages pédagogiques que littéraires, destinés à offrir aux enfants et adolescents un régime intellectuel substantiel autour duquel une communauté de recherche rigoureuse et durable peut être instituée.
Les idées introduites dans les romans sont d’intérêt et de signification universels, mais en tant que matériel pédagogique elles sont destinées à stimuler une véritable recherche au sein de la classe. Ces idées amenées par les romans servent de rampes de lancement aux thèmes des discussions qui tiennent le plus à coeur aux élèves. Dans une telle communauté, la discussion est plus qu’une session de questions-réponses entre l’enseignant.e et les enfants. Idéalement, la conversation devrait être passée d’élève à élève, l’enseignant.e n’y participant qu’en tant que membre du groupe. Dans une telle communauté tous s’engagent, y compris l’enseignant.e, à suivre la raison peu importe où elle les mènera. Pour qu’elle se développe, les élèves doivent être encouragés à apporter volontairement leurs expériences personnelles pertinentes, ainsi qu’à donner différentes interprétations ou perspectives. Les discussions devraient initialement se centrer sur les idées et les événements du roman qui les intéressent, mais elles devraient aussi progresser vers d’autres idées et d’autres intérêts suggérés par le roman. Dans une vraie communauté de recherche, les élèves apprennent à évaluer leurs propres pensées autant que celle des autres, et à soumettre toutes les idées, comprenant les leurs, à un minutieux examen.
Comme Socrate personnifia la vie examinée, les personnages des romans de Philosophie pour enfants personnifient une communauté de recherche en action. Ces personnages nous démontrent les caractéristiques d’une bonne recherche intellectuelle, qui comprend des efforts à être objectif, impartial et pertinent dans leur effort pour la compréhension des choses. Dans les romans, la recherche intellectuelle prend souvent place dans un endroit public, avec deux enfants ou plus, et quelquefois des adultes, engagés dans une conversation sur quelque chose qui les intrigue. La discussion est habituellement amenée par un personnage qui rencontre une situation déroutante et cherche l’aide de ses amis pour tenter de comprendre. Même si le problème est habituellement philosophique de nature, la manière qu’ont les enfants de l’aborder est d’une plus grande signification encore. Partageant innocemment leur sens de l’émerveillement, ces enfants démontrent une grande volonté à exprimer leurs pensées les plus secrètes; à admettre leur propre ignorance ou désorientation; à passer par dessus leur peur d’être différent, étourdi ou stupide. Une telle naïveté, une telle candeur sont rafraîchissantes; et les personnages offrent aux élèves de la classe des exemples de personnes prenant des risques, à la fois ouvertement et intérieurement, croyant qu’ils progressent en résolvant le casse-tête auquel ils sont confrontés. De grands progrès sont en effet accomplis, mais la quête ne se termine jamais. La solution du problème de quelqu’un soulève des questions additionnelles dans l’esprit d’un autre, et le processus de la recherche continue.
De nombreux exemples de recherche intellectuelle apparaissent dans les romans de Philosophie pour enfants. Celui qui est présenté ci-dessous apparaît dans le chapitre 6 de La découverte d’Harry Stotéles. France et Laura couchent chez leur amie Julia Portos. Il se fait tard et les fillettes ont parlé de n’importe quoi, à partir de l’Apprenti-Sorcier jusqu’aux rêves et à la mort. Finalement, leurs pensées se mettent à vagabonder autour de la pensée elle-même et France se demande tout haut:
« Mais qu’est-ce que « l’esprit »? Et comment sais-tu que tu en as un? »
Laura bâilla et parvint à s’étirer tout en agitant ses orteils sous les draps. « Je sais que j’ai un esprit, » répondit-elle « de la même manière que je sais que j’ai un corps. »
Le père de Julia frappa à la porte et dit aux filles qu’il était passé minuit et que c’était l’heure de dormir. Elles promirent de s’arrêter de discuter (en fait seule Julia le fit, les autres se contentèrent de pouffer). Mais très vite elles revinrent au même sujet.
France insista sur le fait qu’on peut voir et toucher son corps, mais qu’on ne peut ni voir ni toucher son esprit; comment dire que l’esprit est réel si on ne peut le voir ou le toucher? Elle conclut:
« Quand on dit « esprit », tout ce dont on parle, c’est de notre cerveau. »
« Mais il y a des tas de choses qui sont réelles, même si on ne peut pas les voir ou les toucher. » objecta Laura « Par exemple, si je vais faire de la nage, existe-t-il réellement une chose appelée nage? Si je vais faire de la marche ou de l’équitation, la marche et l’équitation existent-elles réellement? »
« Que veux-tu dire? » demanda France.
« A mon avis, » reprit aussitôt Julia « Laura estime que ce que nous appelons penser est quelque chose que nous faisons, au même titre que marcher, nager ou chevaucher. »
« C’est juste, » approuva Laura « c’est exactement ce que je veux dire. Quand je disais il y a un instant, j’ai un esprit, cela signifie que je pense à des choses. Je pense au téléphone, à ma petite soeur, ou simplement à mes propres affaires. Car « avoir un esprit », ce n’est rien d’autre que « se représenter des choses en pensée ». »
Cependant France n’était pas complètement satisfaite de la définition donnée par Laura et Julia. « Je suis d’accord avec vous, l’esprit n’est pas tout à fait la même chose que le cerveau. Je le pensais auparavant, puis j’ai changé d’avis. » Toutes sourirent, puis France reprit: « Ce que je veux dire, c’est que je ne peux voir l’électricité, et pourtant c’est une réalité. Donc pourquoi nos pensées ne seraient-elles pas quelque chose d’électrique dans le cerveau? »
Cette fois ce fut la mère de Julia qui vint annoncer aux filles qu’elles auraient à poursuivre la conversation le lendemain matin.
« Maman, » demanda Julia « qu’est-ce qu’un esprit? »
Madame Portos réalisa qu’elle se faisait entraîner dans une conversation qui était déjà supposée être terminée. Mais elle n’aimait pas esquiver les questions de Julia, aussi répondit-elle: « Lorsque j’avais ton âge, Julia, je pensais que l’esprit était un truc éthéré, vaporeux comme un souffle. »
« Pensais-tu que tu pouvais le voir par temps froid, comme tu peux voir ton souffle par temps froid? » l’interrompit Julia.
« Non » répondit sa mère « je pensais que c’était quelque chose de réel mais d’invisible. On ne pouvait jamais le voir, mais il était le siège des pensées, des sentiments, des souvenirs et des images, tous faits de la même matière, fine comme une pellicule. »
« Oh, c’est si juste! C’est exactement comme ça que l’esprit est fait! » s’exclama Julia.
« Peut-être. » dit madame Portos en souriant.
« Et bien, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre? » demanda Julia.
« Je ne sais vraiment pas. » dit madame Portos en posant sa main sur la tête de Julia. Puis, après un moment, elle ajouta: « Je ne dis pas cela parce qu’il est tard et que je préfèrerais ne pas en discuter. C’est la vérité; je nessais réellement pas. Parfois je pense que ce n’est rien d’autre que du langage. »
« Du langage? » questionna Julia.
« Lorsque les enfants commencent à parler, ils parlent aux autres personnes. » dit madame Portos « Quand il n’y a personne à qui parler, les enfants continuent à parler comme s’ils avaient un auditoire. En d’autres termes, ils se mettent à parler à eux-mêmes. Puis ils se parlent à eux-mêmes de plus en plus doucement jusqu’à ce qu’ils n’émettent plus de sons. C’est ce qu’on appelle penser. »
« Alors vous voulez dire, » poursuivit France « qu’au début les enfants voient seulement les choses présentes, puis, quand les choses disparaissent, ils s’en souviennent et les imaginent. Ainsi les pensées de notre esprit sont seulement les traces des choses dans notre mémoire? »
« Oh là là, France, je ne sais pas, je n’ai jamais réfléchi à cela de cette façon. » répliqua madame Portos.
La conversation se continue alors que monsieur Portos entre dans la chambre des filles et participe à l’échange, mais ils ne semblent pas en venir à une solution finale. Cependant, un progrès a été accompli. En s’engageant dans un dialogue sur un sujet qui a émergé naturellement de la conversation, les enfants ont pris quelques aperçus de ce qu’est l’esprit ou de ce qu’il n’est pas. Et alors qu’on prend pour acquis que les enfants apprennent des adultes, il faut noter que madame Portos, en participant au dialogue, a commencé à voir les choses quelque peu différemment qu’auparavant. L’exemple mentionné plus haut illustre bien que, même si des solutions définitives n’ont pas pu être acquises, la compréhension (et à la fois celle des enfants et celle des adultes) peut être accrue au travers du dialogue.
En plus de démontrer les résultats positifs qu’une communauté de recherche peut produire, les personnages des romans démontrent différentes manières de penser, dans leur recherche collective pour comprendre les choses qui les environnent. Les élèves de la classe notent rapidement que certains personnages prennent des risques quant à leurs déductions, alors que d’autres sont prudents; quelques uns sont analytiques, alors que d’autres expérimentent; quelques uns sont empiriques, et d’autres sont plutôt contemplatifs. Les élèves comprennent aisément qu’il n’y a pas qu’une bonne manière de penser, et qu’une progression est accomplie d’une meilleure façon encore quand des individus possédant différents styles de pensée se penchent sur des problèmes communs.
Alors que leur sont apportés de nombreux exemples d’une communauté de recherche en action, les élèves de la classe tendent à imiter et à s’identifier aux personnages des romans. Pendant que les élèves traitent sérieusement des idées introduites ou générées par les romans, ils sont appelés à réfléchir, à se concentrer et à écouter attentivement les autres, à estimer et à évaluer les façons d’examiner une possibilité qu’ils n’avaient jamais aperçue auparavant. En d’autres mots, alors qu’ils imitent les styles de pensées qui leur sont dévoilés dans les romans, les élèves de la classe accomplissent une foule d’activités mentales qui sont rarement utilisées dans la plupart des autres champs d’activités scolaires.
Ces activités sont regroupées sous la formule d' »habiletés de pensée ». Comme pour plusieurs choses, les facultés mentales ne se perfectionnent que par l’exercice. Bien que certaines actions et facultés nécessaires à bien penser peuvent être identifiées, bien penser est une sélection et une coordination des actions et des facultés nécessaires à une tâche donnée. Dans un sens, il n’est pas possible d’enseigner cela, car bien penser signifie d’abord penser par soi-même – quelque chose que personne ne peut ou ne devrait faire à notre place. Mais une atmosphère encourageant la reconnaissance, la sélection, et l’application des facultés de pensée appropriées peut être recréée. Comme Socrate l’a démontré, un véritable dialogue comprend une méthode de recherche où toutes les idées et les pensées sont scrutées en profondeur, dans cette quête pour une meilleure compréhension. Le matériel utilisé dans Philosophie pour enfants fait revivre l’idéal socratique en transformant les classes en des communautés de recherche. A travers un tel dialogue, les élèves accomplissent plus qu’une simple reconnaissance de certaines facultés de pensée; ils se dirigent vers la maîtrise de ces facultés en les rassemblant et les utilisant dans des réponses raisonnées sur des thèmes qui leur importent.
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- Oscanyan, Frederic, S., «The Role of Logic in Education», dans Growing Up with Philosophy, édité par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, Philadelphia: Temple University Press, 1978.